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Dominique SAMPIERO

Les encombrants


Au cœur du roman, Jean, un « enfant du diable » qui a tué sa mère et son jumeau en venant au monde, devenu un sauvage à la tignasse rousse et hirsute qui « passerait au-dessous d'une porte avec les souris, la pluie, les courants d'air » tant il est maigre. A la marge d'un village du Nord, cet orphelin différent que tous surnomment le « hérisson rouge », vit seul « comme le plus abandonné des chats », dort dans les étables dans la chaleur des vaches, se lave dans la rivière, vole des vêtements sur les cordes à linge et habite dans une hutte de chasseur abandonnée, nichée dans la fourche d'un arbre Les adultes suspicieux auraient facilement tendance à l'affubler de tous les maux et les gamins prennent plaisir à le poursuivre en lui jetant des pierres. « On l'accuse du mauvais temps, des vaches qui se blessent sur des outils perdus. On pense à l'enfermer, à le dénoncer. Il faut faire quelque chose. Puis le travail et l'indifférence reprennent le dessus. On verra plus tard. » D'autres, comme la vieille Madame Lamant qui l'a recueilli à deux ans et le veille encore de loin depuis qu'à ses douze ans il a « rongé sa laisse » pour partir vagabonder, le prennent en pitié, lui déposent à manger sur un muret ou laissent traîner à son intention des habits usagés. A ceux-là, en remerciement, il fait l'offrande de pots remplis d'eau de pluie. Jean est fasciné par l'eau, les arbres, l'herbe, le vent et parvient à survivre en toute liberté. En complète solitude aussi. Mais l'affection qu'il n'a jamais vraiment connue, lui manque-t-elle ? Cet être simple qui a pris la nature pour mère ne semble pas malheureux. Pendant le jour, il joue avec son ombre, se cache dans les roseaux, cherche à capturer les reflets dans les flaques, compte les limaces, les nuages, les feuilles mortes, « écoute l'herbe respirer ». La nuit, il écoute les arbres qui bruissent et dénombre les étoiles. Un brin autiste, « la ronde des chiffres lui procure une joie simple » et le rassure quand les mots, eux, l'effrayent et lui échappent. Il observe avec attention tout ce qui l'entoure, la faune, la flore mais aussi ces autres qui s'agitent sans qu'il n'y comprenne rien. « Penser est une pluie fine, sans importance, qui ne laisse rien d'autre qu'un peu de vide sur la vitre. » Pour lui tout est mystère et la vie est comme un spectacle. « Jean ne sait rien que regarder tous ces feux follets qui font sa vie. Il passe de l'un à l'autre aussi vite que les cercles du caillou tombé dans l'eau s'évanouissent. » « Son âme est une vitre pleine de ciel. »

Il guette souvent Ciara, cette adolescente solitaire surprotégée par Marco, jeune fermier aux longs cheveux rattachés en queue de cheval, et Laura, ex-première dauphine de sous-préfecture, deux « grands enfants déguisés en parents » qui détonnent dans leur environnement. De loin, Jean troublé, fasciné, l’admire mais n'ose, ne sait comment, s’approcher d’elle. La belle a l’âge des émois amoureux mais son père veille, jalousement. Leur fille unique grandie « dans la prunelle de leurs yeux » étouffe de tant d'amour. Un jour, après une violente dispute, Ciara quitte la ferme pour se réfugier chez sa grand-mère. Mais c'est d'espace que celle qui monte son cheval à cru, aime le grand air et la liberté, a besoin. Alors elle fugue dans la forêt et finit par y découvrir la cabane perchée. De quoi se cacher, se reposer, réfléchir et dormir. L'absence se prolonge et les parents angoissés alertent le gendarme en retraite et les voisins pour organiser la recherche de leur fille. C'est au pied de l'arbre que son corps sera retrouvé violenté.
L’encombrant que tout et tous accablent et désignent comme coupable, s'enfuit à travers champs.
La chasse est ouverte.

Le récit débute avec un long poème onirique qui nous immerge dans une nature brute, intacte, verte, tellement, un néant végétal de début ou de fin du monde. « C'est ainsi que des secrets en forme de buissons poussent un peu partout attendant qu'on les frôle pour se dire ». Puis Jean, être simple, étranger au siens, apparaît. Il appartient à la famille des personnages qui n'ont pas grandi, cabossés, attachants, de ceux qui hantent les marges comme on en trouve souvent chez Annie Saumont. Sa relation intense et sensuelle à la nature sait parler pour lui, mieux que lui, et on l'accompagne de séquence en séquence, marchant dans les traces qu'il laisse dans la terre lourde imprégnée de pluie, baigné dans cette atmosphère du Nord que l'auteur prend si souvent pour décor. Enfin, autour de celui qui est peut-être cet "idiot du village" des récits ruraux d'antan, apparaissent les paysans rudes et taiseux, ni pires, ni meilleurs que d'autres.

Dès lors, avec une structure et un découpage visuel proches du scénario, tout est en place pour que le personnage central prenne de l'ampleur, qu'il habite totalement la portion révélée de sa vie, qu'on se laisse prendre au jeu de son étrangeté, que, les sens en éveil, on ressente avec et par lui. Jean c'est la fusion avec la nature qui se substitue à la relation et à l'affection de l'autre, l'absence de mots pour s'exprimer et les images pour les remplacer.
La confrontation entre la normalité dure et laborieuse du monde rural et l'hypersensibilité du garçon, la réalité crue des uns et l'innocence poétique de l'autre, porte en elle-même le drame avant même qu'il ne se produise. Quant au retournement final qui tord le cou au pouvoir malin des apparences, il confère au roman un parfum de fable tragique sur le thème de la différence.

Le style très littéraire, résolument poétique, épuré, s'appuie sur des phrases courtes et un rythme d'une lenteur inhabituelle. Le contraste entre la beauté presque mystique de la nature et la brutalité des hommes porte cette tragédie intemporelle de façon magistrale.
Ce récit fragile, pudique, troublant, tranchant et pur comme un diamant, sonne tout simplement juste, émeut et envoûte.

Dominique Baillon-Lalande 
(28/05/09)    



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Editions Grasset

154 pages - 14 €








Dominique Sampiero,
né en 1954 dans le Nord, a été instituteur et directeur d'école maternelle. Poète, romancier, scénariste entre autres de Bertrand Tavernier (Ça commence aujourd'hui), il a reçu le Prix populiste pour Le Rebutant (Gallimard, 2003). Il est l'auteur de plus d'une vingtaine de livres...