Jacques REBOTIER

Lettre aux illettristes


Jacques Rebotier est une personne inclassable : écrivain, poète, compositeur, comédien, metteur en scène. Il sait d’ailleurs très bien mélanger les genres. Comme écrivain et poète, il est un jouisseur de mots, toujours à la marge, sachant à merveille être pertinent et ludique à la fois. Il vient, ici, avec cette Lettre aux illettristes nous emmener dans une réflexion sur la langue, les langues serait-il plus juste de dire. Pour tout de suite vous mettre dans le bain de son écriture, voici le début de ce texte :
Je suis alphabète, personnellement. Je possède deux lettres à mon répertoire : alpha et bêta. Je suis grec, j’en ai deux. On pourrait continuer. Si j’avais été latin, j’en aurais eu le double, sans doute. Que j’aurais rangé dans un abecedarium, a-bé-cé-daire. Joli quatuor. Si j’avais eu persévéré en grécité, il m’aurait sans doute fallu un petit alphabêtagammadeltaire, ouf. Les latins sont des gens plus pratiques. On fait pas mieux.


Ce texte de si belle facture nous donne à penser sur ces personnes dites "illettristes". Personnes qui ne sont pas forcément illettrées. Jacques Rebotier nous rappelle, par exemple que les Berbères qui ne savent pas l’arabe sont ceux qui perpétuent la langue berbère. N’oublions pas que s’il ne restait qu’une seule langue pour communiquer, au bout d’un certain temps, nous perdrions le savoir des polyglottes et par la même occasion des pans entiers de nos cultures par incapacité de traduire. Mais revenons à cette Lettre aux illettristes. Jacques Rebotier nous fait suivre son chemin de pensée qui peut sembler nous entraîner dans des chemins de traverses, mais comme le disait un poète ami disparu (Émile Snyder) : Pour le papillon, le plus court chemin n’est pas la ligne droite. Donc, suivons-le. L’auteur nous ramène toujours à la destination qu’il choisit. On peut ajouter que ces pérégrinations mentales ne manquent pas d’à-propos et de pertinence, en s’appuyant sur les différents sens d’un même mot : du sens originel à ses variations jusqu’à aujourd’hui. Jacques Rebotier nous le dit lui-même dans cette partie de texte :
Aleph m’expédie toujours chez Couperin, dans un temps qui s’arrête. Lentes vocalises du haute-contre, étirées à l’infini, jusqu’à perte de souffle, sur de simples lettres, des lettres hébraïques. Aleph, beth, ghimel… (Aleph est commun à l’hébreu et à l’arabe.) La récurrence de ces incipits, mélismes au ralenti, fonctionne comme lettrines vivantes. Elles ouvrent chacun des versets des Leçons de ténèbres de François Couperin, et les entrelacs se ramifient plus encore dans la Troisième Leçon, par l’adjonction d’une deuxième voix.
Nous sommes plongés dans un double mystère. Le mystère d’une langue étrange, presque inconnue, étrangère en tout cas… le latin. Deuxième mystère, plus profond encore, celui d’une langue insignifiante, une langue qui s’oublie pour mieux verser en musique… La signification ne peut venir y obstruer le sens, et l’oreille peut alors se consacrer entièrement à la perte de sens, et à sa propre perte : se perdre en soi est le propre de la musique. Lorsque le latin vient reprendre ses droits, et la leçon, lection, lecture, le cours habituel de son tempo, on recouvre le texte, on touche à nouveau terre.


S’en suivent des considérations sur un homme qui œuvre pour Emmaüs et qui ne s’exprime, très volubile et souriant, qu’en voyelles. L’auteur se demandant si c’était là, bêtise. Mais ajoutant, avoir vu la même personne à la terrasse d’un café en train de lire Le Monde. Ce jour-là ce fut l’auteur qui, surpris, s’exprima en voyelles. Était-il devenu bête ? Nous découvrons, ensuite, comment s’expriment certains animaux (en voyelles ceux qui roucoulent, mugissent, hululent, jacassent, chantent, vrombissent ; en consonnes : les criquets, cigales, etc.)
De là nous passons à l’interrogation sur les animaux : sont-ils illettrés ? Au regard du langage des abeilles, des baleines, etc. Ou de la transmission de savoirs chez les dauphins ou certains singes, ils possèdent un langage gestuel ou sonore.


Après avoir cheminé sur les notions de traditions du livre, Jacques Rebotier aborde la question de la connaissance, puis de la culture. Comme le dit si bien l’auteur de ce livre :
Aujourd’hui la connaissance a atteint une limite. Elle a peut-être rencontré un mur. D’une part, parce qu’elle n’empêche en rien la barbarie, une prise de conscience aiguë s’en est faite avec un vingtième siècle-catastrophe. D’autre part, avec la découverte que le monde est fini – au sens de finitude : espace, ressources… – et que nous-mêmes, espèce humaine, travaillons sans doute activement à sa fin – au sens de terminus –. De la finitude au terminus, il n’y a qu’un pas. Le pas des perdus ?


Lettre aux illettristes
est une commande de Lectures et lecteurs, Saint-Pierre-Toirac, dans le Lot. Il y a dans la construction de ce texte quelque chose du théâtre de Jacques Rebotier. Quelque chose qui a à voir avec sa façon de mélanger, dans une suite d’évènements, des registres pour mieux donner à regarder. Le texte est superbe, dense, profond et jouissif, sachant faire sourire entre deux jaillissements. C’est théâtral et très prenant. Il est difficile de lâcher le livre. On veut tout lire, puis on y retourne pour y retrouver les phrases qui nous ont percuté et on se découvre, finalement, en train de relire le livre.

Gilbert Desmée 
(18/12/08)    



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60 pages - 10 €










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