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Atiq RAHIMI


Maudit soit Dostoïevski



Le roman met en scène un jeune Afghan nommé Rassoul, double du Raskolnikov de Crime et châtiment de Dostoïevski, immergé au cœur du Kaboul, après le départ des Soviétiques alors que la guerre civile fait rage. Le jeune homme, fils d'un communiste qui l'a envoyé faire ses études en Russie de 1986 à 1989, a une passion pour l'auteur russe qui tient à l'obsession.
À vingt-sept ans, Rassoul, de retour au pays avec son lot quotidien de bombes, de roquettes et de barbus, ne sait pas comment faire face aux responsabilités qui lui incombent, envers sa mère et sa sœur depuis la mort de son père, envers la famille de Souphia, sa fiancée. Le recours à Nana Alia, l'usurière, s'impose. Mais quand il s'aperçoit que la rentière sans scrupule cumule à ses autres activités celle de mère maquerelle et qu'elle monnaye les services de la belle Souphia, il décide de frapper un grand coup en débarrassant la société de cet être nuisible. Un acte d'éclat convenant bien à cet être intransigeant ; l'occasion également de récupérer l'argent si honteusement gagné par la vieille et qui lui fait cruellement défaut.
Mais "à peine a-t-il levé la hache sur la tête de la vieille dame que l'histoire de Crime et châtiment lui traverse l'esprit". Le sang rougissant le tapis, gagnant lentement "la liasse de billets qu'elle tient encore serrés dans sa main", provoque chez lui un frisson d'horreur et il suffit alors d'une voix féminine appelant la victime pour qu'il panique et s'enfuie sans rien emporter. Il repart "du sang sur les mains, mais rien dans les poches", coupable à jamais d'un meurtre inutile qui lui fera perdre la voix et son équilibre. Un crime sans cadavre car si l'argent et les bijoux de Nana Alia se sont bien volatilisés après le meurtre, le corps, lui aussi, semble avoir disparu. Serait-ce la jeune femme en tchadari bleu ciel entraperçue dont l'arrivée l'avait épouvanté qui aurait profité de la situation ? Nana Alia serait-elle encore vivante ? Le doute assaille Rassoul rongé par le remords et la culpabilité.
Alors que son bienveillant cousin Razmodin, amoureux en secret de sa sœur, tente de le calmer, de l'assister, de le soigner, son logeur Yarmohamad, par intérêt, jalousie ou bêtise, le dénonce auprès de la sécurité comme communiste. Heureusement pour Rassoul, le commandant Parwaiz est un homme cultivé capable de faire la différence entre propagande soviétique et littérature russe. L'opportunité pour le suspect d'une discussion littéraire où il gagnera la liberté et le soutien indéfectible du militaire. Souphia, qui travaille maintenant pour la fille de madame Alia, renvoie Rassoul à ses responsabilités envers sa famille endeuillée et notre homme se perd en questionnements fiévreux et hallucinations. Tel un fantôme il hante la ville, fréquente assidûment la fumerie de haschich où il tente d'oublier en se laissant bercer par les légendes du vieux Kâka Sarwar. Quand il retrouve sa chambre lugubre et insalubre, il consigne son histoire dans un cahier et finit par être rattrapé par de terrifiants cauchemars. Pèse sur lui comme une condamnation à errer en quête du châtiment qu'il croit mériter.
Au bord de la folie, il décide de se livrer à la police mais, en ces temps de guerre et de désorganisation, son cas n'intéresse personne. C'est à peine si on l'écoute et il se fait jeter de partout. "Au fond, conclut un greffier consciencieux auquel il avoue son crime, tu as tué cette maquerelle pour effacer un cafard de la terre et, surtout, venger ta fiancée. Mais tu t'aperçois que ça n'a rien changé. Le meurtre n'a pas apaisé ta soif de vengeance. Il ne t'a pas réconforté. Au contraire, il a créé un abîme dans lequel tu t'enfonces de jour en jour. Bref, tu es victime de ton propre crime." Il parviendra cependant à force d'obstination à passer en jugement devant des représentants de la loi coranique. Quels ne sont pas alors sa surprise et son désespoir en s'apercevant qu'ici, alors que "tout est fondé sur le fiqh, la charia", un meurtre n'a pas, aux yeux d'une justice, le poids du vol et de l'adultère . Ses aveux, dans ce pays où les vengeances et les crimes d'honneur sont quotidiens, résonnent autrement. Ce sont les appartenances renégates de son père – qu'il est censé partager – et son manque d'assiduité religieuse qui constitueront finalement la charge suffisante pour qu'il soit condamné à être pendu pour trahison. C'est là, qu'au risque de sa vie, le commandant Parwaitz interviendra…


Le héros d'Atiq Rahimi développe une fascination sans borne pour Crime et châtiment dont il s'est totalement imprégné jusqu'à l'identification, et durant tout le livre, le parallèle avec le roman de Dostoïevski se poursuit : le nom de Rassoul renvoie à celui de Raskolnikov ; le prénom Sofia pour la jeune femme qui se prostitue pour subvenir aux besoins de sa famille se retrouve ici sous la forme de Souphia ; Rassoul, s'affranchissant des lois du bien et du mal pour commettre son crime, est comme son double russe, envahi par la culpabilité, n'ayant de répit qu'en recherchant un juste châtiment.
Mais, qu'on ne s'y trompe pas, c'est un Crime et châtiment largement revu et corrigé que nous offre Atiq Rahimi, immergé dans un Afghanistan déchiré par la guerre contre l'URSS puis sous l'emprise des talibans, dans un Kaboul au climat de guerre civile, à la société déliquescente marquée par la corruption et la violence.
Si on y retrouve le même type de héros renfermé, orgueilleux, désireux d'affirmer son libre-arbitre par un acte spectaculaire, si les deux personnages sont ensuite rongés par les mêmes sentiments de remords et de culpabilité, l'horreur de son crime révèle à Raskolnikov sa part d'humanité quand c'est à son insignifiance que , dans une ville à feu et à sang où personne ne s'intéresse au sort de la victime, Rassoul est renvoyé. Dans ce pays où la société est régie par la loi des armes et la justice religieuse, où la mort est partout avec son cortège de héros et de martyrs et le suicide impossible, – "pour se suicider, il faut croire à la vie, à sa valeur. Il faut que la mort mérite la vie. Ici, dans ce pays, aujourd'hui, la vie n'a aucune valeur et, du coup, le suicide non plus." – où communistes, moudjahidins et talibans, "personne ne se sent coupable face à l'histoire sanglante du pays", comment appréhender les questions de "vie", de "mort", de "crime" et de "morale" ? Comment, alors que les notions même d'individu et de singularité sont inexistantes, Rassoul pourrait-il par son acte individuel, hors tout champ religieux ou politique, prétendre se distinguer ?
A travers cette appropriation littéraire, Atiq Rahimi dénonce l'obscurantisme et les carcans de la réalité afghane : la religion, la famille toute-puissante, l'obéissance respectueuse que le fils doit au père, que l'épouse doit au mari, le port du tchadari imposé aux femmes, la fuite dans la drogue. Il interroge la morale, se questionne sur l'héroïsme et la culpabilité lorsque le culte de la mort l'emporte sur celui de la vie. Il dit aussi l'irrationalité et la dérive des valeurs, l'impossibilité d'une justice, la folie d'une société où plus personne n'est responsable. Le récit sonne alors comme un cri de désespoir pour un pays englué dans le chaos et la misère.
Ce roman, à la fois thriller aux ambiances kafkaïennes, polaroïd de l'Afghanistan actuel, remake actualisé et recontextualisé d'un classique, est magistralement construit à partir de la récurrence de la scène du crime. Dans la ligne de ses romans précédent, l'auteur y glisse à nouveau des réflexions sur des sujets qui lui sont chers : la religion, la condition des femmes, la guerre, les rapports familiaux. Tout cela avec l'humour qui toujours le caractérise. Mais pour la première fois, il pioche en plus dans un corpus de contes et légendes persans, mélangeant les espaces comme il le fait pour les époques. Si la construction et la mise en abyme du roman "afghan" dans le canevas du classique russe est complexe et demande un peu de concentration pour s'immerger dans l'histoire, dès la première phrase, le lecteur se trouve au cœur du sujet, piégé par le rythme et la fluidité du récit. L'auteur brouille habilement l'histoire originelle et celle de son pays, la réalité et l'imaginaire, la critique sociale, le conte, la réflexion philosophique et l'absurde dans un roman sombre et violent comme la folie qui gagne Rassoul. Le style, lui aussi touche à des registres divers, tantôt dialogué, simple et dépouillé, tantôt lyrique à la manière de poésie orientale, tantôt discursif, analytique et philosophique.
Bien sûr, les péripéties et retournements de situations abondent et il s'y niche parfois des relents de théâtre de l'absurde mais tout prend finalement sens et converge dans la même direction : une interrogation sur l'humain face au désastre. Les personnages, nombreux, ont tous quelque chose à signifier sur la guerre, l'amour, l'appât de l'argent, le courage, la résignation ou la révolte. Le vrai tour de force est la cohérence et la puissance qui ressortent de tout cela.
Peut-être pourrait-on voir aussi une petite part d'autobiographie quand on fait le rapprochement avec le frère de l'auteur, communiste, étudiant en URSS de 1986 à 1989, engagé dans le conflit afghan aux côtés des Soviétiques et mort au combat en 1990 alors qu'Atiq avait quitté le pays six ans auparavant pour le Pakistan puis pour la France.

Un exercice de style parfaitement réussi et merveilleusement détourné.
Un roman singulier mené avec une maîtrise irréprochable qui séduit par l'intérêt des réflexions qu'il suscite, par son tableau sur le vif de ce pays en guerre, par son humanité. Remarquable !

Dominique Baillon-Lalande 
(12/05/11)    



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Editions P. O. L.

320 pages - 19,50 €









Atiq Rahimi
,
né en 1962 à Kaboul, quitte l'Afghanistan pour le Pakistan en 1984 à cause de la guerre, puis obtient l'asile politique en France où il passe un doctorat de communication audiovisuelle à la Sorbonne. Il réalise des films documentaires et, en 2003, tourne en Afghanistan son roman Terre et cendres (publié en 2000 et traduit dans plus de 21 pays). Le film obtient au festival de Cannes le prix "Regard sur l'avenir". Atiq Rahimi a obtenu le Prix Goncourt en 2008.





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