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Jean-Claude PIROTTE


Absent de Bagdad


L'auteur se glisse dans la tête d'un prisonnier dont on ignore tout, détenu dans un pays non déterminé, cloîtré dans une cave dont il comprend vite qu'il a peu de chance de sortir vivant.

« J’avais été jeté dans ce trou obscur la tête cagoulée et les mains entravées, j’étais étendu sur un sol de terre battue et de poussière qui ne me révélait rien, je me suis traîné jusqu’à toucher de l’épaule une paroi contre laquelle j’ai réussi à me redresser d’abord, à m’appuyer ensuite. »

La situation de cet homme, enlevé, enfermé, traîné par une laisse cloutée qui lui enserre le cou sur un sol jonché de tessons de bouteilles puis abandonné là, dans l'obscurité, à son triste sort, a quelque chose de kafkaïen puisqu'il ignore de quel crime il est accusé. Humilié, ravalé au rang d'animal par des gardes qui, en acceptant de pratiquer la terreur au nom de la démocratie, ont eux-même abdiqué leur identité, il se demande qui il est, pourquoi il est là, et finit par penser qu'il vit peut-être là sa vraie vie.

« Tourné vers le mur, il cherche à rassembler encore des souvenirs de son passé d'homme libre ». Lucide et sans espoir, il préfère « répondre à la violence par le refus, le silence et la dignité », et résiste en appelant à la rescousse, outre ses amis, des écrivains susceptibles de l’aider à tenir, Bernanos, surtout. Les phrases dont il se souvient deviennent dès lors des repères, « mon vieux maître m’a donné tant de livres à lire, et je croyais les avoir oubliés, mais c’est ici, dans ce trou, que les phrases que je n’avais pas comprises surgissent de ma mémoire comme d’anciennes prières ». Le « Je » peut aussi se penser au travers d’œuvres littéraires.

Quand elle vient le voir, il s'absorbe dans la contemplation de la femme soldat, « métisse cheyenne » fascinante qui lui jette une nourriture douteuse en l'invitant à prier. «Je la regarde si profondément que je me force à croire que je vois en elle, au-delà de ses traits, au-delà de ses yeux verts dont la fixité soudain m'apprend qu'elle a peur, ou peut-être même qu'elle doute, mais de quoi ? De la réalité ? De sa propre existence ? ».

La plupart du temps, celui qui le garde,«ce ruminant, transpire dans son uniforme de geôlier en chef, et ses galons trempés de sueur ne le protègent ni du mépris, ni de la peur, le mépris que j'éprouve et la peur qui lui colle à la peau». C'est une brute primaire qui exécute les basses oeuvres, frappe et rit trop fort. Parfois, un officier et « un chafouin, barbu, le torse creux, les épaules torves, avec le regard fuyant de celui qui trahit son peuple ou vient voler une poule, caricature de pleutre, traître de vaudeville aux bras trop longs, aux jambes trop courtes » lui font l'honneur de s'occuper de son cas. Le narrateur ne se contente pas de décrire ses conditions de détention, il s’adresse également, en murmure intérieur, à ceux qui le détiennent.
« Et vous tous, qui nous tenez à votre merci, de quelle école de droit frelaté, de quels enseignements de l’imposture avez-vous reçu vos diplômes, vos médailles, vos grades ? »
« Pour déchaîner la colère des imbéciles, il suffit de les mettre en contradiction avec eux-mêmes. »
« Se soumettre est facile, user de patience est difficile, user la patience de l'oppresseur est possible et salutaire. »
« Qui donc leur dira qu’en niant la dignité de l’autre c’est à la leur qu’ils portent atteinte, c’est leur propre humanité qu’ils piétinent. » « J’ignore toujours où est le Bien, s’il réside dans la mort ou dans la vie, dans l’orgueil de mourir ou l’angoissante humilité de vivre. »

Pour aborder les questions existentielles, morales, religieuses ou celles qui relèvent de la relation bourreau-victime, l'auteur, finement, évite l'analyse psychologique et privilégie l'approche philosophique. Loin de la narration classique et linéaire, les paragraphes de ce texte poétique et politique qui évoquent l'enfer des conditions de détention d'un prisonnier musulman sont composés comme des versets qui rappellent les sourates du Coran. Pas d'apitoiement mais un cri de colère et une exhortation à la résistance transfigurés par une écriture originale, sans majuscules, sans points et admirablement maîtrisée, en hymne à la beauté et à l'humain. Efficace, ce long monologue intérieur entre souvenirs, questions existentielles et littérature nous amène, sans faillir, à cette frontière qui sépare oppresseurs et opprimés et renvoie dos à dos les deux fondamentalismes qui, basés sur leurs certitudes réciproques, gangrènent la planète : l'islam intégriste et la démocratie dévoyée.

«Le monde moderne, aux ordres de la démocratie totalitaire, sous la houlette apodictique des maîtres du troupeau, abreuve la terre du sang des charniers et la nourrit de la poussière grise des ossements. »

Une histoire certes de partout et de toujours mais il est impossible de ne pas penser aux images amplement diffusées des mauvais traitements infligés récemment aux prisonniers sous la surveillance de l’armée américaine. Ces scènes, Jean-Claude Pirotte, comme nous, en a été abreuvé par les média, les a reçues en pleine figure mais il les a ensuite travaillées, pour les transformer en arme contre ceux qui distillent ainsi la peur et la haine.

Ce récit, qui frôle la parabole et le conte philosophique, se situe volontairement en dehors de tout réalisme. Il parvient néanmoins à trouver une réelle universalité par l'utilisation judicieuse des détails et une façon toute personnelle de décrire à hauteur du quotidien, l'enfermement, les brimades, l’attitude des geôliers, la peur et les faiblesses des uns et des autres. Ce pamphlet ponctué d’aphorismes nous dit sobrement mais superbement l'individu confronté à la bêtise humaine, à la guerre et à l'Histoire.

Un livre-hommage par l'un des plus grands écrivains belges de langue française à ses « frères musulmans, Turgut, Shevket, Ramiz, Zülfü, Rami, Youssouf, Ali, Mohammed et tous les autres qui se reconnaîtront ». Un texte fascinant avec un angle de vue original sur une actualité rarement évoquée, écrit de façon presque intime par cet homme qui, en sa qualité d’avocat, défendait par le passé les laissés pour compte et en particulier les immigrés avant d'être rayé du barreau (pour une complicité d'évasion qu’il a toujours niée) et contraint de vivre en cavale pour éviter la prison.
Un livre étrange et rare qui ne laisse pas indemne.

Dominique Baillon-Lalande 
(08/08/07)    



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Lectures












La Table Ronde

140 pages - 14 €






Né à Namur en 1939, poète, romancier et peintre, Jean-Claude Pirotte est l'auteur
d'une cinquantaine
de livres parus chez divers éditeurs.