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Eric PESSAN

Incident de personne


Un train. Un incident de personne. Cela entraîne beaucoup de réflexions sur le suicide : « Il avait dissuadé l’homme et la femme de sauter, les avait déposés dans un proche commissariat d'où le couple avait été chassé après son départ. L'homme et la femme n'avaient plus d'emploi, n'avaient plus de ressources. Ce couple avait écrit une lettre à son sauveur, cinq jours plus tard, pour le remercier de sa bonté, puis ils s’étaient pendus. L'article ne dit pas s'il était trop déshonorant pour cet homme et cette femme d’appeler leur famille à l’aide. »

Un arrêt en pleine campagne pendant plusieurs heures. La nuit tombe. Les passagers sont prisonniers du train. Ne pas sortir sur les voies. Attendre, longtemps, sans vraiment savoir ce qui se passe et combien de temps cela va durer. Un homme et une femme sont côte à côte. Il est écrivain et anime des ateliers d’écriture. Il reçoit des confidences, des récits de vie, des drames enfouis depuis des années au fond des êtres. Elle, est consultante en entreprise. Elle l’écoute. Il lui livre la vie de ceux qu’il a croisés et un peu de la sienne. Il a voulu faire « une pause » dans sa vie. Il est parti deux mois en résidence d’auteur.
Cet arrêt du train lui permet d’évoquer de nombreux problèmes à sa voisine compréhensive : ceux des Sans-Papiers, ceux qui ont vécu la guerre dans toute son horreur et son injustice, notamment la guerre qui a eu lieu à Chypre entre les Grecs et les Turcs.

Il n’a pas dormi depuis des heures et là, dans le train immobilisé, il est épuisé mais ne peut pas dormir. Il parle ce qui ne lui arrive jamais puisque c’est lui qui écoute pendant ses ateliers : « Je me tais et nous pourrions passer la nuit à gratter nos pensées dans le silence. Vous l’ignorez mais je viens de rompre un pacte tacite : depuis des années les gens me confient leurs histoires, massivement. Moi, je ne raconte rien. J'anime des ateliers d'écriture, voyez-vous, j'ai beau tenter d'aller vers la fiction, vers l'imagination, je moissonne des drames. Je travaille portant sur la forme, sur la contrainte qui permet que surgisse une phrase singulière. Je ne demande jamais aux participants de livrer des récits de vie. Ils me l'imposent. Je propose des situations de déclenchement de l'écriture. Je propose d'oublier les réflexes de l'écrit et de faire confiance à ce qui va apparaître. Je travaille d'après des livres, d'après des auteurs, d'après des citations ou des images parfois. J’aide à ne pas être vaincu par les mots. Il ne s'agit pas de littérature, je ne prétends pas faire écrire de la littérature, non, ce serait une escroquerie, je m'efforce juste à faciliter l'émergence des mots. Le lieu de l'atelier, c'est la langue. Retenez que je ne demande jamais à quiconque d'écrire quelque chose de vrai. »

Il n’arrive plus à s’arrêter de raconter comme il n’arrive pas à trouver le sommeil. Il observe la jeune femme à côté de lui. Il est troublé par sa présence mais il sent qu’il n’arrivera pas à lui exprimer son émotion. Il rentre chez lui où personne ne l’attend. Il rentre vers le vide d’affection et le plein de tracas administratifs. Cet arrêt du temps est un arrêt de vie. Il prend le temps de faire le point avec lui-même. La femme qui est assise à ses côtés semble inaccessible et le rapport silence-parole est très fort.

Un très beau voyage dans l’immobilité du temps qui révèle tant de facettes de l’humain dans toutes ses dimensions. Prendre le temps de réfléchir, de s’interroger est parfois englouti par la vitesse de la vie qui s’impose à chacun de nous. Un très bel hymne pour savourer les temps de pause qui donnent enfin leur vraie valeur à la vie.

Brigitte Aubonnet 
(22/09/10)    



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Lectures










Éditions Albin Michel

192 pages - 15 €





Photo © David Ignaszewski / Albin Michel
Eric Pessan
né en 1970, est l'auteur de plusieurs pièces de théâtre et romans.




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