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Joyce Carol OATES


Bellefleur


A propos de Bellefleur, publié initialement en 1981 et opportunément réédité, Joyce Carol Oates parle de « roman vampire », qui l’a « vidée de (son) énergie d’une manière qui échappait à (sa) volonté. » Cette vampirisation s’exerce aussi sur le lecteur, dont le livre colonise l’imagination une fois franchie la barrière des premiers chapitres, car l’œuvre n’est pas d’accès immédiatement facile, avec ses longues phrases entrecoupées de parenthèses qui nous font pénétrer dans un univers d’une radicale étrangeté.

Le roman porte le nom d’une dynastie fondée par Jean-Pierre qui, né en France en 1744 et émigré en Amérique, acquiert quantité de terres vierges et jette les bases d’un empire agricole, industriel et commercial qui se perpétuera jusque dans le courant du vingtième siècle. La famille se développe sous le signe de la démesure, et son histoire rejoint constamment le mythe, au point de paraître intemporelle ; nombre des Bellefleur s’apparentent à des ogres, à de grands prédateurs avides de richesses, de pouvoir et de jouissances, et, comme chez les tragiques grecs, une malédiction pèse sur eux, dont la vraie nature ne sera révélée qu’à la fin du livre, malédiction qui se manifeste aussi bien par le carnage qui a endeuillé leurs origines que par le destin apocalyptique auquel ils sont voués. Entre temps, le lecteur aura assisté aux efforts de Leah, épouse de Gideon Bellefleur, pour restaurer l’empire amoindri de leurs ancêtres dans le laps de temps qui se déroule entre la conception de leur fille Germaine et la quatrième année de cette dernière. Mais cette intrigue est très loin d’épuiser un livre dont la prolifération foisonnante nous permet d’embrasser dans son ensemble, et depuis ses origines, l’histoire de la dynastie.

En effet, loin d’épouser le déroulement chronologique des faits, la narration procède par chapitres discontinus qui réalisent des plongées en profondeur dans le passé de la famille, riche en drames et en secrets, comme autant de coups de projecteurs qui en éclairent de larges pans, tout en laissant dans l’ombre un arrière-plan complexe et ténébreux d’une épaisseur oppressante. Le château familial, bâti au bord du lac Noir, en fournit la métaphore parfaite, avec ses recoins inexplorés, ses pièces à l’abandon et ses multiples tourelles. On s’attache ainsi successivement à des membres de générations diverses que distingue souvent leur personnalité originale, qu’il s’agisse de Jedediah, parti dans la montagne vivre en ermite à la recherche de Dieu, du tueur en série Jean-Pierre II ou bien du jeune Raphaël, qui s’éloigne des autres enfants pour s’abîmer, au sens propre, dans la contemplation de son étang favori.

Inscrit dans la tradition du roman gothique, Bellefleur fait la part belle au merveilleux et rejoint le réalisme magique d’un Gabriel Garcia-Marquez. Le surnaturel s’y épanouit familièrement. Dès le premier chapitre, par une nuit de tempête, un chaton malingre et très laid pénètre dans le manoir et se transforme miraculeusement le matin suivant en matou somptueux, « un chat d’une beauté extraordinaire : un énorme chat au long poil avec une fourrure rose cuivré, soyeuse et bouffante, une queue élégante, tout en plumes, de longues moustaches argentées bien droites, frémissantes de vie. » Au fil des pages, on voit un garçon marginal se métamorphoser en chien courant, un jeune homme disparaître définitivement dans une chambre hantée, un bébé se faire déchiqueter par un rapace monstrueux qui ne ressemble à aucun oiseau connu, et Leah apprivoiser une énorme araignée qui se love affectueusement sur son épaule. Les événements les plus banals prennent une dimension fantastique, comme lorsque le nain Nightshade, serviteur personnel de Leah, décide de dératiser le château : « Des caves, des murs, des placards, des armoires, des tiroirs, des greniers à foin, de dessous les planches du parquet, de l’intérieur des coussins et des oreillers rembourrés, du garde-manger, de la bibliothèque de livres reliés en cuir de Raphaël, sortirent les rats – poussant des cris aigus, griffant, les yeux brillants, assoiffés, comme fous. Certains mesuraient plus de trente centimètres, d’autres étaient des bébés roses sans un seul poil. Tous couraient précipitamment, follement, trébuchant l’un sur l’autre, se bousculant, avec des cris perçants, leurs griffes claquant sur le sol, leurs moustaches hérissées. »

A qui voudra s’y plonger, Bellefleur ouvre les portes d’un roman univers que nourrit un imaginaire somptueux, et dont on n’oublie pas les personnages hors du commun ni la géographie pleine de mystère. Ce livre, taillé dans l’étoffe des rêves, alimentera longtemps ceux du lecteur.

Sylvie Huguet 
(26/03/10)    



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Éditions Stock

784 pages - 24 €

Traduction
Anne Rabinovitch




Editions Philippe Rey
Joyce Carol Oates,
née en 1938, passe une enfance solitaire face à sa sœur autiste et découvre, lorsqu'elle s'installe à Detroit au début des années 60, la violence des conflits sociaux et raciaux.
Son Journal (1973-1982)
a paru en avril 2009
aux éditions Philippe Rey.



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