F. González Ledesma     (par Michel Martinelli)

Il pénétra sous le porche ; c'était un lieu obscur et fétide, mais plein de vie… De ces quelques mots, il est inutile de citer le titre de l'ouvrage, encore moins la page ou même le personnage qui y pose ses pas, car ils pourraient figurer dans n'importe quel livre de F. González Ledesma qui brosse des décors éloignés des cartes postales idylliques, donne la vie à des personnages dont l'incarnation est une suite de longues déambulations dans les rues de Barcelone. À l'occasion d'allers et retours incessants entre le présent et le passé qui hante la vie intérieure de presque tous les protagonistes des romans de F. González Ledesma, décors et destinées se confondent. Les rues guident les enquêtes, policières ou intimes. Chaque pas se veut une quête de liberté mais bute sur des réminiscences. Elles emprisonnent dans un passé nostalgique oscillant entre chemin de croix et défilé carnavalesque, parce qu'en définitive, avec l'âge, ce passé à l'allure mythique brouille l'appréhension du présent des personnages au point qu'aucune balance de précision ne peut rien peser d'intéressant puisqu'elle est incapable de peser les pensées, ni l'air retenu dans les poumons pleins d'une angoisse si personnelle. Chez F. González Ledesma la dérision affleure à chaque page, la description des lieux et les portraits peints avec tendresse n'évitent pas la cruelle réalité. F. González Ledesma alterne chaud et froid. Le sordide exprimé en termes crus fait place quelques lignes plus loin aux digressions les plus délicates qu'il s'agisse d'amours homosexuels ou incestueux, du désespoir des vies ratées, de femmes délaissées ou rabaissées. D'ailleurs, chez F. González Ledesma, les femmes, du monde ou du trottoir, ont une rage de vivre et une élégance cachée. Elles contrastent et tempèrent le machisme des regards lubriques d'hommes injurieux à la bile envieuse. La sensibilité de F. González Ledesma est à fleur de peau dans un univers personnel, plein d'humanité. Le monde des quartiers populaires où s'esquisse une éthique du quotidien, où grouille une population cocasse et fière qui se débat à la limite du knock-out, avec ses démons et ses noblesses, contre une morale bien pensante. Le plus furieux de ses combattants est un personnage hors norme, l'inspecteur Mendez. Dans Le dossier Barcelone il fait sa première apparition. Il marque ensuite, entre autres livres, de son empreinte La dame du Cachemire et Les rues de Barcelone. Âgé, il promène une carcasse rouillée de flic de terrain dans une Espagne d'après Franco qui a laissé encore vivace l'empreinte de martyrs. Avisé, Mendez sait par avance que ses enquêtes hypothétiques finiront comme tant d'autres englouties dans les abysses de l'oubli. Il est à l'image d'un univers des réalités sombres, des démangeaisons sous les bras, des tâches de graisses sur le revers de son veston. Pour Mendez, trois pas sont l'équivalent d'un marathon, il recourt à la sacro-sainte technique de la taloche mais sait user de persuasion. Mendez est un gourmet, il flaire l'atmosphère et évalue en esthète. Sa logique tire d'éléments de bric et de broc ramassés dans la rue des raisonnements très personnels, voire douteux. Malgré tout il vise juste grâce aux ricochets. Intègre à sa manière, ne comptez pas sur lui pour arrêter qui que ce soit. Il différencie les coupables aux bonnes raisons et d'autres, qu'il aimerait bien faire condamner, mais bénéficient de relations et restent intouchables. À lui seul, Mendez, résume le monde populaire et baroque qu'affectionne F. González Ledesma : On voit bien là que Mendez souffrait de plus en plus de l'incurable infirmité des nostalgiques, qui continuent à considérer les villes, les prix, les rues et même les femmes – détail particulièrement dangereux – non pas pour ce qu'ils sont mais pour ce qu'ils étaient.

F. González Ledesma, Le dossier Barcelone, La dame du Cachemire, Les rues de Barcelone, Gallimard / Folio Policier.


Bernhard Schlink     (par Michel Martinelli)

Autre personnage pittoresque, aussi âgé sinon plus, Selb est un détective privé qui traîne également une part de nostalgie et un passé difficile dans une Allemagne actuelle. L'ombre persistante du nazisme hante l'homme, le pays et l'auteur Bernhard Schlink. Selb a été procureur du Reich mais ne s'apitoie pas sur lui-même. Il assume tant bien que mal et ne plaide pas l'innocence. Selb a débuté dans d'autres romans de Bernhard Schlink, Brouillard sur Mannheim et Un hiver à Mannheim (Bernhard Schlink est aussi l'auteur d'un chef-d’œuvre en collection blanche, Le liseur). Avec La fin de Selb, un cycle s'achève. C'est comme ça : on fait ceci, on fait cela et d'un seul coup, ça vous fait une vie… Si j'avais compris avant, je me serais plus amusé…Le roman débute par la sortie, plutôt l'évasion de Selb d'un établissement de santé. Il a mené auparavant sa dernière enquête, un peu par défi – il n'avait pas signé de contrat de tout l'hiver – et aussi pour conjurer le temps : on n'engage pas comme garde du corps un détective qui a passé le cap des soixante-dix ans. Il a été averti quelque temps plus tôt, victime d'un infarctus et pas un petit, un moyen. Selb ne ménage pas ses efforts, amateur de bons repas, d'alcool et de gros cigares, il entend vivre pleinement auprès d'une femme plus jeune, Brigitte, mère d'un jeune garçon. Partagé entre l'aspiration d'une retraite et la nostalgie professionnelle, il se charge d'une enquête sur un mystérieux actionnaire qui, un siècle plus tôt, a investi dans une banque à la fin des années 1870. Le commanditaire de Selb, un nommé Welker, dont l'épouse a disparu lors d'une excursion sur un glacier, dirige la banque. Passé et présent interférent tout au long du récit. Une mystérieuse Ford Fiesta suit Selb. Le conducteur un beau matin se présente à Selb comme son fils. Perplexe, Selb s'interrogera à propos de la fidélité de feu son épouse Sarah. Jeunes mariés, à le recherche d'un logement, ils vivaient séparés sous le régime hitlérien en guerre. Passé têtu qui resurgit inopinément. En souvenir de cette époque, des jeunes skinheads lui imposeront de faire le salut nazi avant de le jeter à l'eau. Entre temps, il lui faut retrouver son commanditaire victime d'un enlèvement, côtoyer d'anciens membres de la "Stasi". Le parcours du combattant dans une Allemagne en pleine réunification, gangrenée par la mafia russe, n'incite pas au repos nécessaire pour un cœur fragile. D'autant que Selb a un grand cœur qui supporte mal de voir mourir de manière suspecte nombre de ceux qu'il a approchés. Bernhard Schlink tisse un roman sombre, sans fioritures, d'une société en mal de reconnaissance, à l'intrigue très habile et convaincante dans un univers de manipulation avec, comme défenseur, le personnage troublant et pourtant attachant de Selb.

Bernhard Schlink, La fin de Selb, Gallimard / Série Noire - 8,50 €


William Lashner     (par Michel Martinelli)

Il y a le passé trouble de l'Europe et le passé tout court de Victor Carl, un avocat Nord américain. Guy Forrest, son camarade de faculté de droit est fiancée à Hailey Prouix, avocate aussi. Guy Forrest a tout quitté, femme, enfants, travail dans le cabinet prospère de son beau-père, pour épouser Hailey Prouix. Or Hailey est assassinée, Guy Forrest inculpé. Victor Carl se propose de le défendre. Ce dernier à toutes les raisons d'assurer la défense. Il pense son ami coupable. Par ailleurs, il a fait disparaître de précieux indices le compromettant. Il avait une relation amoureuse avec Hailey Prouix ! C'est l'épée de Damoclès suspendue au-dessus de la tête de l'avocat de Vice de forme le roman de William Lashner, ancien avocat et à ce titre fin connaisseur. Victor Carl, le narrateur de l'enquête, n'est pas de ces redresseurs de torts. Il n'a pas la vocation. Il exerce sa profession pour gagner beaucoup d'argent mais la réalité en fait un avocaillon. Tout comme Forrest, Victor Carl a succombé aux charmes de Hailey, à son mystérieux parfum de femme complexe qui se débattait avec ses propres démons et érigeait d'infranchissables barrières pour protéger un passé à l'ombre d'un tonton marginal. Avec elle, Victor Carl pensait avoir donné du sens à sa vie et trouvé un équilibre. Celui-ci une fois rompu, il enquête sur un meurtre et, plus intime, sur un amour. William Lashner ne s'embarrasse pas de nostalgie. Le passé même troublant doit servir l'avenir pour repartir de plus belle, son rôle est cathartique. Victor évolue dans un univers pragmatique où l'individualisme fait rebondir à chaque chapitre une narration qui ne s'essouffle jamais. Le propre de la femme fatale est de rendre difficile la découverte d’un vice de forme.

William Lashner, Vice de forme, Éditions du Rocher, 20 €


Jason Starr     (par Michel Martinelli)

Richard Segal est un jeune commercial talentueux, mais il éprouve quelques difficultés à faire ses preuves dans la nouvelle entreprise qui vient de l'embaucher. Paula son épouse connaît par contre le succès et vient d'être nommée à un poste de responsabilités. Ils forment un jeune couple, elle a eu le temps de prendre treize kilos dont Richard apprécie l'heureuse répartition, plus féminine à son goût. Un couple sans enfant qui en désire et rêve d'une maison cossue en banlieue pour couronner leur envie de réussite. Jason Starr nous décrit avec Mauvais Karma un couple traditionnel en accord avec son environnement social. Tout de même, un couple au bord de l'enlisement par manque de communication si le passé ne venait opportunément jaillir au coin d'une rue sous la personne de Mickaël Rudnik et tout remettre en question. Mickaël Rudnik était un voisin des années de jeunesse de Richard. Un peu plus âgé aussi, il a abusé de Richard. Obsédé par ce passé refoulé, la vie de Richard Segal bascule. Sa carrière un moment plus faste s'assombrit de nouveau, ses relations avec Paula se ternissent. Il lui devient de plus en difficile de faire la part des choses et croit trouver dans l'alcool, autre démon du passé, une aide. À partir de là toutes les pistes s'embrouillent. Celles du meurtre de Mickaël Rudnik dont il pensait maîtriser la conduite, celles de Paula qui l'a autrefois trompé, le trompe à nouveau, et dont la disparition un beau soir lui apparaît de plus en plus mystérieuse. Progressivement, en contant des faits et gestes ordinaires, Jason Starr nous entraîne dans un tourbillon sans à-coup vers l'horreur, celle d'un homme qui cherche à exorciser son passé et pense trouver seul le chemin. La rédemption passe par le dialogue et l'appui d'autrui, Richard l'expérimente timidement sans jamais aboutir. Jason Starr traite à sa manière, efficace avec simplicité, de l'individualisme, de l'envie de réussir à la sauce nord-américaine, des ravages sur un couple, d'un homme blessé mais inconsciemment imbu de lui-même par repli pour se protéger et qui plonge dans un Mauvais Karma. Attention à la chute !

Jason Starr, Mauvais Karma, Éditions du Rocher, 224 pages, 19 €


Gérard Delteil     (par Michel Martinelli)

Les U.S.A. aiment l'antiquité ! Gérard Delteil nous offre un palpitant et majestueux thriller plein d'actualité. Les pillards de Bagdad agissent au cours de l'intervention des troupes américaines sur le territoire de l'Irak. Le pillage des trésors vieux de 5000 ans du musée de Bagdad aurait été commandité par de hautes personnalités américaines, collectionneuses et de surcroît à l'influence certaine. Elles chargent Mike Diaz, un capitaine des Marines sur le point de partir en Irak, de recruter une équipe d'hommes expérimentés. Une partie de ce commando est d'origine mexicaine trouvant dans cette expédition l'assurance d'un gain et surtout une naturalisation opportune. Gérard Delteil fait vivre une galerie de personnages, soldats, journalistes, espions anglais et d'autres encore, avec beaucoup de crédit. Delteil s'appuie sur une documentation qui rend pratiquement naturels les actes, les lieux et les personnages tant ils sont dessinés avec précision. L'ensemble fourmille de vie et de mort dans une histoire encore chaude et fait défiler les pages au pas de charge sous le bruit du canon, des Jeeps ou des flashs de journalistes. Le sosie de Saddam Hussein, Malek le personnage emblématique d'un peuple qui ne cesse de trembler sous les exactions du tyran tantôt impassible, tantôt bienveillant, est d'une remarquable densité. La communauté journalistique est quelque peu égratignée au passage. Quant à la gent militaire, sous ses aspects disciplinés, elle laisse suinter les sentiments d'hommes et de femmes plus complexes que ne l'imaginait une militante australienne de la paix pleine d'a priori. L'action du commando ne pouvait bien sûr pas rater avec des hommes si aguerris, mais dans ce pays, le sable ne manque pas de grains prêts à tout dérégler. Avec Les pillards de Bagdad, Gérard Delteil, ancré dans l'actualité, n'en reste pas moins un romancier malicieux qui plante des banderilles dans un style limpide. Il tisse presque en direct un récit habile, plein de rebondissements et donne au suspens un rythme ponctué d'humour discret jusqu'à la dernière page.

Gérard Delteil, Les pillards de Bagdad, L'Archipel, 400 pages - 19,95 €


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Bernhard Schlink tisse un roman sombre, sans fioritures, d'une société en mal de reconnaissance, à l'intrigue très habile et convaincante dans un univers de manipulation avec, comme défenseur, le personnage troublant et pourtant attachant de Selb.
















Le propre de la femme fatale est de rendre difficile la découverte d’un vice de forme.














Progressivement, en contant des faits et gestes ordinaires, Jason Starr nous entraîne dans un tourbillon sans à-coup vers l'horreur, celle d'un homme qui cherche à exorciser son passé et pense trouver seul le chemin.













Gérard Delteil nous offre un palpitant et majestueux thriller. Le pillage des trésors du musée de Bagdad aurait été commandité par de hautes personnalités américaines, collectionneuses et de surcroît à l'influence certaine...