Richard MORGIÈVE

Miracles et légendes de mon pays en guerre



Saint-Jean est un mac, un vrai du Faubourg Saint-Denis, poussé sur les routes de l’exode pour cause de concurrence déloyale. En homme prévoyant, il remorque dans son sillage son cheptel : Roseline, forte en gueule et un brin cynique, Josette (grenouille de bénitier) et Fortuna, aveugle de naissance, mère porteuse d’un chantage à la paternité. Le projet de Saint-Jean est simple : gagner le sud, trouver un nouveau territoire pour ses gagneuses et s’accommoder confortablement du chaos ambiant.

« Faut comprendre, pour Saint-Jean les fesses des femmes sont à lui mais encore bien plus ce qu’il achète avec elles. La perte de sa bagnole c’est un crime inouï qui veut sa chanson de geste. Mais le parchemin est pas prêt on en est pas là. On en est à la bagnole ; bagnole niquée : à pied. Obligé. Saint-Jean qui faisait son kilomètre départ arrêté en une semaine et ses nièces on sait pas mais on les imagine pas en survêtement même par grand froid. A pied une deux ! Une deux trois ! Le jour tout le pays recule la nuit tout le pays recule il y a rien à faire il faudra en passer par la défaite honteuse ».

Seulement, les conditions du voyage étant rudes, le « Petit Frère », rente à long terme, meurt. Pour la première fois, Saint-Jean doute.
Pas longtemps, car au détour d’un chemin, il trouve un bébé dans une valise, le petit Pierre renaît de ses cendres et le bas de laine du mac avec.
Leur errance sur les routes de l’exode va prendre fin quand Saint-Jean tombe en arrêt devant le panneau d’un petit village, la boucle est bouclée, le mac a retrouvé son territoire, un territoire d’autant plus prometteur qu’une immense maison rouge le domine.

« Ce soleil de cuite c’est une baraque construite on se demande comment et pourquoi. Bancale immense torturée comme une racine de gingembre. Toute rouge avec une vierge sur un des toits. Une vierge rouge, monstrueuse, pissant sans gêne ses menstrues. Il y a de quoi frissonner. N’importe qui dirait pouce, tournerait la tête, les talons, partirait en criant au secours, à l’aide. Mais Saint-Jean voit sur un panneau de guingois le nom du bled, parce que c’est un bled. Un bled pourri d’accord mais un bled. Saint-Jean connaît ce nom il l’a appris par cœur, ça fait trente ans et plus qu’il le dit, le voit, le pense le rêve. Comme un aveugle lisant du braille, Saint-Jean passe sa main sur les lettres, et murmure le nom du bled, ce bled il s’appelle le Faubourg. »

Le Faubourg ou Madagascar, pour ses habitants, est le quartier pauvre d’une ville dénommée Beurque. On y croise le Légionnaire et son Viet, le boucher Tutu et sa femme l’Os : « Tutu a le crâne rasé il a horreur du poil, refuse de vendre du lapin à cause de ça », Henri et Josiane Huître, Ruinenmer le patron du vin heureux : « une déformation de Guynemer le roi des pilotes. Et Ruinenmer bien sûr parce que le patron du "Vin heureux" pilote quotidiennement son zinc avec maestria au péril de son foie », le Mec, rebouteux et bouilleur de cru qui « serait peut être un saint si les catholiques n’avaient pas emmerdé le monde entier avec ça »…
Saint-Jean revit, il a trouvé son nouvel Eldorado : « C’est notre villa sur la côte. Laquelle demande Roseline la côte de bœuf ? »

Saint Jean prend ses dispositions, trouve du personnel pour s’occuper de l’intendance et lance sa petite entreprise à l’occasion du bal de la paix organisé par l’occupant.

Le décor est planté, l’histoire du nouveau petit frère peut commencer, c’est lui qui va nous raconter ces années sombres, mais flamboyantes de l’occupation pour Saint-Jean et son boxon.
On retrouve dans les interrogations du petit Pierre le thème des liens familiaux et filiaux cher à Richard Morgiève. Comme Mietta, le narrateur d’Un petit homme de dos, Pierre est aimé, mais trop souvent en silence, en méfiance. Saint-Jean, père par annexion, nous rappelle beaucoup le petit Polonais : fantasque, revendiquant son immoralité, mais fidèle à ses amitiés et ses rancunes. Fortuna, mère par injonction, reste lointaine, inaccessible, même lorsque le petit Pierre la sauve de la honte.

Entrer dans l’univers de Richard Morgiève ressemble à un saut au milieu de rapides. Il nous entraîne dans un flot verbal qui demande beaucoup de souffle. Plongé dans la tourmente, on est happé par le courant, pas d’autre choix que de se laisse porter au gré de ses humeurs. Les images sont violentes, heurtées, souvent sombres, bien qu’illuminées par un humour noir qui fait mouche à tous les coups. La langue est crue, l’auteur nous bouscule, nous malmène. Les diatribes qui ne s’adressent à personne, qui ne dénoncent rien, sinon l’emprise de la folie et la fascination morbide qu’elle exerce sur l’humanité, nous laisse entrevoir l’image d’une colère, d’une révolte à la Céline.

Le livre refermé, on en garde l’énergie, la folie, l’humour et l’amour distillé sans qu’on y prenne garde à toutes les pages. Un grand livre dans une langue inventée, une véritable merveille dans cette rentrée littéraire.

Sandrine Pantaleao 
(19/09/07)    



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Editions Denoël
331 pages - 20 €







Né en 1950, Richard Morgiève a sept ans quand sa mère meurt. Son père se suicide lorsqu’il en a treize. Hanté par une enfance déglinguée, cet autodidacte est un écorché vif qui cultive son œuvre du fond de sa mémoire. Il est l'auteur d'environ vingt-cinq livres pour les adultes et pour la jeunesse.