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Lassé d'être placé aux marges de la société
en tant que simple d'esprit, Pierrot décide de profiter d'un héritage
inespéré pour regrouper tous les idiots en communauté dans
laquelle lui et ses semblables pourront vivre en paix, sans plus avoir à
souffrir d'ostracisme. Le premier s'appelle Bastien. Un garçon de 22 ans qui vit avec un père
alcoolique et une mère violente et castratrice perpétuellement
sur son dos qui le ravalent plus bas que terre. Le grand frère, en quête
d'un poste dans la pétrochimie, vit loin d'eux. La petite sur,
partie également, semble vivre de ses charmes. Le jeune homme, coincé
dans la haine ordinaire de ce couple qui ne se supporte que mal, a accepté
d'endosser le rôle de l'idiot qu'on lui impose. Cela présente l'avantage
de lui donner toutes les excuses pour ne pas se poser de question ni faire d'effort.
Le message de Pierrot l'a réveillé. Une chance unique d'être
enfin accepté comme il est et d'avoir droit au bonheur. Ils seront finalement soixante-douze, hommes et femmes, à suivre la
mauvaise troupe vers le village isolé et abandonné depuis une
quarantaine d'années, à une vingtaine de kilomètres de
tout lieu de vie, que Pierrot avait découvert lors des sept jours qu'il
a dédiés à sa prospection. "Le village n'avait
pas de nom. On avait arraché les panneaux à ses entrée
et sortie. Au petit matin, Pierrot écrit sur une planche de bois mais
à la craie, cet imbécile : village des idiots." Malgré le capharnaüm ambiant, sur la base de "chacun sa fonction
et sa tâche dans le respect de tous", le vivre ensemble s'organise
sous la responsabilité de Pierrot, l'idiot en chef de ce "peuple"
improbable qui trouve ici l'innocence, la naïveté, la liberté
et les joies d'une enfance jamais vécue. "On était plutôt
gentils, tous, gentils et bêtes comme des arbres. On ne pensait presque
jamais. [...] Débarrassé de cette pétoche originelle, qui
est celle dont découlent toutes les autres, l'idiot peut marcher sur
le fil et rire du gouffre qui s'ouvre sous son déséquilibre. Notre
village avait trouvé le moyen d'échapper aux règles universelles.
Les lois du monde mouraient à l'instant même d'y pénétrer,
comme peuvent crever les microbes au contact du gel." Mais ce petit bout de paradis terrestre sans foi ni loi, cette communauté
" naturelle" à la Jean-Jacques Rousseau, attirent vite envieux
et marginaux divers qui n'ont rien à y faire. Une menace que Pierrot
pressent très vite. Comme l'on ne peut pas accepter tout le monde, il
met au point un concours d'entrée avec un test de QI inversé pour
tester le degré d'imbécillité des candidats, dépister
les imposteurs, et protéger ainsi les siens. "En définitive,
nous, les idiots du village des idiots, on pigeait que vous étiez un
malin dès lors que vous aviez tout à fait l'air d'un con." Mais rien n'est simple et quand Bastien fera passer son entretien à
cette Elisa dont il est tombé amoureux au premier coup d'il, il
n'hésitera pas à trafiquer les résultats afin qu'elle puisse
intégrer le village. "Il n'est pas simple à l'idiot de
perdre son pucelage [...] Elisa faisait tout pour s'enlaidir mais ratait son
coup à chaque fois, magnifiquement. Son corps était planqué
sous des frusques trop grandes et je passais mon temps à tenter d'en
deviner les contours osseux. Ma frustration avait eu vite fait de transformer
mon désir en obsession. [...] Sexe : c'est ce que font les gens qui croient
que ça va estomper la misère de leur quotidien. Il en résulte
des emmerdements, du genre grossesse. Du genre toi, par exemple. Merci, Mam,
pour cet amour maternel. Il m'aura réchauffé le cur. Il
me l'aura cuit au court-bouillon." L'expérience collective, pour une erreur idiote bien évidemment
dont Bastien sera l'involontaire acteur, se terminera en drame. Max Monnehay fait preuve ici d'une saine provocation et d'une tendance utopique
assez joyeuse dans sa description d'une communauté d'idiots créant
un paradis libertaire où chacun pourrait trouver sa place, être
lui-même et connaître un bonheur partagé. Bastien, le narrateur, enchevêtre trois épisodes de sa vie : ses
années de maltraitance chez Mam et Pap, son séjour au "village
des idiots" et celui à l'hôpital après le grand incendie
qui a tout détruit. La structure en perpétuel balancement entre
passé et présent, s'en trouve complexifiée, voire confuse
comme l'esprit même de celui qui porte le récit. Son langage proche
de l'oralité est souvent imagé et drôle, mais n'hésite
pas, au besoin, à se faire cru et à claquer comme les coups reçus
autrefois. Si le cocon créé par Pierrot offre à ce personnage
central l'apaisement et la découverte de l'amour, lui permettant de pressentir
l'existence du bonheur, son enfance lui reste clouée au cur avec
un arrière-goût amer et persistant. Du passé peut-on faire
vraiment table rase ? Si on devine assez vite la fragilité de cet improbable paradis que tout
condamne à disparaître, l'auteur sait faire durer son aventure
et en relancer l'intérêt avec des rebondissements savoureux ou
émouvants, pariant sur le versant imprévisible de sa cour des
miracles et sur son humanité débordante. La fable allégorique et grinçante se fait miroir d'une société
malade qui rejette à l'extérieur ses éléments les
plus faibles sans voir ses propres pathologies qui inexorablement la mènent
à sa perte, et l'écrivain excelle dans cet exercice de désespoir
jubilatoire. A travers le regard de cet "autre" décalé,
elle se permet toutes les libertés. On pouvait s'interroger, devant le succès du premier roman original,
perturbant et superbe de Max Monnehay, sur la capacité de la jeune auteure
à renouveler l'expérience. Ce deuxième livre est là
aujourd'hui et il ne fait que confirmer un vrai talent. Loin de se laisser enfermer
dans un registre qui lui avait si bien réussi, l'écrivain explore
ici avec audace et insolence de nouvelles terres, y puise une langue renouvelée,
y enracine une satire dont la violence n'a d'égal que sa loufoquerie.
Subsistent, en plus, cette formidable énergie qui la porte, sa volonté
de se singulariser, son esprit provocateur et son goût pour l'exploration
des différents registres de l'humain et de la langue. Dominique Baillon-Lalande |
Sommaire Lectures Le Seuil (Août 2012) 228 pages - 17 €
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