Malika MOKEDDEM

Je dois tout à ton oubli



Algérienne originaire des oasis, du côté de Béchar, dans une ville pauvre du Sahara, Selma, pour échapper dès l'enfance à une famille envahissante où les femmes sont écrasées par la résignation, fuguait dans les dunes et tirait sa force de l'école. « Elle vivait avec la trépanation de l'oubli et barricadée dans des livres pour s'abstraire d'ici. » Son aptitude à la solitude et à l'indépendance, sa détermination l'ont conduite à l'université de médecine d'Oran et grâce à une ténacité sans faille, elle exerce aujourd'hui le métier de cardiologue dans une ville du sud de la France.
« Rien ne la prédisposait, elle, à un avenir plus indulgent. L'envie d'échapper à la misère, à la terreur, l'attraction de la traversée n'en finiront jamais de sauver et de tuer, confondant le pire et le meilleur sur une même ligne d'horizon. Telle une girouette, cette aspiration change la direction des flux des migrants au gré des fortunes. »
Tout à son métier, elle vit seule et sans enfant. L'indépendance financière, la liberté mais aussi l'exil et une certaine rupture avec les siens.
« Peu à peu Selma avait dû se rendre à l'évidence : son argent leur était dû. Le travail d'une fille n'était, en somme, qu'une forme de prostitution des nouveaux temps hypocritement grimée en occupation respectable. Et en petits macs, les frères lui auraient bien assigné ce rôle à vie. Le père disparu, ses revenus devenaient la meilleure assurance pour le confort de la mère qui, elle, en vraie femme honorable, ne se risquait pas à mettre les pieds dehors. A défaut de gagner leur affection, Selma s'était acheté leur silence et sa tranquillité. »

Suite au décès inattendu d'une de ses patientes, une image, « la main de la mère qui saisit un oreiller blanc et l’applique sur le visage du nourrisson », s'impose en rêve à elle, avec violence, et l'obsède plusieurs jours sans qu'elle comprenne si c'est un fantasme ou la réalité.
Petite fille à l'époque des faits, aurait-elle occulté ce souvenir dérangeant depuis l'enfance ?
« Elle qui, enfant, aimait tant se perdre dans le dédale du ksar, a fait de sa mémoire un labyrinthe dont elle se refusait l'accès. » Pour en avoir le cœur net, elle décide de retourner dans son désert natal pour enfin parler à sa mère, tenter de briser le silence et avoir « une sorte de reconstitution sans témoins, sans flics, sans juge, si tard dans sa vie, dans la nuit de la mémoire. » Pendant ce voyage initiatique, les souvenirs refont surface avec violence.

Il n'est pas anodin de retrouver ce désert auquel une part d'elle-même appartiendra toujours. Mais le temps ne s'est pas suspendu et le paysage même diffère de celui de son enfance. « Les commodités – électricité, toilettes, eau courante – l'ont emporté sur la beauté architecturale des maisons de terre. Après la détresse du chômage à grande échelle, le désespoir du déracinement de pans entiers de la population, c'est la laideur qui s'est abattue sur le village. [...] Toutes les différences ont été gommées. L'indépendance a produit un nettoyage ethnique sans précédent. Mais la prétendue justice des héros de la guerre n'a donné un quignon de pain et n'a accordé quelques droits estropiés que pour mieux priver un peuple de l'aspiration à la liberté qui l'a tenu en haleine pendant des années. Tout a fini par tomber en disgrâce dans la misère et le renoncement. »
La ville d'Oran, elle aussi est aujourd'hui autre, telle « une plaie infectée à la face d'un pays qui ne peut prendre soin de lui-même faute d'avoir appris à s'aimer. »

Être confronté à nouveau à cette société aux traditions archaïques et liberticides et à l'intégrisme galopant remet du sel sur ses blessures.
« La plupart des hommes descendent du car pour la prière. [...] Athée depuis l'adolescence, Selma n'en est pas moins émue par la vision d'un homme qui s'arrête seul pour prier face à l'infini du désert [...] En comparaison, le groupe qui s'exécute là, à quelques mètres du car, montre une ostentation déplaisante. Le geste théâtral, ils s'épient. [...] En regagnant le car, les zélés [...] continuent à ânonner une grâce au Seigneur ou à implorer encore son pardon. Le pardon de quoi ? Pourquoi ? Pour la misère dans laquelle ils vivent ? Pour le péché d'exister ? Qu'ont-ils commis d'autre que de galvauder leur religiosité au point de la réduire à une imposture ? »

Plus que tout, retrouver cette mère avec laquelle les rapports ont toujours été mutiques et difficiles la bouleverse. Après quelques dérobades, celle-ci ne niera pas l’élimination du bébé à la naissance. « Seules la honte et la menace du déshonneur ont présidé à la décision familiale d'un meurtre. La mère n'en a été que l'exécutante. » L'enfant de l'inceste ne devait pas survivre et, pour la jeune sœur qui l'avait enfanté, il fallait bien se charger de le faire disparaître avant qu'il ne soit enregistré à la mairie. Un acte dicté par la loi du clan, sauver l’honneur et éviter absolument le scandale familial et social. Un simple petit fantôme qui hante les mémoires comme dans de nombreuses autres familles. « Combien sont-ils les bébés faits maison et étouffés en famille dans ce pays ? A la faveur de l'énormité de deux contraintes antinomiques : la promiscuité et la frustration sexuelle [...] Avec une population qui a plus que triplé depuis l'indépendance, l'exode rural massif, la paupérisation, le manque de logements qui fait s'entasser plusieurs générations d'une même famille dans des espaces exigus, l'Algérie doit battre tous les records en nombre d'incestes. Et d'infanticides. Mais cela ne relèvera jamais d'aucune statistique. »

La narratrice, tout jeune témoin involontaire du drame, n'aurait pas dû regarder par le trou du mur et voir ce qui ne la concernait pas. Venir demander des comptes aujourd'hui relève de la provocation, voire de la trahison. Mais au-delà de la barbarie de l'acte même, ce que Selma ne peut admettre c'est que ces femmes perpétuent ces infanticides avec fatalité par peur d'enfreindre les tabous qui les ligotent et sans aucune trace de culpabilité.
« L'infanticide lui apparaît soudain dans sa double signification : l'acte le plus avilissant auquel on l'ait acculée et la pire manière d'annihiler des mères, de tuer une part d'elles-mêmes en les contraignant à l'abandon ou au meurtre des bâtards de la tribu. Si elles s'y refusaient, elles étaient tuées ou ne devaient leur exil qu'à quelque miraculeuse intervention. Si elles s'exécutaient, elles n'étaient plus que des fantômes à la merci de toutes sortes d'outrages et de chantages. Cette pénitence vaut bien d'autres prisons. »
Tout en elle se révolte à l'évocation de ces meurtres légitimés, l'éloignant, plus profondément encore de cette famille et de cette culture dont les femmes, toujours, sont les victimes consentantes.
Le livre se terminera sur la mort de la mère avec des larmes salvatrices qui « sourdent en silence et recouvrent la honte comme la révolte. »

Derrière le récit grave de cette pratique secrète et collective à la fois d'élimination des bébés de la honte dans la complicité générale et le silence familial, derrière ces souvenirs de toute une vie qui s’entremêlent en des flash-back permanents dans un mouvement d'allers-retours dans le temps et dans l’espace, c'est en fait un double conflit et un double exil, celui de la relation mère-fille et celui du désert algérien avec ses traditions ancestrales face à une jeune femme libérée, aujourd'hui médecin en France, qui tiennent le roman de bout en bout. L'auteur évoque aussi de façon forte ces secrets terribles qui peuvent dormir au plus profond de soi et ressurgissent dans notre mémoire quand on s'y attend le moins. Les lieux, les gens, les ambiances sont évoqués par petites touches.
Le passé et le présent, l'ici et l'ailleurs se conjuguent âprement, parfois, mais avec une résonance tellement juste que les questionnements qui en découlent en deviennent universels et nous interpellent directement.

Malika Mokeddem possède à l'extrême l'art de mêler fiction, autobiographie et réalité avec une écriture qui semble relever de l'urgence et de l'exorcisme autant que de l'affirmation de sa propre existence. Il en résulte une authenticité émouvante et une violence qui chamboulent le lecteur. Celui-ci ferme le livre conquis par ce très beau récit, fort et chargé d'émotions et de sens.

Dominique Baillon-Lalande 
(02/08/08)    



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Editions Grasset
172 pages - 14,90 €









Malika Mokeddem

née en Algérie en 1949, vit à Montpellier où elle partage son temps entre l'exercice de la médecine et l'écriture. Ce roman est son neuvième livre. Plusieurs d'entre eux ont paru en Livre de Poche.