Cormac Mc CARTHY

La route



Dans l’univers dépeint par Cormac Mc Carthy, l’Apocalypse a déjà eu lieu. La terre est couverte de cendres, le soleil est sans cesse dissimulé par des nuées couleur de suie. La végétation et les forêts sont calcinées, la vie animale a disparu, les villes désertes où s’amoncellent les détritus ont été vandalisées par les pillards. Dans ce paysage uniformément noir, la neige elle-même est grisâtre. Les humains rescapés errent par petits groupes, dont beaucoup ont régressé vers la barbarie la plus féroce et font du cannibalisme un mode de vie. Des cadavres se décomposent dans les maisons vides. L’océan n’est plus qu’une étendue morte. « Il sortit dans la lumière grise et s’arrêta et il vit l’espace d’un bref instant l’absolue vérité du monde. Le froid tournoyant sans répit autour de la terre intestat. L’implacable obscurité. Les chiens aveugles du soleil dans leur course. L’accablant vide noir de l’univers. »

Dans ce paysage sinistre cheminent un homme malade et son petit garçon, vêtus de guenilles, poussant devant eux un caddie où sont entassées leurs pauvres possessions. Ils veulent atteindre le sud, où ils espèrent trouver un climat plus clément. Toutes leurs énergies sont mobilisées par un impératif unique, survivre, survivre à tout prix à la morsure perpétuelle du froid, à la faim qui tenaille souvent plusieurs jours de suite jusqu’à l’épuisement total, aux mauvaises rencontres toujours possibles. La découverte d’une couverture, d’une bâche pour se protéger de la pluie, de boîtes de conserve ayant échappé au pillage est pour eux une aubaine toujours trop rare. La perte du briquet qui permet, le soir venu, d’allumer un feu de bois pour le bivouac est une catastrophe majeure. L’homme possède aussi un revolver, qui permet d’intimider, voire d’éliminer voleurs et assassins, et qui représente aussi l’ultime recours puisqu’il assure à celui qui le détient la possibilité de se donner la mort, et de la donner à ceux qu’il aime, pour échapper à un sort encore plus atroce. Jour après jour, le père et l’enfant répètent les mêmes gestes : marcher, fouiller les maisons en quête de nourriture et d’accessoires utiles, se terrer pour échapper aux bandes errantes, trouver un coin abrité pour dormir. Mais la monotonie même de cette répétition engendre une forme de suspense, tant on sent la mort planer comme un oiseau de proie prêt à s’abattre à tout instant sur ces deux misérables silhouettes qui, dans ce désert de cendres, progressent opiniâtrement.

On pourrait croire qu’un univers aussi sombre ne laisse aucune place à l’espoir. En fait, le livre est illuminé de l’intérieur par l’immense tendresse qui lie l’homme et l’enfant, sensible dans les gestes les plus quotidiens, dans les dialogues les plus simples. Par ailleurs, le petit garçon, que la rudesse de son existence aurait pu endurcir et rendre impitoyable, est au contraire un être plein de compassion, qui supplie son père d’épargner un voleur ou de partager leurs vivres avec une rencontre de hasard. La laideur des temps n’a pas entamé ce qu’il faut bien appeler son âme, ni obscurci la lumière intérieure qu’il porte en lui. Il est celui qui « porte le feu », comme le lui répète son père. Peut-être faut-il voir se dessiner là en creux une espérance quasi religieuse, comme les références bibliques inclineraient à le faire croire. La fin ouverte n’y contredit pas, ni l’ultime vision de l’homme : «  Il s’arrêtait et s’appuyait contre le caddie et le petit continuait puis s’arrêtait et se retournait et l’homme levait les yeux en pleurant et le voyait debout sur la route qui le regardait du fond d’on ne sait quel inconcevable avenir, étincelant dans ce désert comme un tabernacle. »

L’écriture, volontairement plate et répétitive, peut au départ rebuter le lecteur : peu de subordinations, beaucoup de phrases sans verbe juxtaposées comme les perceptions qu’elles dépeignent, et beaucoup de propositions coordonnées qui créent une sensation de monotonie. En fait, elle épouse exactement le propos du livre et crée très vite un effet hypnotique qui pousse à poursuivre la lecture toujours plus loin. Une fois tournée la dernière page, on a la certitude d’avoir découvert un grand écrivain, par ailleurs remarquablement traduit.

Sylvie Huguet 
(12/05/08)    



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Editions de l'Olivier
245 pages
21 €

Traduit de l'anglais (Etats-Unis)
par François Hirsch




Photo © Derek Shapton
Cormac Mc Carthy
,
né aux Etats-Unis en 1933,
a obtenu le Prix Pulitzer pour La route. Son roman précédent, No country for old men (Non, ce pays n'est pas pour le vieil homme, l'Olivier, 2007) a été adapté au cinéma par les frères Coen.