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Laurent MAUVIGNIER

Des hommes


En entrant dans le roman de Laurent Mauvignier, Des hommes, on est frappé, c’est vraiment le terme, comme par un coup de poing, par la phrase malmenée, le paragraphe chahuté, le rythme des mots. En lisant on s’essouffle comme si on devenait "Feu-de-bois" ce poivrot titubant qui entre maladroitement dans la salle des fêtes où sa sœur a organisé son pot de départ à la retraite. Le langage, proche du langage parlé, est haché, douloureux. Chez "ces gens-là", on n’a pas les mots pour le dire. Pour montrer que le passé ne passe pas, le récit va ainsi partir d’aujourd’hui : un poivrot dans un village français, en hiver, sous la neige, surnommé "Feu-de-bois" tellement il sent mauvais, pour remonter son histoire, lui redonner une identité : Bernard, jeune homme appelé en Algérie autour de 1960.

Non, ce n’est pas un livre sur la guerre d’Algérie mais sur la violence qui est faite à des hommes. A ces hommes dont le grand-père a fait 14-18, dont on dit du père qu’il a résisté, à cette génération dont on va dire de leur guerre indicible, pas avouée, pas montrée : « C’était pas Verdun, votre affaire. »

Les phrases malmenées du narrateur dont la notion d’omniscience est tout de suite évincée : non ce n’est pas un livre qui nous expliquera la guerre d’Algérie, non ce n’est pas un livre qui donnera des réponses, ces phrases lâchées sont comme de la matière triturée pour mieux montrer les hésitations, les gestes, les corps en mouvement, la violence des corps, du silence, des souvenirs, du temps qui passe et de ce qui ne passe pas.

Le narrateur, c’est Rabut, cousin de "Feu-de-bois" et dans le même contingent que lui. Au début, il dit à peine "je" mais relate ce que lui disent des témoins, en style direct, de ce qui se passe dans cette fête, de ce qui s’est passé en fin d’après-midi, ici, au village, cet hiver et de ce qui s’est passé, ces autres jours, là-bas, après la permission à Oran, ce que lui Rabut, par un concours de circonstance, a évité.

Le récit se déroule sur environ 24 heures et se divise en quatre parties : après-midi (le pot de retraite), soir (la folie de "Feu-de-bois" ou le retour du refoulé), nuit ( flash-back aveuglant sur leur guerre d’Algérie à eux, Rabut, Bernard, Février et quelques autres , avec un "on" qui essaie de dire leur attente dans la chaleur : l’ennui, le silence, la peur, l’horreur…), matin (retour au présent : Rabut reprend la narration à la première personne, dans le froid de sa voiture).

Ce n’est pas un roman psychologique, non plus, on entre dans la caboche des types pris malgré eux dans un conflit commencé depuis longtemps par ralentis, accélérations, colères, abattements. On est dans l’énergie d’une oralité, c’est toujours la même voix mais ce n’est pas vraiment une personne qui parle : c’est comme un rythme, un battement. On est en apnée, à l’intérieur, on est mis à la place. On part de la déchéance de "Feu-de-bois" et on remonte son histoire de personnage plutôt antipathique mais pas seulement détruit par la guerre, par son histoire aussi : plus on est contraint, moins on fait ce qu’on a rêvé. Cette difficulté terrible à être, ce n’est pas seulement la guerre qui la révèle, c’est aussi le frottement des rêves à la réalité. La rencontre, à Oran, de Bernard et Mireille, plus qu’une rencontre amoureuse, est une occasion. Une occasion pour lui de ne jamais retourner à la campagne qu’il hait et pour elle d’aller à Paris !

Derrière les mots, Laurent Mauvignier veut nous faire retrouver les sensations : la chaleur sur la peau, l’odeur de la sueur, de la peur, l’expérience d’avoir un fusil dans les mains, la nuit, et que quelqu’un qui ne sait rien de la guerre d’Algérie, comprenne. On a, hélas, tous en tête des images de guerre, de soldats faisant irruption dans un village écrasé de soleil. Mais c’est quoi avoir 20 ans et voir quelque chose d’insupportable ? Le lecteur accompagne les personnages et doit en passer par là aussi. Dans l’hallucinant récit de leur guerre, on ne voit presque jamais la scène se faire mais le résultat. Il n’est pas question de tout dire, mais de rendre la fulgurance, la sidération, d’être suffoqué physiquement par une vérité romanesque.

J’ai entendu Laurent Mauvignier dire qu’il n’a pas envie d’écrire des livres qu’on oublie tout de suite. Il peut être tranquille…

Sylvie Lansade 
(27/11/10)    



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Lectures










Editions de Minuit

288 pages - 17,50 €






Photo © Hélène Bamberger/Minuit
Laurent Mauvignier,
né à Tours en 1967, diplômé des Beaux-Arts en Arts Plastiques, est l'auteur de sept romans, tous parus aux éditions de Minuit.









Pour visiter son site :
www.laurent-mauvignier.net