Bernard MATHIEU, Cargo



L'ouvrage de Bernard Mathieu s'intitule Cargo. Et ce titre bref, impératif, annonce bien ce que son étymologie suppose, qu'on y embarque, passager, avec son lot de souffrances, tout le fret de douleurs dont la vie sait si bien charger quelques-uns. Cargo veut dire charge.

Mais ce cargo-là est aussi un être palpitant, l'un de ces monstres marins, abyssaux et redoutés, peut-être même le K de Dino Buzzatti : « La machine bat doucement. Les bateaux vivants ne sont jamais silencieux, il y a toujours, dans un endroit de la coque, un moteur qui tourne, de l'eau qui dégouline sur la tôle du flanc. » Sur le quai se tient une femme « au corps charnu, extrêmement sensuel », pourtant le désir de l'homme n'est pas tendu vers elle. Il la contourne, « fait demi-tour, regagne l'ombre que projette sur la pierre le gros cargo aux cales béantes sur lequel il va s'embarquer. » Il abandonne les seins moulés de la femme pour « le château du cargo [qui] brille, illuminé jusqu'au sommet. » Avec la femme et l'homme embarqueront quelques officiers et des marins, évidemment.

Il ne faut surtout pas chercher à reconnaître, dans ce navire et son équipage, les coques rouillées de Joseph Conrad. En revanche, on peut glisser sans crainte vers Melville. Le cargo, personnage central du roman est la baleine blanche. Il est donc aussi, tout à la fois, Moby Dick, le gros poisson béant qui avala Jonas et le biblique Léviathan. À l'abri tremblant de son ventre (« des vibrations soudaines le secouent, font résonner sa carcasse de tôle : des spasmes, des convulsions sèches, inexplicables »), les passagers déballent leur lot de malheurs : « Ma petite fille est morte à l'âge de deux ans, ma femme a fait une grave dépression nerveuse (…). Le commandant a vu son navire sombrer en emportant sa femme (…). On m'a remplacé la tête du fémur par une prothèse de chrome, on m'a mis une broche. L'os fout le camp, il s'effrite. » Cette patte folle, digne d'un capitaine Achab nous a mis sur la voie. Car la mer à n'en pas douter est initiatique pour ces passagers meurtris dont les cicatrices changent de couleur, comme l'eau, selon les heures du jour. Et puis, c'est bien connu, le sel avive les plaies, même les meurtrissures intérieures.

De petits chapitres de deux à trois pages rythment sèchement l'ouvrage. Leur cadence répète les vibrations de la salle des machines qui reviennent lanciner chaque passager, douleur inflammatoire, pulsatile, impossible à oublier puisqu'elle les bat au rythme de leur propre sang. Sur la mer, l'angoisse et la maladie font leur ronde jour et nuit. Si Valparaiso est la fin du voyage, la ville n'est que la fin apparente de l'odyssée de ces Ulysse sans ruse et sans sagacité, sans le secours des dieux non plus, et qui n'ont plus dès lors que l'infinie ressource de continuer à vivre.

On l'aura compris, le voyage en mer de Bernard Mathieu est un processus et ce Cargo une métaphore qui crée sans cesse le voyage intérieur sans l'accomplir jamais.

Régine Detambel 



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Editions Joëlle Losfeld, 2005
Collection "Arcanes"
198 pages, 10 €