Deux petites, jamais nommées, la délurée et timide, toujours
ensemble, depuis l'école primaire, "collées l'une à
l'autre". Elles vivent dans les terres à quinze kilomètres
du Cap Blanc-nez. A cette fin de troisième, ces deux-là qui traitent
les autres de mioches, ont déjà leurs secrets, prennent leur vie
en main. Elles ont projeté une aventure commune, la dernière,
pour fuir la grisaille des jours et l'avenir bouché. Une escapade à
travers le paysage sauvage et magnifique de la Côte d'Opale, jusqu'au
Cap. Là, ensemble, légères, se donnant la main, elles se
laisseront porter par le vent pour, du haut des falaises crayeuses, prendre
leur envol.
Un fait divers qui a bouleversé toute la région et qui fait causer.
Tout d'abord au collège où enfants et enseignants sont sous le
choc. Notamment leur professeur de français, perdue dans cette région
qu'elle vit comme hostile et où elle se sent exilée, en arrêt
depuis l'accident. Ce fut pour elle l'angoisse (ou l'agression ?) de trop, la
boussole déjà mal en point qui s'affole et la dépression
qui s'installe. Confidence aussi d'une adolescente, pas une proche des deux
filles dont la connivence excluait tous les autres, une de leur classe seulement.
Mal dans sa peau depuis qu'elle sait que ses parents ont décidé
que la fac dont elle rêvait n'était pas pour elle et que choisir
un bac pro de secrétariat ou commerce était plus raisonnable.
Résultats scolaires en chute libre depuis, redoublement à prévoir.
Celle qui dit "quand je lisais, j'avais l'impression d'exister"
n'arrive pas à croire vraiment au suicide. "Vous savez la mer,
c'est pas loin, mais c'est comme si c'était loin, on n'y va jamais. Elles
y sont parties, moi je pense, pour voir la mer, rien que pour se démarquer
de nous, désobéir, se donner des frissons, faire semblant de décider,
d'être libres."
Le cousin de la jeune victime aux allures de "garçon manqué",
vit à la ville et travaille sur les ferries. Par compassion, sa mère
lui a demandé de passer chez son oncle et sa tante lors de ses congés
pour "leur changer les idées". Mais le père est
muré dans son silence et sa colère. "Ce n'est pas qu'il
se sentait coupable. A mon avis, il avait honte. Que ça lui arrive à
lui. Une histoire pareille, chez lui, dans sa maison. C'est son côté
moral qui ressort. Il est gendarme." Seule la mère essaye de
faire surface pour le petit frère... Ambiance lourde qui renforce le
désir du jeune homme de partir au grand large.
Une quinquagénaire, cliente d'un salon de coiffure à proximité,
commente pour elle seule le drame. La jeune shampouineuse en pleurs "comme
si cela pouvait lui arriver, comme si c'était une maladie contagieuse.",
elle qui trouve que cet acte effrayant donne une mauvaise image à la
ville, à cette plage "un peu triste" à laquelle
elle est attachée. "Allez savoir pourquoi ! Parce que ça
change sans cesse ?"
Dans cette longue nouvelle, l'auteur choisit de prendre, en quelque sorte,
les "mignonnes" inconnues sous son aile, les accompagnant à
distance, sans faire de psychologie. Comme si le protagoniste central du livre
était le paysage lui-même, auquel l'auteur donne la parole au tout
dernier chapitre. Comme inhabitées, ces falaises, cette lumière,
ce vent qui "tourne, [...] file, [...] donne de la voix, rugit",
ce ciel qui "flotte sur la lande, sur la mer. [...] enlace le paysage"
et cette mer qui aime ses colères qui "ont des couleurs. Vert
acide, noir dense, jaune imprenable" portent le texte.
"J'ai en moi l'immensité et le froid, la fureur et les ténèbres.
Je suis le reflet de leurs âmes vides. Je les envahis. Je les avale. [...]
Je suis la sauvage. Je suis la cruelle. Je suis la mer libératrice. L'inconsolable."
sera l'ultime phrase venue clore cette incursion dans ce lieu d'une beauté
fascinante et inhumaine dont il faut se déprendre et à l'emprise
duquel il faut échapper pour pouvoir vivre et respirer librement.
De ces récits tout en sobriété, en esquisses, en nuances,
sans pathos ni démonstration, se dégage beaucoup d'émotion.
D'étrangeté, aussi. L'atmosphère et les images, très
photographiques, sont fortes et habitées. Les gens, modestes, y parlent
vrai, comme dans un souffle, en s'excusant presque. Roman sur la difficulté
de vivre ou lettre d'amour pour la sauvagerie du Cap, l'auteur conjugue très
harmonieusement les deux.
On est troublé, envoûté, conquis par ce texte court inclassable
qui nous laisse la fatigue des grands vents sur les épaules et l'amertume
du sel sur les lèvres.
Superbe !
Dominique Baillon-Lalande
(18/06/11)