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Le Caire vers le milieu des années soixante
L'Égypte s'estime invincible.
Les généraux la contiennent entre leurs mains, des mains très
peu de velours. Ils ont chassé leur Roi (ce pauvre Roi Farouk qui ne rêvait
que d'aimer les femmes) et gouvernent en maîtres.
C'est par hasard que le narrateur de ce roman découvre le Karnak
Café perdu en retrait dans la rue Mhadi. Il reconnaît dans
les traits fins de la patronne l'étoile de l'Imad Addine : Qurunfula
la star, le rêve incarné des florissantes années 1940. J'entendis
résonner l'écho d'un tambourin, un parfum d'encens titilla mes
narines, un corps ondula, celui d'une danseuse orientale ! C'est un véritable microcosme qui fréquente l'établissement
: des vieux du quartier qui viennent là boire leur thé et fumer
leur narguilé en jouant au trictrac, et puis un groupe de jeunes étudiants.
L'un d'eux, Hilmi, est l'amant de la patronne ; deux autres, Ismaïl et
Zaynab, sont amants. Comme dans tous les cafés du monde, on parle ici
de politique, aucun d'eux ne désavoue la révolution de 1952 qui
assura à leur pays et à leur peuple son indépendance, ils
en sont les enfants. Pourtant un jour le petit groupe d'étudiants disparaît
pour réapparaître quelques jours plus tard. Cette disparition inexpliquée
se répétera trois fois. Entre temps, l'Égypte connaît la
catastrophe (c'est ainsi que les Égyptiens appellent la défaite
de juin 1967). L'Égypte n'est plus invincible. Naguib Mahfouz (1911-2006, premier écrivain de langue arabe couronné
du prix Nobel de littérature en 1988 ; Zola de la culture égyptienne)
traite ce court roman à la manière d'un reportage. Au fond du
Karnak Café, il recueillera la confidence d'Ismaïl, la vérité
sur son enfermement dans les prisons de l'état sous de vagues soupçons,
les tortures dont il sera la victime, sa libération sous surveillance.
Peu à peu nous découvrons derrière les facettes orgueilleuses
de la jeune révolution, la tyrannie des généraux contre
tous ceux qui pourraient ressembler de près ou de loin à des islamistes
ou pire à des communistes. La confidence de Zaynab est quant à
elle bien plus terrible, c'est son honneur qu'elle perdra. On m'a jetée
dans une cellule pour me soumettre à une des pires tortures qui soit
pour une femme celle de devoir dormir, manger et déféquer au même
endroit. (
) Le gardien pouvait à tout moment regarder par le judas
de la porte et m'épier en ricanant. Elle acceptera pour s'extraire
de ce piège de devenir une indicatrice et de commettre l'irréparable
: trahir un ami. Au regard des jours présents où l'Égypte attend de nouveaux maîtres,
de nouveaux dirigeants qui la libéreraient de la corruption et de la
misère dans lesquelles l'ont lentement fait glisser les maîtres
et les dirigeants de l'ancien régime, ce roman écrit en 1971 (enfin traduit en français) nous
instruit sur la fragilité de ceux qui croient en la révolution
égyptienne de 2011, autant que d'autres ont cru en celle de 1952.
Notre univers grouillait de fantômes et bruissait de récits, anecdotes,
rumeurs et plaisanteries
Le consensus général était
que nous vivions le plus formidable mensonge de notre existence. Espérons que l'Égypte ne retombera pas dans ses anciens mensonges
et qu'elle se construira enfin, avec ou sans ces charters de futiles touristes
qui n'aperçoivent trop souvent de ce pays que ses anciennes pierres. David Nahmias |
Sommaire Lectures Editions Actes Sud 128 pages - 16 € Traduit de l'arabe (Egypte) par France Meyer
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