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Marina LEWYCKA

Deux caravanes



L'Angleterre. Deux caravanes sont garées dans les champs de fraises, une pour les hommes et l'autre pour les femmes, plus petite, bien rangée. Tous jeunes et courageux, les cueilleurs qui les habitent viennent de tous les endroits du globe, attirés par ce travail saisonnier à la rémunération alléchante. Dans leurs maigres bagages, quelques mots d'anglais et le rêve d'un pays de tous les possibles. Mais sur place on découvre que le patron est un fermier fruste et rougeaud qui roule en Land-Rover, qu'il est secondé par Vulk un homme de main aux méthodes douteuses, que le travail est harassant et la paye amputée de frais divers... Heureusement qu'ils ont tous encore l'insouciance et la naïveté de la jeunesse.

Parmi cette tribu joyeuse et querelleuse, le regard s'attarde plus particulièrement sur Irina, jolie brune à la longue natte dans le dos, pétillante fille d'enseignants de Kiev venue perfectionner son anglais tout en espérant trouver là liberté et identité avant de s'engager dans des études universitaires et sur son compatriote Andriy, simple fils de mineur échappé par miracle d'un éboulement minier fatal à son père. Autour d'eux, avec eux l'Africain Tomasz affublé de baskets nauséabondes, la voluptueuse Polonaise Yola, qui assure sur place la direction de l'équipe, sa nièce Mira, deux Asiatiques qui étudient la comptabilité et la médecine, Vitaly qui pourrait bien être gitan ou d'Emmanuel qui ne quitte jamais son anorak noir...

Une vie rude mais chaleureuse jusqu'à ce que Vulk, excité par la beauté d'Irina, fasse basculer leur histoire. Quand le mafieux brutal et grossier enlève la jeune fille, Andriy, qui tente sans succès la conquête de la belle depuis le premier jour, vole à son secours, suivi de Tomatz, Marta, Yola et les deux Chinoises. Mais derrière l'horrible et pitoyable Vulc à la queue de cheval de rat ou Vitaly jouant à l'homme d'affaire le « mobilfon » accroché à l'oreille, se cachent de vrais gangsters russes sans scrupules, cupides et arrogants.

La partie sera difficile pour les immigrants crédules et ignorants des coutumes locales. Cette course poursuite de Londres à Douvres les amène à découvrir la société anglaise sous une lumière moins favorable, les confronte à diverses autres formes de l'exploitation des faibles par ceux qui ont le pouvoir de l'argent, est émaillée de bagarres en tous genres, fatales à certains. Lors de ce périple plein de péripéties, l'amour pointe son nez, aussi. Les personnages se séparent, se croisent, se retrouvent au gré du hasard, d'histoires sombres ou rocambolesques tour à tour. Un chien, un bon chien puant et galeux les accompagne...

Ici, caché derrière la façade lisse et propre de la société anglaise cosmopolite contemporaine, est dénoncé le quotidien des immigrés clandestins avec les filières et leurs complices, l'argent sale, la prostitution, la misère, l'hypocrisie. Dans ce monde rassurant de la consommation, la vie humaine et le sexe se marchandent sans vergogne et ceux qui quittent leur pays pour fuir, souvent, la pauvreté ou le malheur, pour cet ailleurs tant rêvé, en sont les victimes toutes désignées. Ukrainiens, Polonais, Asiatiques, Africains débarquent ainsi en nombre dans ce mythique éden, fantômes invisibles qui font fonctionner la société, nettoient les rues, réparent les maisons, travaillent dans les champs ou les restaurants pour un salaire de misère, et sont attendus de pied ferme par des individus louches qui évoluent dans une semi-criminalité, des réseaux mafieux ou simplement des patrons sans scrupules. C'est cette exploitation de l'homme sous toutes ses formes qui constitue le cœur de ce roman.

Les personnages, loin d’une caricature simpliste hâtivement esquissée pour faire rire ou émouvoir, sont ambivalents et attachants : Irina est certes une enfant gâtée capricieuse, prétentieuse même, parfois, mais sa fragilité et son obstination lui confèrent une humanité troublante. Andriy, garçon fort mais blessé, ballotté entre passé et avenir, cherche ici une vie possible loin de l'histoire familiale et de la mine. Les autres sont à l'avenant : l'Africain se réfugie dans la morale et la religion pour espérer le salut de l'âme à défaut d'un espoir de vie meilleure ici-bas ; l'inébranlable Yola cache sous sa sensualité, son goût de l'organisation et sa solidité, un drame personnel et des rêves de prince charmant...

Mais l'originalité de ce livre est que l'auteur, pour ancrer sa dénonciation dans une réalité contemporaine paradoxale et complexe, évite soigneusement le misérabilisme pour lui préférer l'humour et la fantaisie. Les situations bien qu’angoissantes deviennent burlesques, les personnages sont volontiers déjantés, les dialogues loufoques. Ici, quel que soit l'aspect tragique des destins individuels, la vie et la société, frôlant l'absurdité, recèlent leur lot de mesquinerie, de folie, dans un scénario indubitablement mouvementé et comique. Il y a le souffle de la jeunesse et du rock'n'roll dans tout cela.

Un roman vif, enlevé et hybride, à la croisée du roman d'amour, du polar, du roman social et du roman d'aventure. Intelligent, satirique et drôle. Un très bon moment de lecture.

Dominique Baillon-Lalande 
(01/07/10)   



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Editions des Deux Terres

421 pages - 22 €

Traduit de l’anglais
(Royaume-Uni)
par Sabine Porte




Marina Lewycka,

est née à la fin de la guerre, de parents ukrainiens, dans un camp de réfugiés à Kiel, en Allemagne, et a grandi en Angleterre. Elle vit à Sheffield, où elle enseigne à Hallam University. Son premier roman, Une brève histoire du tracteur en Ukraine, a été un best-seller en Angleterre avec plus d’un million d’exemplaires vendus, et pour lequel elle a reçu le SAGA Award et le prix Bollinger en 2005. Lors de sa publication, Deux Caravanes était numéro un sur la liste des best-sellers du Sunday Times et a été traduit depuis dans une vingtaine de pays.