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Michèle LESBRE

Le canapé rouge


Un jour, Anne, hantée par la mélancolie de l'inaccompli, décide déraisonnablement de traverser la Russie en transsibérien sur les traces du jeune camarade de combat qu'elle a aimé jadis, au temps de leurs rêves de justice sociale et de monde nouveau. Trop longtemps qu'elle n'a plus de nouvelles de celui qui, par fidélité idéologique s'est retiré au bord du lac Baïkal. « Voyager avait toujours signifié tenter un lien aussi ténu fut-il avec le monde, écarter ce qui se faufilait entre lui et moi, les distances, les langues, le racisme, les religions, des obstacles qui ne s'effaçaient pas toujours mais donnaient du sens. »

A son départ, elle laisse derrière elle, Clémence, la vieille voisine qui aime tant lui entendre lire des histoires de femmes au destin exemplaire, plus particulièrement celle de Milena Jesenská qui, pour ne pas laisser attendre son amant, avait traversé la Moldau à la nage. Une tendre complicité unit la lectrice à l'ancienne modiste qui, installée sur son canapé rouge, lui raconte parfois sa vie dans le Paris des années quarante, son tragique amour de jeunesse, les étranges rencontres offertes par son métier et les petits bonheurs épars qui ont émaillé son existence. « Elle me plaisait beaucoup cette petite femme qui résistait si bien à la vieillesse et à tout ce qui peut en faire un désastre permanent. »

Le voyage en train s'étire entre lectures, paysages entrevus derrière les vitres, échanges furtifs entre compagnons de voyage, souvenirs et rêveries. L'image d'une Russie profonde en décomposition avec sa campagne monotone, ses champs laissés en friche, la traversée de bourgs désolés aux usines désaffectées, accompagne son voyage intérieur d'une mélancolie douce que vient rompre parfois une situation cocasse, un air d'accordéon, un rire. « La lancinante fuite des paysages sans cesse répétée me plongeait dans une torpeur d'où je ne m'évadais que pour aller chercher un peu de thé, m'accouder aux fenêtres du couloir ou encore engager une conversation chaotique qui se terminait souvent par un fou rire collectif. » Toujours fugaces, sur un quai, entre deux départs, les rencontres ont le charme des hasards heureux qu'offre le voyage mais dans chaque visage, derrière chaque silhouette entrevue, Anne ne peut s'empêcher, de chercher des traces de Gyl, l'amant disparu.
Arrivée à Irkoutsk, chaleureusement accueillie et renseignée par la population locale, elle prend le car qui l'amènera au bord du lac. « Le lac est un grand œil tranquille... Dès mon arrivée au village je l'avait cherché, il était au pied des dernières maisons, solennel et limpide, d'une limpidité extraordinaire. […] Mystérieux lac vénéré comme un dieu. »

Mais, plus la fin du voyage approche, plus les raisons initiales qui ont poussé Anne à partir, perdent leurs forces. Ce retour sur son passé, les questions qui s'imposent à elle sur le sens de cette quête et sur la portée de ce voyage la conduisent progressivement à une certaine sérénité, à un détachement, lui permettant de se dévêtir de cet amour passé.
Parvenue à destination, après avoir découvert en l'absence de son ex-amant l'intérieur de la maison qui l'abrite maintenant, elle abandonnera sa quête et s'en retournera en silence sans laisser de trace. Le besoin de retrouver l'homme s'est évanoui, c'est avec elle-même qu'elle a fini par se réconcilier le temps de cette parenthèse.
Là-bas, la vieille dame, cette éternelle amoureuse dont le souvenir l'a accompagnée pas à pas en écho à ses rêveries russes, doit l’attendre sur son canapé rouge. « Penser à elle dans mon hôtel de transit me ravissait, j'avais très envie de la revoir, vite, de lui conter mon étrange voyage, sans doute le plus étrange de tous mes voyages, parce que plus que tous les autres il m'avait sans cesse ramenée à la vie, à la simple vérité de la vie. »

Elle a maintenant trouvé ce qui l’a entraînée si loin et puisé en elle les raisons de continuer à vivre malgré les amours perdues, les révolutions ratées et le temps qui passe. Il lui faut revenir maintenant et exister au présent.
« Petite fille, je vivais dans la folle attente de la vie. Je croyais qu'un jour, brusquement, la vie allait commercer, s'ouvrir devant moi, comme un lever de rideau, comme un spectacle qui commence. Il ne se passait rien et se passait des quantités de choses, mais ce n'était pas ça, on ne pouvait pas dire que c'était la vie, et il faut croire que je persiste à être une petite fille car je continue à attendre cette vie qui va venir. » (Franz Kafka) a-t-elle lu, une après-midi à Clémence.

Dans ce roman, Michèle Lesbre joue avec le dépaysement du lecteur et l'entraîne, à son rythme, dans un va-et-vient entre le passé et le présent, un pays et un autre. C'est une histoire de lieux, de temps, de souvenirs et de désir. C'est aussi une belle histoire d'amitié entre deux femmes de générations différentes, la plus âgée aidant l'autre, sans le savoir, à accepter de vieillir sereinement.
A coups de petites phrases qui lui permettent d'évoquer sans raconter, de références littéraires ou historiques qui viennent subtilement nourrir le récit, de descriptions transformées en rêveries poétiques, l'auteur nous esquisse, d'une écriture limpide et dépouillée, des réalités éclatées, de cette Russie indéfinissable qui, sans être parvenue à changer le monde, aura provoqué tant de rêves et d'ardeur, de ce qu'il en est advenu aujourd'hui, de ce Paris d'après-guerre si éloigné du notre.
D'impressions en souvenirs, tout est vu de l'intérieur, dans un savant mélange de fiction et d'introspection, par des personnages de femmes fortes et déterminées mais tendres et bouleversantes d'humanité que l'authenticité rendent proches et touchantes.
Le dénouement d’une beauté simple et tragique vient parfaire le charme nostalgique qui berce l'ensemble. Mais l'espoir est là, toujours vainqueur de la tristesse, qui nimbe le roman d'une lumière douce.
Il faut un peu de temps pour se laisser séduire et savourer cette fugacité légère de l'instant mais au fil des mots la petite musique de Michèle Lesbre vient vous cueillir pour ne plus vous lâcher.
Un livre fort et singulier.

Dominique Baillon-Lalande 
(05/04/08)    



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Lectures









Sabine Wespieser
Editeur

160 pages - 17 €






Michèle Lesbre

a déjà publié une dizaine de livres et obtenu plusieurs prix littéraires (dont le Prix Mac Orlan pour Le Canapé rouge).










Vous pouvez lire
un entretien avec
Michèle Lesbre
au sujet de ce livre
sur le site
www.linternaute.com