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Natsuo KIRINO


Le vrai monde



Tokyo, l'été.
Toshiko, alors qu'elle se prépare pour se rendre aux cours intensifs qui la préparent aux examens d’entrée à l’université, est surprise par un étrange bruit de verre brisé qui lui semble provenir de la maison voisine. L'idée d'un cambriolage l'effleure mais, dans le doute, elle fait comme si de rien n'était. Croiser "le lombric", son voisin ainsi surnommé à cause de son physique peu gracieux, cet intello sinistre coupé du monde qui semble passer tout son temps à réviser ses cours exceptionnellement de bonne humeur ce jour-là, la conforte dans l'idée qu'elle a dû rêver.

En fait, l'adolescent vient de commettre un meurtre chez lui, à coups de batte de base-ball. Élève moyen, Ryo ne supportait plus la pression d’une mère possessive et éprise de normalité, de son péquenaud cravaté de père, les conflits familiaux et la charge qui pesait sur ses épaules. Il ne semble pas regretter son geste mais partir libéré vers une autre vie.

Quand le soir en rentrant, Toshiko apprend le meurtre de la mère et la disparition du fils, elle fait rapidement le lien entre la disparition du lombric, le vol de son vélo et de son portable. Mais celle qui est la première à avoir été confrontée au meurtre et au meurtrier, va faire le choix de se tenir extérieure à cette histoire, d'en dire le moins possible à ses parents ou à la police. Elle préfère vivre par procuration à travers ses trois amies, Yuzan la gentille paumée, Kirarin l'allumeuse « qui se montre gaie en permanence » et Terauchi la surdoué « à l'esprit tordu et l'humour décalé », toutes contactées par l'assassin présumé grâce au carnet d'adresses du portable volé. Les jeunes lycéennes en sont toute émoustillées. Yuzan dont la mère est décédée, qui se pense lesbienne et se cherche dans les quartiers mal famés, verrait bien dans ce garçon différent des autres un frère de malheur qu'elle se doit d'aider dans sa fuite. Kirarin, l'écolière modèle qui joue la ganguro la nuit, trouve dans l'histoire du matricide une nouvelle source de désir, de rêve et d'émotion et accompagnera le garçon jusqu'à partager sa chambre au Love Hôtel. Seule l'intellectuelle du groupe, Terauchi, aperçoit derrière le héros du jour l'être infantile, ennuyeux et perdu qu'il demeure et n’éprouve aucune pitié pour celui dont la cavale lui semble d'emblée vouée à l’échec. « Le jour du jugement arrivera tôt ou tard. »
Les quatre adolescentes garderont le secret et entretiendront, pour des raisons propres à chacune, une complicité avec le jeune assassin qu'elles considèrent comme un antihéros de la société japonaise.

Ça commence presque comme une série pour adolescentes avec pour héroïnes quatre amies à l'aube du grand saut dans la vie universitaire – interminables communication téléphoniques, premiers émois ou craintes partagés – et un voisin souffre-douleur surnommé "Le Lombric". Mais très vite, avec le crime de Ryo le récit bascule. Toshiko et ses amies font partie de cette classe moyenne japonaise qui ne manque de rien, mais se sentent toutes malgré leurs différences, oubliées, niées en tant qu'individu, rejointes sur ce point par le meurtrier. On s'aperçoit alors que les cinq protagonistes ont en commun le rejet de leurs parents, en règle générale peu glorieux, et de ce monde agressif, où la pression ne se relâche jamais, où le regard des autres continue à peser, qu'ils représentent. Ces jeunes filles, en passe de quitter l'enfance, semblent refuser obstinément de passer dans ce vrai monde, cet univers d'adultes responsables qui entraîne la perte des illusions et l’enfermement. Le meurtrier, ce garçon banal et sans attrait, en se libérant violemment de ses entraves, joue les catalyseurs, devient un symbole du malaise larvé de toute une génération et acquiert par son acte un vrai pouvoir de fascination sur celles qui auparavant ne le voyaient même pas, de quoi les entraîner là où seules elles n'auraient jamais été, au bord du précipice. « Parce que c'est un gosse d'élite déchu » il devient un héros.

Le vrai monde de Natsuo Kirino est un roman choral, où chaque personnage s'approprie un chapitre, se raconte, se livre et vit ce fait divers comme une aventure au sens romanesque du terme. Donnant à tour de rôle la parole à chacun des lycéens, l'auteur sonde l’univers tourmenté de l’adolescence, s'approche au plus près du vécu des personnages et de leurs sentiments face au danger. Quand le Lombric à son tour se livre, le lecteur, transformé en voyeur, ne peut s'empêcher devant le dégoût ressenti de trouver son surnom amplement mérité.

A travers ces cinq regards croisés, c’est le portrait d’un certain Japon que dresse Natsuo Kirino. « Le monde a craqué et les morceaux se sont envolés depuis longtemps. » Les filles font des études pour mieux se marier, les garçons se perdent dans un univers peuplé de mangas, de jeux vidéo et d’électronique ; tous, livrés à eux-mêmes, sont écrasés par l'énorme pression que mettent sur eux les parents mais aussi par cette société marchande qui ne voit en eux que des consommateurs potentiels. « Maman m'assène en permanence que je dois ne pas avoir peur de souffrir, mais tout ce qu'elle peut imaginer, c'est les souffrances qu'elle-même a connues. Elle n'a aucune idée des dangers qui menacent les jeunes de nos jours, de la tyrannie dont on est victimes et des dégâts que ça cause.(...) Même une mère sympa et un père comme lui ne peuvent vraiment pas ressentir l'agression mercantile que leur enfant subit depuis le berceau, la peur permanente qu'elle a d'être dévorée vive par les abrutis qui l'entourent. Ils pigent tout simplement pas. »

C'est l'angoissant mal-être d’une génération sans avenir ni repères, qui peine à sortir de l’enfance et tutoie la mort avec perversité, qui se trouve alors distillée au fil des pages. « Dans notre groupe de quatre filles, tout le monde a un deuxième nom inventé. (...) Faut bien faire gaffe, nous dit toujours Terauchi, sinon on va finir dans une base de données. Et après, les adultes nous contrôleront. »
Quand un père trop absorbé par son travail, ne sait même pas que ses voisins ont un fils, que des parents offrent des friandises à leur environnement pour s'excuser du dérangement occasionné par la mort de leur fille, quelle place reste-t-il pour l'humain ?
Derrière cette approche réaliste de la société japonaise à travers le prisme de ces adolescentes, bien loin du Japon ancestral ou du modèle de réussite économique tant admiré à l'extérieur, c'est à un pays en phase de décomposition, gangrené par l'argent, la réussite sociale, le repli sur soi et la peur du regard des autres que l'auteur nous confronte.

Ce roman noir, court, vif, violent, paradoxal, riche en rebondissements, met mal à l'aise. C'est qu'il nous renvoie à une réalité qui sort de son cadre géographique pour frapper à notre porte. Consommation, chômage, crise économique, planète en péril, sont les maux qui pourraient bien asphyxier aussi notre jeunesse et la plonger dans un désespoir si profond qu'elle pourrait s'y noyer.
Une alerte donc.
Terrible et passionnant !

Dominique Baillon-Lalande 
(11/12/10)    



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Noir & polar










Le Seuil / Thrillers
212 pages - 19,50 €


Traduit de l’anglais
(États-Unis) par
Vincent Delezoide







Natsuo Kirino,
auteur d'une dizaine de romans policiers, a reçu le prix Naoki pour son roman Disparitions publié en 1999 au Japon.