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Jack KEROUAC

Livre des esquisses
1952-1954



Je dois croire dans la vie
des gens & l’histoire de
leur réalité – Je dois
devenir historien –

observer l’histoire de la société
& écrire les histoires du monde
dans une prose sauvage hallucinée
– mais un enregistrement des
anges pour personnaliser tous les
endroits hantés que j’ai
vus, écrit pour les anges
pas pour les éditeurs & les lecteurs...

Cet extrait nous apprend beaucoup de choses. Le livre des esquisses n’était pas destiné à la publication. Tout du moins, Kerouac veut-il nous le faire croire. Bien qu’évoquant les éditeurs et les lecteurs, la mise en garde s’adresse d’abord à lui. Cette distance lui paraît nécessaire pour amplifier et préciser un ton qu’il veut incisif, bref, capable de tailler et de faire surgir de la torpeur américaine de multiples pans de la réalité. Un crayon et des carnets l’accompagneront lors de son périple qu’il effectuera entre 1952 et 1954. Il sillonne les Etats-Unis de New-York à San Francisco, s’échappe au Mexique, au Maroc, à Londres, à Paris. Des carnets, il en noircira une quinzaine.

La tondeuse de Jack, une pauvre grosse Noire avec son chapeau de paille, les granges, les fermes plus ou moins délabrées, les champs de tabac ou de maïs, la brise de l’après-midi, un chat crevé, les nuages, les poteaux téléphoniques, les clodos, les vieilles bagnoles et les chauffeurs de poids lourds, les stations d’essence, une demi-carcasse de bœuf avec son odeur de mort, les boîtes de conserves, les boulons, les plumes d’oiseaux ou une vieille poêle..., humains et objets pêle-mêle, constituent une mosaïque précieuse. Ils appartiennent simplement et lyriquement à la réalité. Du seul fait d’être perçue, que ce soit à travers les vitres d’un train, d’un avion ou d’une auto, ou d’être saisie dans la lenteur qu’impose le quotidien, chaque chose fait évènement. Le seul verbe, c’est la vitesse à laquelle on surprend le quotidien. Le réel sera le pouvoir de multiplier les noms du monde qui apparaît.

Ainsi, les énumérations largement employées dans les Esquisses permettent ce paradoxe d’une saisie apparemment superficielle de la réalité des années 50 au service d’une conscience profonde censée réhabiliter et valider le moindre des faits et gestes d’un prolétariat ou sous-prolétariat américain dont la noblesse selon Kerouac est de ne point se reconnaître comme telle. Dans cette prose du monde qui se révèle poétique à cause de ses ellipses et de ses césures, la façon d’apparaître suffit à établir une vérité beaucoup plus explicite que ne le ferait n’importe quel livre de sociologie ou d’économie. Les choses et les êtres, une fois nommés, seront sauvés non pas de leur solitude mais de ce coup de gomme qui nous apprend à hiérarchiser nos sensations. Rien n’est jugé, ni son propre rapport aux femmes ni la brutalité des êtres qu’il rencontre.

Oh quand j’étais jeune &
que j’avais une jolie petite Edie
en pull bleu éblouissant
à prendre dans mes bras – gros
seins, cuisses tièdes, taille flexible
– maintenant je suis froid comme
la lune... fini les femmes
pour le Jack aux yeux bouffis –

Il y a autant de "sauvagerie" chez Kerouac que de chrétienté. Encore faut-il interroger les deux dont l’exaspération marche ensemble. En effet, ce paradis permanent et provisoire a un prix. Sauver le monde incombe qu’il faille le considérer comme une somme d’évènements et non comme une explication de divers rapports sociaux. Il y a bien les bourgeois qu’il oppose aux "fellaheen", petits cultivateurs magnifiés à l’encontre du monde technique, mais ces derniers appartiennent à une iconographie figée, à une image d’Epinal, dont le côté fruste et l’humilité souffreteuse n’établissent que des signes extérieurs et désengagés de reconnaissance. Les gens sont ceux qu’ils sont et n’exercent qu’une liberté passive.

   Un avion à réaction est une
abstraction parce qu’il
ne sert absolument aucun
    dessein en rapport avec l’âme
      ou le corps – il vole c’est tout –
         Toutes les autres abstractions –
le Communisme, la Liberté, etc. –
sont des abstractions inhérentes à la
Structure Abstraite de la Machine –

Les femmes sont belles, laides, grosses, émouvantes, quelquefois d’horribles salopes avec leurs "vieilles cramouilles galeuses". Elles n’échappent pas à cette extériorité que leur accorde un regard socialisé et pourtant sans interrogation. Elles sont prises dans le mouvement des choses immuables. Elles cuisinent, se font aimer, finissent en stupides matrones qui asphyxient la vie de leur mari et Il n’y a qu’en Amérique / qu’une femme est pardonnée pour / avoir mis son homme à la porte.

Le Livre des esquisses est donc intéressant pour cela ; pour la liberté qu’il se donne et qu’il croit honnêtement donner aux êtres, pour cette contradiction profonde en une religiosité âpre et salvatrice et encore une fois une liberté concrète.

Glisser sur les images du monde ou vouloir en cet état les capturer, pose la question de la saisie du réel qui est à la fois confrontation immédiate et choix en demi-teinte de la profondeur.

Cependant, il y a une véritable beauté dans ce livre. Et comme le dit de manière autre son préfacier et traducteur Lucien Suel, imaginons Kerouac se comparant à un musicien de jazz et soufflant son solo.

Christian Viguié 
(15/07/10)    



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Poésie









La Table Ronde


384 pages - 23 €


Traduction et préambule
de
Lucien Suel











Photo © Tom Palumbo
Jack Kerouac
(1922-1969)


Pour en savoir plus
sur Jack Kerouac
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sa page sur
Wikipédia.