Bernard JANNIN

Une vraie boucherie


Vers la fin des années 50, Monsac possède une boucherie-charcuterie, la meilleure du coin, avec pour spécialité le pied de cochon. Madame est à la caisse avec son caniche nain ; son mari, boucher professionnel reconnu, virevolte dans sa boutique sous l’œil complice des clientes pendant que s'active un jeune commis, timide et pas trop dégourdi dans l'arrière-boutique et que l'ouvrier charcutier œuvre dans le laboratoire du sous-sol.
« A vue de nez, maître Croquard affichait ses cent dix, cent vingt peut-être, par cent soixante-dix, sur environ quarante cinq ans; du solide et du sérieux. »
La belle Mariette, elle, tout en encaissant l'argent se rêve héroïne ou écrivain et, en totale clandestinité, s'essaye à l'écriture de roman d'amour. Bref, ici c'est la vie tranquille de province et l'univers routinier et clos du petit commerce prospère.
Des gens respectés dont l'unique distraction est de parler des voisins et d'aller assister à des réunions de catch à la sous-préfecture voisine. Une époque révolue du petit commerce au moment où apparaissent déjà les prémices de la modernité à venir.

Ambroise, meilleur ami de Richard, employé aux abattoirs et surnommé l'enchanteur Merlin (du nom de l'instrument qu'il utilise si brillamment pour abattre les bœufs) voit un jour, au nom du rendement et du progrès, l'instrument mythique sur lequel il a fondé sa réputation remplacé par un pistolet électrique surnommé "le matador". S'arc-boutant sur son savoir-faire et ses convictions, il s'obstine à perpétuer la tradition jusqu'à ce qu'un confrère maladroit et encore peu habitué à ce nouveau matériel le prenne involontairement pour cible et le foudroie instantanément. De la dure réalité de l'évolution professionnelle avec son cortège de dommages collatéraux.

Les affaires s'avérant bonnes, Richard, le patron, décide d'investir dans une camionnette pour adjoindre à ses activités la desserte des marchés voisins.
« L'indépendance et l'autorité aussi totales que solitaires qu'il exercerait désormais sur son négoce deux fois la semaine, sauf en période de fêtes, lui faisaient l'effet d'un baume inconnu de liberté. »
Mais le commerce ambulant peut réserver bien des surprises. Sur place, les charcutiers, volaillers, tripiers installés avant lui au marché ne partagent pas aussi facilement leur territoire et lui font payer cher cette nouvelle concurrence. L'occasion d'une bataille rangée haute en couleurs, à coups de chipolatas, poulets et spécialités diverses qui mettra à sac le marché jusqu'à ce que parvienne le bruit des sirènes de police. C'est un marché au sol jonché de denrées diverses mais d'un calme inattaquable qui accueillera les forces de police quelques instant après. « Personne n'a rien fait, personne n'a rien vu ; on décidera quand même des suites à donner... »

En son absence, à la boutique, Didier, le jeune commis livré à lui-même, prend vite de l'assurance, accompagné du regard attendri de la maîtresse des lieux par intérim. Il s'appropriera totalement cet étrange royaume de chair, d'os et de sang jusqu'à ce que l'ex-maître des lieux finisse par s'en sentir exclu.
A partir de ce moment l'histoire s'accélère, la machine s'enraye et le quotidien tranquille, minutieusement réglé et laborieux du boucher et des siens va glisser, hors du champ de la raison, dans le délire et la tragédie.

Cette petite boucherie traditionnelle, dont le fonctionnement est décrit en détails de façon extrêmement réaliste, respire l'authenticité et le lecteur s'y laisse prendre. Mais quand celui-ci a suffisamment mijoté dans cet univers de couleurs, d'odeurs fortes et de sang, qu'il a bien goûté du charme suranné de la province d'antan, l'auteur change brutalement de partition, éclairant son titre autrement.
La fiction quasi-documentaire avec juste le brin d'humour nécessaire, où l'on découvre un vocabulaire de métier tout à fait rare et singulier, bascule alors dans un imaginaire débridé et ce sont les différents protagonistes qui deviennent eux-mêmes, en rêve ou en réalité, semblables aux pièces découpées et sanguinolentes suspendues aux crochets de la chambre froide.

Ce premier roman construit en sept morceaux (terme de boucherie choisi par l'auteur en préférence au traditionnel chapitre) a une tonalité toute cinématographique avec un sens incontestable de l'image, du mouvement et des situations. Il est, qui plus est, habité par des personnages travaillés de l'intérieur qui respirent juste.

Le traitement presque classique du début ne prépare en aucun cas le lecteur à ce dérapage final, surprenant, drôle et complètement déjanté, que seule la fantaisie semble avoir inspiré.
« J'avais à cœur de décrire la banalité du quotidien avec minutie tout en y injectant, au deuxième ou au troisième degré, une forte dose de poésie. Je voulais que le rationnel soit chevauché par l'irrationnel, et que la construction littéraire et poétique de ce chevauchement ait la faculté de désarçonner le lecteur » explique l'auteur dans un interview. Pari totalement réussi.
Ce récit contrasté, loufoque et grinçant sur toile de fond d'un monde en mutation (ou en voie de disparition ?) sait surprendre et faire sourire. Végétariens s'abstenir.

Dominique Baillon-Lalande 
(27/02/09)    



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Editions Champ Vallon

156 pages - 14 €