Arnaldur INDRIDASON


L'homme du lac


Le lac Kleifarvatn inquiète les spécialistes : depuis quelques années, il perd ses eaux ; son niveau baisse à une vitesse sidérante sans que rien ait encore pu être avancé qui explique ce phénomène. Ces fuites mettent à jour de larges zones jusqu'alors englouties - et des restes qui n'étaient sans doute pas destinés à reparaître de sitôt : à la faveur d'une balade matinale, Sunna - hydrologue travaillant pour la Compagnie de distribution d'énergie - aperçoit un squelette humain. Appelés sur les lieux, des membres de la Brigade criminelle - le commissaire Erlendur et ses deux acolytes, Sigurdur Oli et Elinborg - constatent que les ossements sont attachés à un vieil appareil radio hors d'usage. Et que le crâne porte une vilaine blessure à sa base, attestant d'un choc violent avec un objet contondant. C'est donc bien une affaire de meurtre qui se présente...

Avant même que commencent les investigations le récit s'interrompt dès le chapitre 2 pour se focaliser sur un personnage anonyme - il deviendra « Tomas » bien plus tard - que la découverte des ossements, rapportée par les informations télévisées, bouleverse profondément. Le voilà qui ressuscite de très vieux souvenirs, ceux de sa jeunesse communiste, juste après la Seconde Guerre mondiale... Militant ardent, il avait été sélectionné par le Parti pour aller suivre un cycle d'études à Leipzig - la toute jeune RDA était alors en pleine reconstruction. Mais c'était aussi la période de la Guerre froide... À travers l'histoire de Tomas et de ses prises de conscience quant à la réalité socialiste telle qu'elle se manifeste à Leipzig - passages venant couper çà et là, en des endroits stratégiques, l'enquête menée par Erlendur - est portraiturée toute une époque, douloureuse pour plus d'un dont les moins à plaindre n'avaient qu'à affronter l'effondrement de leurs beaux idéaux révolutionnaires et généreux.

Tandis que Tomas laisse remonter à la surface ces années loin enfuies dominées par sa rencontre avec la Hongroise Ilona, le squelette livre quelques indications ; Erlendur, Elinborg et Sigurdur Oli apprennent qu'il s'agit d'un homme d'environ 40 ans, probablement décédé dans les années 70. Ils concentrent leurs recherches sur tous les cas de disparition signalés entre 1960 et 1975. Peu à peu le champ d'investigation se réduit, au point de ne plus concerner qu'un certain Léopold, représentant en machines agricoles, propriétaire d'une Ford Falcon noire, disparu sans laisser de traces - sinon une fiancée qui n'a jamais cessé d'espérer son retour.

Entre ce squelette humain ayant séjourné plus de trente ans au fond d'un lac et cette vieille Ford passée de main en main depuis la disparition de son premier propriétaire mais dans laquelle les enquêteurs espèrent malgré tout déceler des indices attestant que ce Leopold s'est arrêté dans telle ferme avant de s'évanouir dans la nature, il y aurait matière à bien des scènes « expertes ». Mais non : point de « spectromètre de masse » ni d'énumération de composés ou de réactions chimiques, pas d'enfilades de salles aseptisées métal-verre-faïence, pas d'appareils sophistiqués ni de clignotements fluorescents - la police scientifique est pratiquement absente du roman. L'enquête avance au fil des témoins retrouvés, des confidences recueillies à grand renfort de diplomatie auprès des différentes ambassades impliquées... Et ce ne sont pas d'infimes particules dénichées dans quelque recoin de la Ford Falcon qui incitent Erlendur à s'efforcer de découvrir ce qu'est devenu Leopold, mais l'image entêtante d'une jeune femme frêle attendant en vain son bon ami sur le seuil de la boutique où elle vient d'achever son service...

Au moins autant qu'une enquête policière prenante, c'est un émouvant roman humain qu'Arnaldur Indridason, une fois de plus, offre à ses lecteurs : outre la forte charge émotionnelle de l'affaire proprement dite, ils verront évoluer la relation qu'Erlendur a entamée avec Valgerdur dans La Voix, en apprendront un peu plus sur le traumatisme qui hante le commissaire depuis son enfance, assisteront à des dialogues douloureux entre lui et son fils... Ils rencontreront une Marion Briem à l'agonie, une Elinborg toute joyeuse à l'idée de la prochaine parution de son livre de recettes gastronomiques...

Basée sur deux récits développés en parallèle dont les points de jonction n'apparaissent que très progressivement, et sur le tard, l'architecture narrative est classique. Mais efficace et remarquablement menée : si le lecteur comprend intuitivement dès la première apparition - anonyme - de Tomas que son histoire est liée aux restes retrouvés au fond du lac, les deux strates du récit ne se rejoignent textuellement qu'à l'approche du dénouement - un dénouement à la fois prévisible et qui surprend : du grand art. Arnaldur Indridason montre, à nouveau, son habileté à mettre en place avec rigueur et clarté une intrigue complexe nourrie de retours dans le passé et de plongées dans les tourmentes du coeur qui, de plus, ressuscite une période historique obscure et difficile.

Bien que l'on soit souvent gêné par un français qui manque d'alacrité et d'aisance (parmi les tournures qui heurtent, celles-ci : p. 190, - Assieds-toi, entendit-il Marion, l'arrachant à ses pensées. p. 235, Ils n'ont pas bougé le petit doigt. Leur réaction est typiquement celle de quand on cherche à étouffer un scandale diplomatique. p. 257, - Je me suis arrangé pour que cela ne me touche ni moi ni mon entreprise.) on saura gré au traducteur d'avoir apporté, par quelques notes en bas de page, de judicieuses précisions. L'on apprend que la monnaie islandaise est la króna et que 100 aurar valent une króna. Et qu'en Islande, le nom de famille tel que nous le connaissons n'a pas cours : outre qu'un individu est désigné par son prénom suivi d'un patronyme composé du prénom de son père auquel est ajoutée la désinence « son » pour les hommes (c'est-à-dire « fils de ») et « dottir » pour les femmes - « fille de », ce patronyme n'est presque jamais employé dans la vie courante. Les gens s'appellent par leurs prénoms - et c'est encore le prénom qui sert de référence aux classements alphabétiques des dossiers administratifs. D'où cette particularité des romans d'Arnaldur Indridason qui déconcerte un peu de ne mentionner que le prénom des protagonistes - ainsi lira-t-on « Erlendur », « commissaire Erlendur » mais très rarement « Erlendur Sveinsson ». Imaginez l'impression qui serait la vôtre en lisant un roman de Simenon où n'apparaîtrait que « Jules », le « commissaire Jules », ou bien un livre de Conan Doyle ne parlant que de « Sherlock »...

Par sa situation matrimoniale - divorcé et père de deux enfants - par sa difficulté à avoir une vie sentimentale satisfaisante, et par la manière dont il conduit ses enquêtes, le commissaire Erlendur n'est pas sans évoquer le personnage créé par Peter Robinson, l'inspecteur-chef Alan Banks. La parenté entre les intrigues d'Arnaldur Indridason et ceux du romancier anglais ne s'arrête pas là : on note chez les deux auteurs une même façon de construire leur série, en prenant soin de faire évoluer leurs héros dans une chronologie cohérente d'un roman à l'autre en ce qui regarde leur vie privée - des tensions de couple aboutissant à un divorce, par exemple, ou bien une liaison amorcée qui se poursuit au fil des volumes - et en tissant une continuité claire entre les affaires tout en rejetant celles qui précèdent dans un avant-récit suffisamment bien conçu pour que les allusions soient évidentes aux habitués sans pour autant empêcher les nouveaux lecteurs d'aborder chaque roman comme une unité autonome. L'un et l'autre auteurs aiment pareillement décrire les paysages, les décors, s'attacher aux détails humains et donner la primauté aux conversations, aux dialogues plutôt qu'aux étapes procédurières d'une enquête ou aux détails proprement scientifiques. Viennent différencier ces deux séries policières les singularités imputables au point d'ancrage géographique et le talent particulier de chaque écrivain, qui les rendent aussi attrayantes l'une que l'autre pour tout amateur de « polar humain ».

Isabelle Roche 
(07/02/08)    



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Noir & polar









Métailié

(Février 2008)
390 pages, 18 €

Traduit de l'islandais
par Eric Boury





Arnaldur Indridason est né à Reikjavick en 1961.

La Voix est son troisième roman publié aux éditions Métailié.
Le premier, La Cité des jarres, lui a valu le prix Clé de verre du roman noir scandinave, le prix Mystère de la critique et le prix Cœur noir.
Le deuxième, La Femme en vert, a aussi apporté son lot de distinctions à son auteur : prix Clé de verre du roman noir scandinave 2003 et prix CWA Gold Dagger (Grande-Bretagne) en 2005.




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