Nancy HUSTON, Professeurs de désespoir


Succombant à la mode du plumitif désespéré, j'ai lu La possibilité d'une île jusqu'à la solitude finale du coureur de fond. Outre ce contrepet opportun*, le héros de Michel Houellebecq patauge sur quatre cent quatre-vingts pages dans le morbide systématique, l'absurde environnant et l'absence de perspective. De plus, son auteur pimente son histoire aux accents volontiers prophétiques d'un érotisme exacerbé laissant les performances bibliques aux enfants des écoles maternelles.

On comprend par cette introduction que je n'ai pas apprécié sa philosophie déstabilisante. C'est un roman qui s'inscrit effectivement dans les certitudes effondrées de notre monde contemporain ainsi que dans les complexes problèmes qui leur survivent. Mais en fait, le désespoir de son auteur m'a poussé à une réflexion profonde car le talent houellebecquien n'est pas mince. Je n'en suis sorti indemne qu'après la lecture du dernier livre de Nancy Huston.

Alors, grâce soit rendue à cette très sympathique dame de plume, pour avoir pris conscience de la manière dont Houellebecq et autres auteurs modernes s'offrent le plaisir d'un mépris totalitaire que leur talent d'écriture met néanmoins en bonne place aux devantures des librairies. Et surtout d'avoir compris comment ces écrivains torturés sont devenus ce que, vaccinée contre les idéologies perverses et animée d'une saine réaction, elle appelle joliment : les professeurs de désespoir.

Mis à part quelques vieux Grecs pénalisés par l'usure du temps, ces désespérés ne sont guère apparus dans la pensée mobilisatrice avant le 19ème siècle. Mais depuis... quelle nomenclature... quel inventaire prestigieux... quelle promotion de brillants auteurs condamnés à vivre entre leurs tentations suicidaires et leur prurit littéraire, mâchant et remâchant le malheur d'être au monde, de subir des parents, d'avoir des enfants et pratiquant le désespoir au quotidien.

Disséquant leurs origines, analysant les causes de leurs souffrances et mesurant également les conséquences du mal être de ces êtres-là, Nancy Huston les passe en revue. Ils hantent tous les combles du pessimisme et du mépris. Presque tous évoquent Arthur Schopenhauer comme étant leur maître à penser : Samuel Beckett l'Irlandais, Emil Cioran le Roumain, Thomas Bernhard l'Autrichien, Milan Kundera le Tchèque, Sarah Kane l'Anglaise, Elfriede Jelinek l'Autrichienne, Linda Lê la Vietnamienne et le Français Michel Houellebecq. Les autres "pétris d'ennuis", absents de ces lignes, m'excuseront peut-être.

On les appelle les nihilistes... les néantistes... les négativistes... ou les mélanomanes. Ils pensent que les hommes sont grégaires, conformistes et bêtauts... que les femmes nous piègent... que les mères nous jettent… et que, faute d'activité ayant un sens, il vaut mieux être mort que vivant. Ou ne pas être né. Reste que ces auteurs aspirent quand même à une certaine immortalité en nous léguant leur message. Mais ça n'est pas dit dans leur chanson.

Ensuite, Nancy Huston détermine les facteurs biographiques favorisant cette philosophie désespérée. Je les résume pour vous donner le goût de les découvrir dans toute leur amplitude en lisant Professeurs de désespoir : la naissance dans un pays dominé par des partis politiques totalitaires tels que le nazisme ou le communisme, l'enfance dans un carcan religieux ou idéologique jointe à une ambiance familiale traumatisante Et dans certains cas des démarrages en littérature plus ou moins hasardeux.

S'y ajoute généralement, nous dit-elle, une crise et une renaissance. On peut donc déceler un lien entre la perte d'attaches, le flottement qui en résulte, l'option pour une identité étrangère et le choix du non-sens comme attitude philosophique. En fait la vie n'est ni absurde ni pas absurde, elle est ce que les gens en font. Et le professeur de désespoir n'est qu'un enfant mutilé qui aggrave son handicap.

Voilà une fine analyse et une belle démonstration qui amène à conclure comme André Malraux : une vie ne vaut rien mais rien ne vaut une vie. Merci à Nancy Huston, elle est l'antidéprime nécessaire.

Claude Chanaud 

* "Coureur de fond" est une contrepèterie empruntée aux grands classiques du genre dont le pape contemporain est Joël Martin qui alimente chaque semaine "L'album de la Comtesse" dans le Canard Enchaîné.


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Editions Actes Sud
380 pages
23 €