Robin HOBB

Le choix du soldat


On se souvient de Jamère Burvelle, le héros du Soldat chamane, cycle romanesque inauguré par La Déchirure et poursuivi avec Le Cavalier rêveur. Le jeune homme, issu de l’aristocratie gernienne, épouse pleinement les valeurs de son pays, qui étend son influence colonisatrice sur les territoires voisins et s’apprête à percer une route dans la forêt ocellione, habitée par un peuple sauvage et mal connu. A ce peuple appartient la femme-arbre, que Jamère rencontre lors d’une expérience chamanique et qui prend possession d’une partie de son être. Dès lors, il sera partagé entre sa loyauté à ses origines, qui le destinent au métier des armes, et la magie ocellione qui veut se servir de lui – car la magie se sert des hommes plus qu’elle ne les sert – pour chasser les envahisseurs. Rescapé de la peste, il souffre bientôt d’un embonpoint qui résiste à tous les régimes et qui se transforme en obésité monstrueuse. Réformé pour inaptitude physique, il ne pourra faire carrière dans la cavalerie comme il en avait l’intention, et, renié par son père, qui attribue son état au laisser-aller et à la goinfrerie, il se rend à Guetis, ville de garnison située sur la frontière ocellione où il s’engage, sous un faux nom, comme simple soldat chargé de garder le cimetière et de creuser les tombes. Il apprend alors que son obésité, qui le fait traiter en paria par les Gerniens, est un signe d’élection chez le Peuple de la forêt qui voit en lui un Opulent, choisi par la magie pour faire de lui son réceptacle et son serviteur.

Telle est la situation quand s’ouvre Le Choix du soldat, cinquième volume du cycle de Robin Hobb, où nous voyons un Jamère plus que jamais écartelé entre son peuple d’origine et celui auquel le rattachent ses liens avec la femme-arbre. Il en vient à mener une double vie, passant ses nuits dans la forêt en compagnie d’Olikéa, sa jeune amante ocellione, et remplissant le jour ses devoirs de soldat : «  Tel un pendule, je me mis à osciller entre deux existences sans m’engager dans aucune. (…) Le jour, je donnais l’apparence d’un rouage heureux d’effectuer son humble tâche pour son roi ;(…) La nuit, j’appartenais à la forêt.(…) Je vivais deux existences, et, spectateur impartial, j’observais en attendant de voir laquelle finirait par prendre le dessus. » Mais cet équilibre ne peut se maintenir ; Jamère est contraint d’admettre que les intérêts des Ocellions et ceux des Gerniens sont irréconciliables, et que la route que veulent percer les seconds équivaut pour les premiers à une déclaration de guerre. Pressé par son peuple d’adoption d’accomplir ce que la magie attend de lui, il ne peut cependant se résoudre à choisir, tout en se sentant doublement traître. Il faudra des circonstances dramatiques, une nouvelle épidémie de peste, une accusation de meurtre, un passage en cour martiale, pour qu’il prenne enfin la décision qu’il a tant de fois repoussée.

Avec ce Choix du soldat, la fresque que Robin Hobb élabore volume après volume comme on tisse une tapisserie richement colorée prend une ampleur et des perspectives nouvelles. Les caractères s’approfondissent. Jamère, qui luttait de toutes ses forces conscientes contre sa part ocellione, en vient à l’intégrer pleinement à sa personnalité, ce qui le confronte à un dilemme d’autant plus tragique ; il y gagne encore en complexité et en devient plus attachant, même si l’on s’agace des scrupules antagonistes qui le paralysent, et de sa soumission persistante aux conventions gerniennes. On redécouvre aussi sa cousine Epinie, qui, présentée dans Le Cavalier rêveur comme une femme-enfant frivole, révèle ici une personnalité et un courage exceptionnels. L’auteur oppose aussi de façon très convaincante une Gernie conquérante et sûre de sa mission civilisatrice au mode de vie ancestral des Ocellions, fondé sur le culte des arbres auxquels ils livrent leurs morts pour qu’ils s’incorporent à leur substance et revivent en eux. Chaque arbre devient alors le dépositaire de leur savoir, et l’on comprend dès lors pourquoi leur abattage est perçu comme une agression majeure : « Ils représentent les plus anciens souvenirs de notre peuple, et demain nous allons les perdre à cause des intrus, parce qu’ils souhaitent ouvrir un chemin afin que leurs chevaux et leurs chariots puissent se rendre là où ils n’ont jamais eu besoin d’aller jusque là. Ils affirment que nous en bénéficierons, mais que savent-ils de ce qui est bon pour nous alors qu’ils commencent par détruire le meilleur de notre vie ? » La sympathie de l’auteur pour cette culture en symbiose avec la forêt est évidente, et ce n’est pas un hasard si elle présente sous un jour de paradis perdu les expériences que Jamère connaît en son sein : «  La douce lumière des feux de camp peignait d’or les creux moussus qui s’étaient formés autour d’eux, et n’éclairait pas plus loin, laissant dans l’ombre les silhouettes qui se déplaçaient devant elle. Les êtres tachetés qui somnolaient ou bavardaient à mi-voix, allongés près des flammes, m’apparaissaient comme des créatures légendaires, habitants de la forêt qui échapperaient toujours à ma compréhension. Leur nudité ne les gênait pas ; les plumes , les perles et les fleurs qui les paraient ne servaient que d’ornements et y gagnaient encore en beauté. On eût dit que la forêt avait choisi le village d’été pour y accueillir les humains ; la terre elle-même s’était modelée pour recevoir l’humanité (…) » Une poésie onirique nimbe ces expériences situées à la frontière du rêve et de la veille, dans cet « autre côté » où les Ocellions pénètrent naturellement.

A la fin de ce cinquième volume, particulièrement riche et prenant, Jamère se trouve à un tournant capital et longtemps éludé de son destin. Le livre se clôt ainsi sur un suspens qui fait attendre avec impatience des développements ultérieurs.

Sylvie Huguet 
(20/12/08)    



Retour
Sommaire
Lectures










Editions Pygmalion
340 pages - 21,50 €


Traduit de l'anglais
par Arnaud
Mousnier-Lompré





Robin Hobb, de son vrai nom Margaret Astrid Lindholm Ogden, est née le 5 mars 1952 en Californie. Un article lui est consacré sur Wikipédia.






Vous pouvez lire
sur notre site
des articles concernant
les premiers volumes
du Soldat chamane :


La déchirure




Le Cavalier rêveur



ainsi que des articles
concernant d'autres titres
du même auteur :

La citadelle des ombres

Les Marches du trône