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Guillaume GUÉRAUD


Sans la télé



Dans la cité populaire de Bordeaux où il habitait lors des années 1970-1980, Guillaume Guéraud, enfant, n'avait pas la télévision. A l'école, le gamin qui ne connaît ni Goldorak ni Dallas et se demande quelle est cette mystérieuse famille Ingalls qu'il n'a jamais croisée, se sent différent, hors de la norme. Ne pas avoir la télé ces années-là, c’était une tare qui vous marginalisait aussitôt.
« Le truc que je veux comprendre, d'abord, c'est pourquoi y a pas la télévision chez nous. Avant même de chercher à savoir pourquoi j'ai pas de père, pourquoi j'ai les cheveux blonds alors que ma mère est brune ou pourquoi l'océan ne finit pas par déborder avec tous les fleuves qui se jettent dedans et toute cette pluie qui tombe, ce que je veux qu'on me dise avant tout, c'est pourquoi tout le monde a une télévision, sauf nous. »
Mais quand le petit Guillaume demande aux siens de faire l'acquisition de cette lucarne magique, sa mère lui répond que « la télévision, c’est pour les vieilles personnes qui ne savent plus quoi faire de leur vie », que «ça rend les yeux carré ! ». « Un poison qui rend con » renchérit son oncle Michel, ouvrier communiste qui partage le domicile familial.

Les mercredis à être confiné dans sa chambre, seul, quand les autres semblent vivre des aventures plus fantastiques les unes que les autres avec Tom Sawyer au fil du Mississippi, semblent injustement bien longs à l'enfant, intolérables, et il se décide à jouer le grand jeu à sa mère (cris, larmes, attitude prostrée...) dans l'espoir qu'elle cède. Un soir, enfin, quand à son retour elle parle d'un cadeau qui lui fera plaisir, il pense avoir gagné.
« J'arrache le papier pour découvrir ce qu'il y a dedans et, merde, c'est un livre. Je trouvais que le paquet avait une taille minuscule pour une télé, mais pour un livre, il est franchement énorme. Je l'ouvre pour évaluer son nombre de pages : trois cent cinquante-sept ! Et il n'y a même pas une image à l'intérieur. Je suis tellement dégoûté que je me mets à chialer.
– Regarde au moins le titre ! me lance ma mère.
C'est Tom Sawyer de Mark Twain, le livre qui a inspiré le dessin animé... elle me console.
Bon, j'aime bien lire, moi, c'est pas le problème. Mais ce que je veux, là, c'est la télé.
 » Raté !

Devant la déception et la colère destructrice déclenchées par son geste, la mère aimante, désolée, tente un autre dérivatif : lui ouvrir l'accès au grand écran. Elle l'immerge dans l'univers du cinéma selon ses goûts personnels, au risque que, souvent, le sens de ce qui se passe devant ses yeux ébahis lui échappe. Mais, malgré tout, l'imaginaire de l'enfant y trouve son compte et les images animées lui permettront de briller devant ses camarades. Quand il leur raconte : « Un soir ma mère m'emmène voir La Dame aux Camélia (...) Dès le lendemain, je réinvente tout, même le titre du film. Hier j'ai vu "La Dame aux Crachats", je sors à mes camarades. C'était l'histoire d'une femme qui crachait du sang et qui vendait ses glaviots à des types en smoking... » Il se nimbe d'une aura de mystère et d'une apparente maturité qui les impressionnent tous.

Certaines séquences marqueront le jeune garçon à vie, comme celle de Mon oncle d’Amérique d’Alain Resnais, visionné à l'âge de huit ans : « Les yeux rouges de ce rat blanc seront encore sous mon crâne quand j’aurai dix, douze, quinze, vingt, trente-sept, cinquante, soixante-quinze ans. Je reverrai ce rat trembler chaque fois qu’on me fera du mal. Et chaque fois que j’en ferai. »

Quand Guillaume devient plus autonome, il a droit tous les mercredis au ciné-club. Un pur bonheur ! En compagnie des samouraïs, des cowboys et des extraterrestres, il rit, tremble de peur, retient ses larmes. Il apprend les injustices du monde et la misère humaine avec Le Voleur de bicyclette, la lutte des classes et la politique à travers E.T., le désir et l'amour avec Duel au soleil.

Il comprend alors que la télé ne vaut rien face à ce qu'il voit là. « C'est devant Il était une fois dans l'ouest que je prends clairement conscience que la télévision ne permet pas de voir. Juste d'apercevoir. La télévision est trop petite. Elle réduit les trains à la dimension des vers de terre. Alors qu'un écran de cinéma agrandit les chapeaux de cow-boys comme des chapiteaux. »
L'immersion à haute dose dans le monde parallèle du cinéma rend la frontière entre fiction et réalité parfois mouvante et l'enfant qui n'a jamais connu son père, en vient à imaginer quelque temps dans ce rôle le célèbre acteur Montgomery Clift... Mais en fin de compte, le septième art, de M le Maudit à Scarface, de Federico Fellini à Francis Ford Coppola, va le nourrir, le faire grandir, l'éveiller au monde et accompagner son basculement de l'enfance à l'adolescence.

Une passion jamais trahie qui, après lui avoir permis d'exister aux yeux de ses petits camarades, l'en isolera à nouveau : « Je rêve de devenir le héros d'un film alors que mes camarades rêvent de porter le maillot vert de l'équipe de Saint-Etienne avec Michel Platini. » Et si, à l'adolescence, Guillaume « aime les filles, presqu'autant que le cinéma », il rencontre quelques difficultés à leur faire partager ses goûts et se retrouve souvent seul dans la petite salle obscure.

Quand la cité glissera vers le no man’s land, certains de ses copains basculeront dans la drogue ou la délinquance. Lui, dans un mouvement paradoxal de balancier entre évasion dans le monde virtuel et découverte du monde des adultes d'ici et d'ailleurs par le biais de cet art, va trouver là son ancrage et son équilibre.

Des références cinématographiques qui jalonnent chacun de ses romans comme de petits cailloux blancs, Guillaume Guéraud n'a jamais fait secret. Mais cette fois, c'est lui-même qu'il met en scène, nous livrant à travers cette ode au cinéma nourrie et éclectique, tour à tour drôle ou émouvante, un récit ouvertement autobiographique. Sur l’écran noir de son enfance, en dix-neuf chapitres avec dans chacun un extrait de ces films qui l’ont accompagné au fil de ces années, l'écrivain s’expose en gros plan, en plan américain, en contre-plongée, éclairant son œuvre d'une lumière nouvelle.

La violence qui lui est coutumière reste ici à la porte pour laisser la place à un portrait pudique, tendre, grave et facétieux, à son image. Et bien que ce soit de cinéma qu’il nous parle, les chemins qui l'ont mené à la littérature s'esquissent dans le sillage de ses évocations.

C'est aussi, par ce "feuilletage cinématographique" sous forme d'inventaire, toute une époque, celle des années 1980, qui nous est restituée.

L'écriture directe, rythmée, sert impeccablement ce récit teinté de nostalgie, truffé de clins d'œil et de références, qui sait être simultanément chaleureux et drôle, conjuguer profondeur et légèreté.
Guillaume Guéraud nous offre ici un livre à la marge de sa production, un récit "apaisé", sans révolte ni douleur, baigné de la magie du cinéma et de l'enfance. On a plaisir à le découvrir en toute simplicité, à la fois différent et si proche pourtant de ce qui transparaissait entre les lignes de ses romans précédents : sensible, ouvert au monde, animé d'une conscience sociale et politique et amoureux de l'art sous toutes ses formes d'expression.

Un plaisir pour les amoureux du cinéma et les autres, de 15 à 75 ans, à avaler d'une traite comme certains films dont on sort, émus, le sourire aux lèvres.

Dominique Baillon-Lalande 
(28/10/10)    



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Jeunesse








Editions du Rouergue

Collection doAdo
112 pages – 9,50 €






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