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Linda GRANT

Ce qu'ils se mettent sur le dos


Vivien Kovaks est la fille unique d’Ervin et Berta, un couple de Juifs hongrois immigrés à Londres en 1938. Le bijoutier et sa femme louent depuis trente ans le même appartement dans les beaux quartiers, ne fréquentent aucun de leurs voisins, se font les plus transparents possible, reconnaissants pour le pays qui les a accueillis et soucieux de ne pas faire de vague pour s'intégrer. Leur passé, leur pays d'origine, sont des sujets tabous dont Vivien, par souci de protection, est tenue à l'écart. Jusqu'à ses dix ans, pour la gamine sa famille se réduit donc à ces parents discrets, angoissés et taciturnes. Mais un jour, un homme richement habillé avec une montre en diamants au poignet, se présente chez eux. Le père lui interdit d'entrer mais l'enfant devine aux phrases échangées que l'homme qu'elle entraperçoit est son oncle. Sándor Kovacs serait un homme peu recommandable, marchand de sommeil et maquereau occasionnel qui a défrayé la chronique journalistique et déshonoré la famille. Son père refuse de lui en dire davantage sur celui qu'il a définitivement exclu de sa vie.

Le temps passe, réglé, monotone, Vivien grandit, étouffe dans ce milieu étriqué et craintif, devient une adolescente mal dans sa peau, se réfugie dans des études de littérature. Sitôt les études finies elle se marie avec un jeune étudiant de chimie, fils d'un pasteur aisé auquel l'université de Baltimore propose un poste. Mais l'aventure amoureuse s'interrompt brutalement avec le décès du jeune homme par étouffement : un morceau de viande avalé de travers lors d'un repas en tête à tête dans le plus grand restaurant de Nice en serait la cause. « Il est mort le second soir de notre voyage de noces, un accident horrible. (…) Ses yeux bleus qui me regardaient sous ses longs cils blonds pendant qu'il mourrait, ses yeux enfermés maintenant dans une boîte. Et la boîte est dans un trou dans la terre et une métamorphose d'Alexander se déroule, il est recomposé, protéines à nouveau, et les protéines nourrissent le sol et les ifs du cimetière, les pissenlits et les rosiers ornementaux devant la grille. Le doux monticule de terre au-dessus de son corps est encore là. Bientôt le marbre écrasera sa cage thoracique. »

En retournant vivre chez ses parents le temps de se remettre du choc, ses interrogations antérieures sur sa véritable identité la rattrapent et elle décide de mettre son temps disponible au service d'une minutieuse exploration du passé familial. Elle fouille les archives de la presse à la bibliothèque, y retrouve la trace de l'oncle banni. Quand il sort de prison, elle se débrouille pour croiser incognito son chemin. Celui-ci, affaibli et vieilli, cherche justement quelqu'un à qui dicter ses mémoires. Ils font affaire et par l’intermédiaire de Sándor, Vivien va enfin entendre parler de la Hongrie des années trente, de leur famille, de la guerre, des unités de travail obligatoires, de l'exil. Patiemment elle reconstruit en secret le puzzle avec les éléments qui lui sont ainsi fournis, essaye de comprendre, un peu, l'itinéraire de chacun. Des liens entre la jeune femme et le vieil homme se tissent et, malgré le drame qui vient mettre un point final à l'histoire mouvementée du "roi Sándor", Vivien, libérée du poids du secret, peut enfin s'affranchir de sa famille pour écrire sa propre partition...

Quand le roman commence Vivien, veuve depuis peu pour la deuxième fois et mère de deux grandes jeunes filles, a cinquante ans. C'est ailleurs, à l'étranger ou dans un quartier éloigné de la ville, qu'elle a passé ces trente dernières années. Il aura fallu le décès de son père et son appartement à vider pour repasser devant la boutique de vêtements chics tenue par Eunice, la fiancée de l'oncle, croisée cette année-là. Ses retrouvailles avec la vieille Noire la ramènent à cet été de 1977, à Sándor, à ce passé aujourd'hui bien loin.

Ce qu'ils se mettent sur le dos est le récit d’une famille blessée par l'Histoire et minée par les secrets, les déceptions et les trahisons intimes. Or toute réalité est moins lourde à porter que le silence dans lequel ce couple de Juifs tient sa fille pour la protéger. Quand, grâce à Sándor, les clefs de l'histoire familiale lui sont enfin fournies, Vivien se retrouve incapable de trancher en faveur de l'attitude de repli et de non-vie qui caractérise son père et ou de celle plus aventureuse de son oncle. « Les choix de mon oncle et de mon père, l'un survivant envers et contre tout, et l'autre subsistant dans une demi-existence, m'obligeaient à me demander ce que j'aurais fait à leur place. Je n'avais pas hérité les instincts impitoyables de mon oncle, son cerveau calculateur de commerçant prêt à vendre n'importe quoi, y compris des êtres humains. Mais je n'aurais pas pu non plus supporter les décennies d'auto-immolation que mon père s'était imposées, sa reddition abjecte face à l'autorité m’exaspérait. »

Mais c'est l'aventurier, par ses récits et son attitude, qui va aider lentement la jeune fille, écartelée entre rébellion et soumission, à trouver son identité, à faire la paix avec les siens et à s'assumer. Par cet aspect, ce récit peut être apparenté au classique roman d'initiation.

Ici, d'où le titre, les tenues portées révèlent les personnages. Ainsi, si on s'arrête un moment sur l'héroïne, le désarroi de l'adolescente se traduit par des tenues "vintage" sorties des friperies ou d'une coupe de cheveux à la punk ; l'équilibre de la vie de couple et des enfants dans la trentaine modèrent ses goûts vestimentaires vers les tenues plus classiques et raffinées en harmonie avec son milieu social aisé. Avec le veuvage et le départ des enfants, commence l'aire du confortable et du laisser-aller : A quoi bon se regarder dans le miroir quand plus personne ne vous regarde ? Ce sera enfin une robe proposée par Eunice qui saura lui laisser entrevoir une renaissance.

Mais, le roman ne s'arrête pas à l'itinéraire personnel de Vivien. En arrière plan l'histoire pointe son nez, occupant une place majeure dans le récit et lui donnant une connotation plus générale. Ainsi à l'évocation des drames et difficultés des années de guerre s'en superposent d'autres ancrés dans le quotidien des années 70, avec une capitale britannique secouée par des affrontements orchestrés par une extrême droite émergente, avec ses relents de racisme, sa fascination occulte pour le nazisme, ses désirs d'actions violentes. « Mes parents pensaient que cette île, cette Grande-Bretagne était un oasis de tolérance et d'équité, mais de l'autre côté de la Manche, dans l'étendue sauvage et hurlante de la pensée, l'idéologie pouvait croître et une fois qu'un homme possédait une idéologie, il était toujours à la recherche d'ennemis. (…) Moi, je savais autre chose, grâce aux soirées passées à distribuer des tracts. Je savais que des gens assez ordinaires, qui n'avaient pas de pensées, seulement des sentiments, pouvaient être tout aussi dangereux. Claude n'était pas un nazi, j'en avais bien conscience, mais ce qui me bouleversait et me terrifiait, c'est (…) qu'il était résistant à la logique, à la compréhension même. » Trente ans plus tard, quand Vivien revient sur les pas de sa jeunesse, c'est une vague de terrorisme qui paralyse Londres. «  Ce matin-là, j'avais été détournée de mon chemin par un cordon de police : un homme se tenait debout sur un balcon, une serviette autour de la taille, les fusils des tireurs d'élite pointés sur lui. Apparemment on fabriquait des bombes dans l'appartement dont il venait de sortir. L'année précédente, il y avait eu des explosions, loin sous terre dans les tunnels du métro, exactement comme Claude l'avait prédit trente ans plus tôt, puanteur de chair brûlée, puis corps pourrissant tout en bas, sur la Piccadilly Line. »
Violence, fascisme rampant, antisémitisme et racismes de tout ordre, se trouvent décrits, dénoncés, conférant au roman une dimension contemporaine, universelle, engagée, appelant à la vigilance et l'esprit de résistance.

Un roman vif et nourri qui couvre soixante-dix ans d'histoire mais le fait sans désir d'exhaustivité, loin de toute saga familiale, dans une logique de concentration autour d'un axe thématique précis : l'individu et l'histoire. Mais point ici de démonstrations ou d’argumentations, un personnage seulement et une restitution des époques et du monde traversés à travers son prisme personnel. Cela permet aux doutes, aux questions, aux peurs et aux colères de trouver leurs places en toute légitimité.

Le récit, porté par un rythme vif et musclé, oscille sans cesse du tragique au comique, de l'intime à l'historique et relate avec finesse les émotions que les personnages dissimulent ou exposent.
On se laisse embarquer, on s'émeut, se révolte, appréhende le drame, mais en vain. Ce roman-là ne se terminera ni bien ni mal, entre bonheur sucré et désespoir, il laisse tout simplement la place pour la vie, le quotidien, les autres. Ni héros ni victimes, tous sont des gens ordinaires qui se battent pour survivre, vivre, chacun selon ses choix, avec ses erreurs, ses terreurs et son obstination. Nous-mêmes, parfois, en quelque sorte.
Ce quatrième roman de Linda Grant, journaliste et écrivain plusieurs fois primée, est une réussite. A découvrir.

Dominique Baillon-Lalande 
(04/08/10)    



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Éditions Joëlle Losfeld

Littérature étrangère
288 pages – 23 €


Traduit de l'anglais par
Marie-Hélène Dumas