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Pascal GARNIER


Cartons


Tout commence par un déménagement. Brice, la cinquantaine bien tassée, illustrateur pour la jeunesse un tantinet misanthrope, quitte son appartement lyonnais pour une grande maison isolée située dans la vallée du Rhône. Un coup de cœur ressenti par sa jeune compagne, lors d'une escapade quelques mois auparavant, pour cette grande maison d'entrepreneur et le cadre dans lequel elle s'inscrit. Lui a accepté et suivi, par indifférence des lieux et pour faire plaisir à celle qui l'a séduit lors d'un vernissage. Sans elle, il ne pourrait plus s'envisager et puis qu'importe. Là-bas, il continuera comme à Lyon "à peindre des toiles invendables [...] et à illustrer des livres pour enfants assommants". Seulement voilà, une fois les papiers signés et la transhumance mise en marche, Brice, de nature apparemment assez apathique et peu enclin à se confronter directement à la vie pratique, doit assumer seul la corvée. Emma, journaliste de guerre, est en Égypte pour un reportage. À lui de faire les cartons, les étiqueter, les empiler, jusqu'à ce qu'enfin l'entreprise de déménagement vienne prendre le relais. Les déménageurs bretons sont heureusement efficaces et déchargent leur camion dans les délais prévus sans dégâts. Toujours pas de nouvelles d'Emma.

L'aménagement sans elle est au-dessus de ses forces et l'homme se contente de parer au plus pressé. Il fait déposer les meubles dans les pièces correspondantes et entasser tous les cartons au garage dans l'attente du retour de la journaliste. C'est là qu'il campera aussi provisoirement. Certes Emma est portée disparue mais Brice, tant qu'aucune preuve ne lui est fournie, refuse d'envisager le pire. Il l'attend, guette la sonnerie du téléphone, l'espère encore. La maison paraît bien trop grande à l'illustrateur qui vit à la manière d'un squatter à demi cloîtré dans son garage, protégé par ce désordre chaotique qui lui sert d'armure. "Les jours passaient ou bien était-ce le même toujours recommencé ? À part un minimum de maintenance, manger, boire, dormir, qui nécessitait de brèves opérations commando au supermarché, Brice ne faisait rien. [...] Il avait adopté l'attitude du varan, immobilité totale, paupières mi-closes, prêt à attendre des siècles le passage d'une proie, à savoir un signe d'Emma. Il s'accoutumait à l'ennui comme d'autres à l'opium."

Il éventre au petit bonheur la chance les caisses de son passé quand il recherche l'ouvre-boîtes – il faut bien, même s'il n'a pas vraiment faim et qu'il n'est pas gourmand, se nourrir pour survivre – ou un T-shirt propre qu'il prend au hasard. Il marche parfois dans l'unique rue commerçante, avec sa boulangerie, son coiffeur, sa pharmacie et ses enseignes de vignerons, tandis que la pensée d'Emma ne le quitte pas un instant. Il tente même d'explorer la campagne environnante, délaissant la nationale qui contourne le bourg pour emprunter le chemin qui mène à la cascade, mais quand parvenu à destination il veut se rafraîchir, il glisse sur les galets et se récupère une entorse. Dans la pharmacie du village où il va chercher des soins il aperçoit une femme étrange, toute de blanc vêtue, prénommée Blanche bien évidement, à qui l'on peut donner aussi bien seize que soixante ans. Il la rencontrera à nouveau chez Martine, la coiffeuse. Elle semble lui porter une attention particulière.

Sa foulure paraît une raison idéale pour se retrancher encore davantage : "Jamais Brice n'aurait imaginé que la canne empruntée chez la pharmacienne allait lui offrir autant d'agréments. […] Bien sûr elle l'aidait dans sa démarche claudicante mais, plus que cette fonction première, elle lui procurait l'élégance solennelle d'un monarque tenant, en la braquant ici ou là, le monde à distance. […] D'un simple moulinet il renvoyait ce monde aussi cruel que dérisoire à son modeste sort de boule de billard ricochant au hasard du néant. Déjà tout enfant, les prothèses le fascinaient. Il aurait aimé porter des lunettes, un appareil dentaire mais ses yeux ni ses gencives n'en avaient malheureusement l'usage. Afin de pallier cette tragique bonne santé, il s'affublait de montures sans verres et se collait du chewing-gum sur les dents. Vers la trentaine, il eut véritablement besoin de lunettes et la vie dissolue qu'il menait en s'envoyant toute sorte de produits illicites avait eu raison de ses molaires, canines et incisives. […] Ses vœux avaient été exaucés."

L'artiste est par ailleurs troublé par les remarques de la guichetière de la poste – où il demande les cartes prévues pour informer ses relations de son changement d'adresse – et celle de la coiffeuse : il aurait une ressemblance troublante avec un des habitants aujourd'hui décédé du village.

Brice se laisse sombrer dans la solitude, le désespoir et l'alcool quand sa porte est quasiment forcée par Blanche et Elie. La première, elfe de trente-neuf ans, un peu décalée, qui s'extasie devant le télé-achat, lui offre des sachets de soupe, l'invite pour le thé, vient dans le garage sans qu'on l'attende proposer un viandox. Elle se permet même de lui donner des conseils : "Vous devriez poser des rideaux à votre fenêtre, dans un village il faut toujours des rideaux bien épais. Une fenêtre sans rideau c'est comme un œil sans paupière", et de lui proposer des vêtements propres, ceux de son père décédé auquel Brice est censé ressembler et dont il a la corpulence. Louis, ce géniteur mort depuis dix ans qui a élevé seul la petite à la mort de sa mère et qui continue à hanter les jours de la gamine jamais grandie. Ce sauvage qui écrivait des poèmes quand il n'allait pas à la chasse avec Elie, l'ami d'enfance qui a pris le relais pour veiller sur la jeune femme. Un rustre taiseux qui, en bon chien de garde, s'inquiète et se méfie du rapprochement qui s'opère entre ces deux solitudes et ne les quitte pas des yeux.
"Les hommes entre eux, avec leurs pauvres petits mots de rien et tout cet espace entre les lignes."

Peu à peu, Brice se fait à l'idée de la disparition de sa femme. "Il avait beau évoquer un souvenir précis, le grain de sa peau, son parfum, c'était comme de vouloir sculpter de la fumée, de l'eau vive. Oui, il y a bien une vie après la mort... celle des autres, bien entendu."
Il serait presque tranquille maintenant, anesthésié. "D'aucuns auraient pu s'étonner de son existence pour le moins végétative, mais il n'en avait pas d'autre à disposition. Il avait parfaitement conscience de la précarité de la situation, mais qu'est-ce qui dure sinon ce besoin incompréhensible, enraciné en nous, de vouloir durer ?"
C'est alors que la vérité, inattendue, émerge et que tout bascule.

Cartons, un titre bref et assez sage par rapport à ceux auxquels le maître du noir nous avait habitués, est un récit posthume, grinçant et désespéré, dans la lignée du Grand Loin paru en 2009, où l'on sent un dégoût ou une lassitude, comme un abandon du monde. Dès les premières lignes, on y retrouve avec émotion ce ton cynique et tendre, cette nostalgie désarmante, cet humour noir, qui ont toujours été la marque de fabrique de Pascal Garnier.

Ici, comme dans ses précédents romans, les protagonistes sont des êtres décalés, en marge de la société, à la fois bougons et généreux, des êtres à la dérive, mi-victime mi-bourreau. Brice Casadamont, n'échappe pas à la règle, il est à l'image même des antihéros misanthropes et humanistes auxquels Pascal Garnier prête ses propres névroses, avec une tendresse bourrue et un sens de la dérision qui provoquent immanquablement une empathie forte tant on y devine l'angoisse qui suinte et contre laquelle il se bat. Ce n'est pas seulement le sens de son existence qui lui échappe, mais celui de la condition humaine tout entière. Blanche, semblant échappée d'un livre de contes, n'est pas en reste. Elle plane, prête à plonger à tout moment.

La microsociété dans laquelle les personnages gravitent est évoquée par des éléments minuscules extraits d'un quotidien banal encombré d'objets dérisoires comme la télévision ou la voiture mais dont on pressent qu'il cache une mine prête à exploser. Après la provocation, la dérision, la pirouette fanfaronne, c'est le coup de griffe qui rappelle à notre bon souvenir que, même s'il ne faut pas prendre tout cela trop au sérieux, vivre c'est se faire et faire du mal.

Dans la première partie au ton humoristique et drôle sous forme de scène d'exposition et de roman d'atmosphère, Pascal Garnier nous ballade, prend son temps. Puis les fils du piège se resserrent, on sent l'angoisse monter, pressentant le drame sans en deviner vraiment la nature et l'origine. Bienvenue dans l'univers du noir. Implacable, la fin sera rapide et surprenante. Dans le village isolé, hors du temps et monde, le cortège des ombres est en marche, inexorable et les drames prennent des airs de tragédie grecque.

La mécanique est bien huilée, les chapitres courts donnent le rythme, les métaphores se font audacieuses ou convenues à souhait quand la dérision se cache dans les plis, et le lecteur bluffé par le savoir-faire se laisse prendre de bout en bout.

Voilà assurément un roman noir efficace, tendre et féroce, comme Pascal sait depuis longtemps nous en offrir, avec, cette fois, au détour d'une salve humoristique, d'une expression personnelle ou des presque-confidences qui nous sautent au visage, d'un climat d'adieu et d'effacement de la vie, une émotion grandie de ces retrouvailles sur fond de deuil, deux ans après sa disparition.

Un peu de tristesse aussi, de se dire que ce livre-là sera sans doute le tout dernier. Alors on s'attarde sur certains passages, y revient, histoire de prolonger le plaisir, de retarder l'instant de la séparation, espérant fort que les éditions Zulma aient conservé un autre inédit dans leurs tiroirs pour nous permettre de retrouver encore une fois la voix et l'univers de Pascal le temps d'une lecture.
A lire pour la découverte pour ceux qui n'auraient pas encore cheminé avec Pascal, à lire pour le plaisir de la complicité renouvelée pour ceux qui ont déjà tout dévoré avec gourmandise, séduits par cet univers si personnel.
A lire donc, absolument !

Dominique Baillon 
(24/03/12)    



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Editions Zulma

192 pages
17,25 €









Vous pouvez lire
sur notre site

un entretien avec



Pascal Garnier

(décédé le 5 mars 2010)



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