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Bernard FOGLINO

La mécanique du monde


Nicolas Angstrom (nom d'une unité de mesure en physique atomique) est un technicien en maintenance de photocopieurs. C'est un homme consciencieux et apprécié de son chef. Il se voit comme un champion dans sa catégorie car aucune de ces machines qui régulièrement conservent dans leur ventre des documents importants, voire compromettants, sans vouloir les recracher, ne lui résiste. La fréquentation quotidienne de ces mécaniques sans surprises lui procure le bonheur du travail bien accompli et le rassure.
« Quand je plongeais dans les entrailles d’une machine, j’oubliais tout le reste. Car la mécanique est douce. Elle ne ment pas. Elle ne promet rien au-delà de ce pour lequel elle a été conçue. Ni rien en deçà. Elle est là, fidèle, docile, égale. Détachée et présente à la fois. Elle ne tourmente pas, ne connaît pas d’incertitude. Elle ne juge pas. Si vous travaillez bien, elle fonctionne sans surprise, et produira toujours le résultat qu’on attend d’elle. La mécanique n’a pas de passé. Elle n’a pas l’épaisseur lourde des souvenirs. La mécanique n’a même pas besoin de nous. Elle habite un monde qui nous est étranger. »

Son activité professionnelle constitue l'unique lien avec le monde extérieur et les autres.
Nicolas habite seul dans un petit appartement anonyme où l'attend Franky (diminutif de Frankenstein) son photocopieur personnel, appareil composite fabriqué patiemment à partir de pièces détachées issues d'épaves. Aux murs, dupliquées à l'infini, les photos de la princesse Nadia, « morte dans un accident de voiture un samedi soir, comme cela arrive parfois aux gens qui veulent vivre un peu trop vite sans en avoir le temps. »

Personne jamais ne pénètre chez lui. Seul, parfois, le fantôme de son père – décédé il y a vingt ans, qui «  a laissé ses habits sur une plage un après-midi d'été. [...] On en a déduit qu'il s'était noyé. Les sauveteurs n'ont pas retrouvé son corps [...].L'océan a dû le trouver très amusant. » – vient hanter sa cuisine, attablé à boire une bière.

Mais quand un grain de sable vient enrayer la machine sous la forme d'une machine récalcitrante, tout bascule. L'homme se met à douter, perd pied, son employeur furieux le met en arrêt pendant deux semaines. « Le prince des photocopieurs est sur la touche. » Hors jeu.
La claque est rude et le technicien hors pair abasourdi, vacant, s'enfile des bières jusqu'à l'ivresse absolue, sort d'une vieille malle un costume de trappeur ayant appartenu à son père, sa vieille pétoire et, embarqué malgré lui dans une manifestation, tire sur ce qu'il croit être un ours.
Au commissariat, « deux policiers qui auraient fait une fameuse paire de serre-livres sur une cheminée » interrogent l'ivrogne puis le laissent filer avec une simple amende pour ivresse et troubles sur la voie publique. Il décide alors de s'enfermer chez lui jusqu'à la reprise de son activité.

« J'allais devenir transparent, j'allais me dissoudre dans l'air. Devenir spore, grain de poussière. Atome. Infime. Moins que cela encore. Un matin, une jolie secrétaire m'appellerait, et ce serait fini. Je reprendrai ma mallette et mon costume. Je reprendrai ma place dans la mécanique bien huilée du monde. »
Mais l'attente est longue et « lorsqu'on est juste une petite roue crantée » sans l'engrenage, on tourne à vide.

Quand le téléphone sonne, ce n'est pas une suave voix féminine qu'il entend mais celle de son chef qui lui annonce avec un certain sadisme que sa société fusionne avec une autre, située en Inde, et qu'ils abandonnent le secteur bureautique.
Jeté le réparateur modèle, licencié du jour au lendemain avec un petit chèque pour solde de tout compte, une somme vide de sens avec trente-sept centimes après la virgule. Pour Nicolas, le monde s'arrête alors de tourner. « Je n'avais plus de travail, je n'étais plus rien. C'est étrange comme on a du mal à s'y habituer, n'être plus rien. Il paraît que lorsqu'on décapitait les gens, la bouche pouvait encore articuler quelques mots, les yeux cligner d'un air de merlan frit, cela après que la tête fut partie rouler dans une poubelle de l'Histoire. Je n'étais plus le champion des photocopieurs, et même pas une légende intéressante. Juste une tête qui roulait dans la sciure d'un bar. »

Perdu, il emboîte le pas au seul individu qui lui sourit et s'adresse à lui, un clochard atypique nommé Gabriel. Celui-ci le prend alors sous sa coupe et l'associe à ses activités secrètes et originales : veiller sur tous et soulager les âmes en leur donnant bonne conscience pour que le monde tourne sans heurt car « le secret est là, dans le mouvement. »
Nicolas, trop heureux de retrouver une occupation et fasciné par cet ange providentiel et charismatique se convertit du matériel à l'humain en bon apprenti mécanicien des âmes dans la branche « actions caritatives ». Ce travail ne demande pas beaucoup d'efforts, il doit attendre qu'on lui fasse signe et exécuter immédiatement les missions demandées sans chercher à en savoir plus. « J'étais une espèce d'agent secret qui dort, anonyme et silencieux et qu'on active lorsqu'on en a besoin. Alors je partais veiller sur le monde. » Souvent clochard urbain mais aussi tourneur de manivelle d'un orgue de barbarie, analphabète dans des cours du soir, faux candidat au suicide, bref, déclassé d'opérette, « objet caritatif, vecteur de bonté », il « montre leur chance aux sans soucis, donne raison aux bien-pensants », absout et légitime.

La ville se peuple alors pour lui de rencontres singulières et saugrenues et il y découvre une autre réalité, celle du monde qui s'agite, tourne en rond comme un manège avec ses engrenages souterrains. « Sous ce monde de travail et d'échange tournait une mécanique complexe et délicate (...) baignant dans la tranquillité d'un mouvement perpétuel. Je regardais le monde vaquer à ses occupations, et tout cela était bon. »
Pendant ce temps, « La Corée du Nord venait de tirer un missile en mer du Japon. C'était un missile pour rire, en quelque sorte, mais cela ne faisait rire personne. Les grands chefs d'états de la planète essayaient bien de raisonner le président coréen. Ils l'avaient tancé gentiment, comme on fait avec ces oncles qui finissent par être barbants à faire du grabuge dans les repas de noce parce qu'ils ne sont pas très heureux et qu'ils ne peuvent se retenir de boire. (...) Les Japonais se faisaient beaucoup de soucis pour leurs cerisiers. »

Jusqu'à ce qu'il rencontre, lors d'une mission non-commandée, une archéologue inflexible à laquelle il finit par lâcher le morceau et expliquer son travail, que celle-ci le traite d'acteur malhonnête et nuisible qui se fourvoie, Nicolas se réjouissait de sa nouvelle vie et s'enorgueillissait de ses nouvelles fonctions. Mais depuis cet épisode, son bonheur se fissure, les visites du père se font de plus en plus fréquentes, et son histoire personnelle faite d'abandon, de secret de famille et de culpabilité remonte à la surface inexorablement.
« Un jour ou l'autre les questions reviennent et les spectres mutiques se réveillent, peuplent le ciel des chambres et ne laissent plus de répit. Dans les dictionnaires et les registres oubliés, les mots et les noms se mettent à réapparaître, à émerger sous la gangue noire dont on les a recouverts. Et ils flottent, absurdes et têtus, milliers de petits cercueils d'un très grand cimetière qui aurait été inondé après l'effondrement d'un barrage, et la mémoire n'en peut mais de régurgiter cette eau. (...) On peut s'épancher et s'oublier dans la douceur du regard des autres, mais ces spectres-là sont doués d'un don implacable et, un soir ou l'autre, ils frappent à la porte et viennent exiger leur dû. »

Au pied du mur, il ne lui reste plus alors qu'à découvrir l’envers du décor. La visite des archives de l'Organisation, aux côtés de l'archéologue, mettra le mécanisme à nu. La gentille organisation pour laquelle il travaille est une « fabrique de spectacles de toutes dimensions. Comme Hollywood sauf que c'est pour du vrai. Et au besoin, elle tue quand ça en vaut la peine. (...) Produire de la distraction, rassurer, éviter que les gens se posent des questions et restent convaincus que ce monde-là est le seul et le meilleur possible. Produisez et consommez toujours plus ces objets en plastique que les industries bienveillantes développent dans le seul but de vous rendre heureux ! Toujours plus d'images, toujours plus de sons, toujours plus d'objets et puis, des médicaments aussi pour que vous puissiez en profiter longtemps. Et laissez votre âme au vestiaire. »

C'est « la Tête », cet étrange clochard muet rencontré dans sa première mission, qui sauvera Nicolas de son vrai suicide. Réfugiés dans la vieille bicoque tremblante et envahie par la végétation qu'habitait autrefois son père adoptif, le mécanicien lâche enfin tous les mots qui dormaient en lui et « la Tête », le nez dans les étoiles, habite obstinément son silence. « Peut-être aussi qu'elle surveillait la lisière de notre étrange forêt. Au-delà il y avait le monde et dans ce monde, il y avait une mécanique débridée qui tournait la musique d'un orgue devenu fou. Et au centre de cette mécanique, Gabriel, qui saurait s'il le fallait un jour, prendre une forme oblongue et nue, gomme d'acier qui viendrait effacer quelques chapitres de l'histoire humaine. »

Récit fantastique ou d'anticipation, fable tragi-comique, pamphlet politico-social féroce et drôle, essai métaphysique, ce roman est un peu tout cela à la fois. L'auteur s'appuie en effet sur un imaginaire débridé pour dresser une histoire folle qui nous parle avec une légèreté décalée de choses très sérieuses comme le monde du travail, les SDF, la société de consommation ou la manipulation des médias. Mais Nicolas est aussi un vrai personnage, qui au fil des événements et des révélations se révèle profondément humain et La mécanique du monde c'est également une tragédie pleine de mystère et d'interrogations sur l'homme, le poids du passé, l'Histoire et la responsabilité individuelle, les notions de l'être et du croire.

La lecture de cette fiction atypique, un peu brouillonne parfois mais cependant d'une complète cohérence, parvient à conjuguer avec un extrême bonheur réflexion et fantaisie, rire et malaise, émotion et théorie. Riche, séduisant, efficace, ce livre est une vraie réussite.

Dominique Baillon-Lalande 
(16/05/08)    



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Buchet-Chastel

(Février 2008)
250 pages - 18,90 €









Photo © Jean-Luc Paillé
Bernard Foglino,
est né à Bordeaux en 1958.
La mécanique du monde est son deuxième roman. Le théâtre des rêves (Buchet-Chastel, 2006)
a été repris chez 10/18.








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