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Caryl FÉREY

Zulu


Après la Nouvelle-Zélande, c'est cette fois en Afrique du Sud, quatorze ans après la fin officielle de l'Apartheid, à Cape Town, vitrine de cette première démocratie d'Afrique noire, que Caryl Férey nous entraîne. Mais dans les townships à quelques kilomètres du centre-ville, sous la misère la plus extrême, la délinquance bat des records, la drogue règne en maître et le sida fait des ravages.

Dès les premières pages, nous sommes entraînés dans l’horreur avec le récit du Zoulou Ali Neuman confronté, enfant, au massacre de sa famille : père torturé et frère brûlé vif sous ses yeux (supplice du collier avec un pneu enflammé à l'essence autour du cou) par les milices de l’Inkatha en guerre contre l’ANC alors clandestin. Devenu adulte, pour œuvrer à sa manière pour ses frères laissés pour compte des townships et chasser ces images insoutenables qui le hantent, il intégrera la Police Criminelle du Cap.

Avec l’organisation de la Coupe du Monde de foot en 2010, les instances politiques font pression pour faire baisser la criminalité. « L’enjeu aujourd’hui était tout autre : comment la première démocratie d’Afrique pouvait être le pays le plus dangereux au monde. (…) Un tour de vis sécuritaire était demandé de manière quasi unanime, la perspective de la coupe du monde exacerbait les esprits échaudés, le défi devenait national. »
Tous attendent donc d'Ali et de son équipe qu'ils règlent rapidement et proprement les affaires pour endiguer la violence, rassurer les médias nationaux et internationaux autant que la population locale et permettre ainsi la reconstruction de cet Eldorado de l'Afrique noire avec à la clef l'afflux des touristes et des investissements étrangers.

C’est alors qu’on retrouve Nicole Wiese – fille d’un ancien Springbok, champion du monde de rugby, « poupée pomponnée à qui on avait envie de payer une glace à la vanille » – morte dans le jardin botanique de Kirstenbosch, « la robe relevée jusqu’à la taille, les jambes mouchetées de sang, un petit nuage d’insectes autour d’un visage massacré par les coups ».
Ali et ses deux adjoints, Brian Epkeen son bras droit, Fletcher le petit jeune qui vomit encore devant les cadavres de jeunes filles, sont chargés de retrouver vite le ou les coupables. Mais l’enquête patine et l’opinion s’impatiente.

Déjà, un deuxième meurtre est commis, suivant un scénario identique : violences barbares, drogue à la composition inconnue découverte dans le sang à l'autopsie, viol suspecté... Mais cette fois le cadavre porte en plus, brouillant les pistes déjà explorées, des marques de scarifications faisant référence à des sacrifices zoulous. Il s’agit encore d’une jeune femme blanche, la fille d'un richissime chanteur.
Les deux victimes menaient apparemment une double vie. Jeunes filles de bonnes familles, elles n'hésitaient pas derrière une façade de bon ton à s'émanciper de leur milieu, à oser toutes les aventures et à tester les drogues dures.

Nos trois flics ne s'arrêtant pas à la thèse de l'acte raciste cherchent donc, tout en ne négligeant pas la piste ethnique, du coté des trafiquants. Cette nouvelle drogue dévastatrice sévit très localement mais largement. Chômeurs ou adolescents noirs des townships semblent également touchés.
Le flic zoulou et son équipe découvriront également pendant leur enquête que de vieux ennemis nostalgiques du développement séparé, œuvrent dans l’ombre de la réconciliation nationale et se sont reconvertis en toute impunité dans un réseau pharmaceutique international.
Aidé par une énigmatique et fascinante danseuse traditionnelle zoulou, Neuman va, derrière le trafic de stupéfiants et les meurtres, face à un déchaînement de violence et de sauvagerie absolu, finir par faire la lumière sur une campagne illégale et clandestine de tests de médicaments dangereux au sein des populations pauvres. Mais le poisson est bien gros pour nos trois hommes, l'addition des morts dans chaque camp très lourde et l'issue de l'enquête pourrait s'en trouver fort compromise.

Neuman, le Zoulou, et Epkeen, l’Afrikaner sont, à l'image du pays même, deux hommes abîmés par la vie, qui tentent comme ils peuvent de survivre dans un environnement hostile. L'un, solitaire et marqué à jamais par son passé, l'autre englué dans ses échecs sentimentaux et familiaux qui noie ses angoisses dans l'alcool, se retrouvent pareillement dans le rôle de flics décalés, insoumis qui, même quand ils ont perdu une bonne part de leurs illusions, continuent à critiquer et combattre le système.

La volonté d'Ali, parfois autodestructrice mais infaillible, représente néanmoins une lueur d’espoir dans un pays meurtri par les haines fratricides. « Quand j’ai créé le personnage d’Ali Neuman, je voulais un homme viril par sa rectitude morale, mais brisé de l’intérieur. Ali a vraiment Mandela en lui, cet homme politique capable de lever les bras de ses deux pires ennemis, De Klerk et Buthelezi, en signe de victoire. Même si je ne donne pas cher de l’humanité, je crois qu’il suffit d’un être humain pour tout renverser. Mes personnages souffrent, mais ils résistent. » explique Caryl Férey à son propos.

Son coéquipier Brian est un blanc anti-apartheid qui, en opposition avec son milieu familial, œuvrait comme détective privé, spécialisé dans la recherche des opposants disparus. Quand Ali est venu le chercher pour être son bras droit, il a accepté, par conviction et par espoir de changer les choses de l'intérieur.
Dan Fletcher, leur second, est un tout jeune flic – mais les quatre années passées près de Neuman le bulldozer comptent double – sérieux, généreux mais naïf, inconscient de la violence du monde qu'il va devoir affronter, et vulnérable.
Cependant aucun personnage ne correspond complètement au stéréotype qu'il est censé représenter. On pressent, en arrière plan, une détermination sans faille chez le fragile et des trous de mines laissés par son passé dans la cuirasse du chef à l'apparence insensible. Au final l'écorché vif, le molosse hanté et obstiné et le jeune idéaliste, iront, solidaires, jusqu’au bout de ce combat désespéré quoi qu’il leur en coûte.

Un cortège de personnages secondaires féminins : Janet lieutenant de police hackeuse à ses heures, la mère du zoulou au cœur du township, Claire la compagne de dan, Ruby l'ex de Brian, une infirmière, une danseuse, une prostituée et quelques autres encore qui traversent fugitivement ou de façon récurrente le récit, lui conférant un coté dispersé, chaotique, comme en effet miroir de l'état même du pays et l'humanisant en plaçant le lecteur au cœur de cette population pleine de contrastes.

Mais le personnage central du roman est fondamentalement l'Afrique du sud, un des pays les plus dangereux au monde – corruption, viols, meurtres, trafic de drogue – où la fin de l’apartheid a laissé la place à une ségrégation sociale presque aussi dure et à son cortège de fléaux : chômage, misère, sida...
« L'Afrique du sud d'aujourd'hui n'est pas ce paradis légal dont l'on aurait pu rêver avec l'élection de Mandela. Le passé a laissé des traces indélébiles. Les luttes internes entre opposants ont été aussi meurtrières que la répression du pouvoir blanc. Et la violence des blancs a trouvé une réponse dans l'opiniâtreté des noirs. Chaos et conflits ne se sont que déplacés, et ils existent toujours. L'apartheid n'est plus légal, mais il reste social.
Dix-huit mille meurtres par an, vingt-six mille agressions graves, soixante mille viols officiels (probablement dix fois plus), cinq millions d’armes pour quarante-cinq millions d’habitants : Comment la première démocratie d’Afrique pouvait être le pays le plus dangereux du monde ? 
»

A Cape Town, la population vit entre la peur et la recherche d’un job et la violence va de pair avec la misère. L’économie de la drogue est très présente, l'enfance en perdition, le sida galopant, la corruption triomphante et l'état est totalement impuissant face à la mainmise des gangs sur les townships. Un terrain idéal pour la mafia nigériane qui s'implante depuis peu et les multinationales sans scrupules qui profitent de la misère, de la déculturation et des superstitions qui perdurent pour se permettre tout ce qui leur est impossible dans les pays stables et policés pour servir leurs profits.
A cela s'additionnent les survivances de l'Apartheid : traumatismes, haines et rancœurs tenaces, exactions des ex-tortionnaires et des anciennes personnalités politiques recyclées, comme Basson, le docteur « la mort » évoqué dans le roman, qui poursuit ses activités clandestinement et vit encore en tout impunité à Johannesburg...

Au bout du compte, Zulu n’est pas un banal thriller mais un véritable tableau sans concession de l’Afrique du Sud. Loin de l'éden africain avec son dépaysement et ses grands espaces vendus aux touristes, au-delà de la difficulté du pays à se reconstruire et des fléaux qui le ravagent, c'est aux grands problèmes désormais universels de la mondialisation libérale que l'auteur nous renvoie.

Le suspense et l’intrigue pourraient pâtir d’un trop-plein d’informations sociologiques, ethnologiques ou historiques mais Caryl Férey évite cet écueil en privilégiant les scènes d’action, en usant habilement des fausses pistes et en s'appuyant sur des personnages forts. Impossible de rester insensible à la scène d'ouverture du roman (assassinat du père et du frère) ou celle, finale, de l'embuscade dans les dunes, d'une intensité inouïe.
L’écriture est tendue, le rythme soutenu, l'intrigue implacable et le lecteur, auquel l'auteur ne laisse pas un instant pour respirer, se laisse happer puis se trouve assommé par cette violence brute et absolue, par cette folie qui emporte tout sur son passage et mêle pour le pire passé et présent.

Comme Haka ou Utu, Zulu, roman rageur ancré dans l'histoire et la politique d'un pays anciennement colonisé, territoire de tous les excès, appuie là où ça fait mal. Et si on ne peut s’empêcher de s’attacher à ces combattants du mal que l’on devine pourtant condamnés d’avance, on partage vite également leur révolte quant au sort que les puissants de ce monde font subir aux petites gens.
Caryl Férey poursuit ici, avec talent et constance, le chemin littéraire qu'il semble s'être tracé : la dénonciation coup de poing sur fond d'humanisme. On en redemande.

Dominique Baillon-Lalande 
(23/08/08)    



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Noir & polar








Editions Gallimard
Série Noire
294 pages - 16,90 €

Grand Prix des Lectrices de ELLE 2009



Photo © Wikipedia / J.-M. David

Caryl Férey,

né en 1967 à Caen, a beaucoup voyagé. Il a publié deux romans noirs dont l'action se situe en Nouvelle-Zélande (Haka ! et Utu) et deux enquêtes de Mc Cash (Plutôt crever et La jambe gauche de Joe Strummer), tous parus en Série Noire ou Folio Policier. Il écrit aussi des pièces radiophoniques pour France Culture, des chansons pour des groupes rock/électro et des romans pour la jeunesse.

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