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Kerim, aîné de trois enfants, vit dans le Kurdistan irakien. Le père
nourrit sa famille grâce à son petit restaurant. C'est un homme modéré,
prudent, dont la seule pratique religieuse est celle qui assure son invisibilité
au sein de la communauté et la sécurité des siens. Le jeune
adolescent se trouve donc relativement préservé, épargné
par la faim et bénéficiaire d'une scolarité prometteuse.
Il ne perçoit de la misère que les chiens errants affamés
qui le poursuivent en ville et de la guerre que les échos des clients et
l'angoisse croissante de sa mère. Un signe alarmant pourtant se produit
lorsque la famille honore son rendez-vous périodique chez les grands-parents
à la frontière iranienne. La famille est refoulée par l'armée
car les combats font rage à proximité...
Mais un jour sur le chemin de l'école le jeune Kerim, malgré
les mises en garde de son père, ne va pas résister à son
envie d'aller voir de près le camion blindé stationné à
proximité. Dedans, un prisonnier trop heureux de ce contact extérieur
le supplie de porter des nouvelles à son épouse. Cette curiosité fatale va déclencher en chaîne une série
d'événements : l'ami en question sera arrêté quelques
jours plus tard. Ensuite son père, lors de l'accueil dans son restaurant
d'hommes appartenant aux services secrets, périt écrasé
par leur 4x4 pour avoir osé réclamer le paiement des repas commandés.
Une image d'horreur que Kerim aura du mal à oublier, un sentiment de
culpabilité et une incompréhension qu'il portera des années
durant. L'aîné doit arrêter l'école et prendre la place de
son père dans la petite entreprise familiale, celle de l'approvisionnement
et des fourneaux, pour assurer la subsistance de tous. Il s'oublie dans le travail
refoulant peine et remords alors qu'un climat de terreur s'installe tout autour.
La seule liberté qu'il s'octroie parfois, grâce à la voiture
de son père, c'est quelques virées en dehors de la ville, en solitaire.
Quand, au mépris des risques encourus, il décide de rendre visite
à ses grands-parents dont la famille est sans nouvelles, le sort le rattrape.
Il est capturé par " les combattants de Dieu" et enrôlé
dans leurs rangs. Il se trouve alors contraint, sous haute surveillance, non
seulement à partager la dureté de leur quotidien mais à
subir en permanence leur endoctrinement mêlant religion et nationalisme. Une fois la phase de "préparation" terminée, Kerim,
enfin prêt, devra les accompagner dans leurs expéditions et participer
à leurs exactions. Son sort est désormais scellé : il lui faut utiliser l'argent
volé pour fuir le pays au plus vite, gagner l'Europe avant que les combattants
ne le retrouvent. Puisqu'un de ses oncles vit en Allemagne, il met dès
lors toute son énergie à contacter ceux qui l'aideront à
trouver l'itinéraire et les passeurs adéquats, pour l'y rejoindre.
Il se souvient alors du tailleur que connaissait son père. "Avec la somme dont-il disposait, Nasir pouvait certes lui garantir
qu'il arriverait à Berlin, mais le voyage serait composé d'éléments
plus ou moins dangereux. [...]C'est à Athènes, où l'organisation
avait installé son quartier général, que convergeaient
tous les fils. On ferait en sorte de lui envoyer quelqu'un pour lui faire accomplir
l'étape suivante. [...] Ce sera dangereux car tu dois traverser la mer.
[...] Ce n'est pas un long parcours, et pourtant... Il nous reste quelque chose
de très important à faire, reprit le tailleur. Inventer une histoire.
[...]Il te faut une bonne raison pour qu'ils ne te renvoient pas tout de suite
chez toi. Ils voudront savoir très précisément pourquoi
tu as dû quitter ton pays. Ils ne te croiront pas et te reposeront souvent
la question. [...]D'après ce que tu me racontes, tu es vraiment en danger.
Mais nous ne pouvons pas raconter ton histoire comme cela : ils te renverraient
aussitôt. Que dirais-tu d'expliquer qu'on te persécute pour des
raisons religieuses et que ton père a été tué par
des islamistes? [...] C'est une bonne histoire, elle est dans l'air du temps." Le marché conclu, Kerim se lancera dans ce périple hasardeux
au mépris des nombreux périls qui guettent ceux, nombreux, qui
s'exilent pour sauver leur peau ou gagner leur liberté, avec l'espoir
d'une vie meilleure. Mais l'homme est chanceux : après une traversée
clandestine pénible, la trahison par abandon sur une île déserte
d'un compagnon d'infortune, il parvient indemne à son but. Le jeune homme doit faire face à des problèmes auxquels rien
ne l'a préparé : ses origines et son passé qui lui collent
à la peau, la peur qui règne dans la communauté des réfugiés
qui n'est épargnée ni par la pauvreté ni par la délinquance,
l'intégrisme religieux qui rôde, l'amour qui s'offre à lui
avec la très libre Sonja... Les questions et les doutes se bousculent
dans sa tête et le déstabilisent. Rares sont les romans qui abordent "de l'intérieur", la situation
en Irak, les pressions exercées par Saddam Hussein sur les opposants,
les conséquences des différents blocus sur les populations. C'est
le grand mérite de celui-ci qui évoque avec justesse le quotidien
des civils fait de peur, de doutes, de frustration, de haine et d'oppression. Habile conteur, Sherko Fatah fouille la violence et l'humiliation des humbles
par les puissants unis sous la bannière unique du pouvoir et de l'oppression.
La pauvreté suinte dans chacune de ses descriptions. Le navire obscur
grâce à son héros complexe, tout en nuances, ni héroïque,
ni lâche, nous livre à l'état brut le désir et l'instinct
de survie d'hommes ordinaires, prisonniers d'une machine qui les dépasse,
soumis à la guerre et à la barbarie des "grands" qui,
sur l'échiquier du monde, décident les guerres. Du début
à la fin, les interrogations, les incompréhensions, la culpabilité,
les peurs de Kerim accompagnent le lecteur qui perçoit d'un peu plus
près la réalité de ces millions de vies marquées
par la guerre, qui tentent de fuir la réalité en se bandant les
yeux mais ne peuvent échapper à la folie des hommes. La construction chronologique et rigoureuse s'appuie sur quatre séquences
: l'enfance, l'embrigadement chez les combattants de Dieu, la fuite, l'exil.
Chacune est traitée avec ampleur, de façon à laisser au
lecteur la possibilité de s'installer, de cheminer avec, jusqu'à
la tragédie finale, inéluctable. Dominique Baillon-Lalande |
Sommaire Lectures Editions Métailié 360 pages - 23 € Traduit de l'allemand par Olivier Mannoni
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