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Joël EGLOFF

L'homme que l'on prenait pour un autre


Une histoire sans lieu, construite autour d'un individu sans nom, au physique banal, que les passants prennent de plus en plus souvent pour quelqu'un d'autre.
« Deux yeux, un nez, une bouche, ça rappelle forcément toujours quelqu'un à quelqu'un ».
C'est un personnage sans identité fixe, sans mémoire, sans famille, prisonnier d'un quotidien terne, entre repas, petites courses et sommeil. Un vieux garçon inoccupé, terriblement seul, angoissé tendance parano, qui n'est personne, ne fait rien, n'aime ni ne déteste personne et a peur de tout, un regard malveillant, un objet à une place incongrue, un bruit à l'étage du dessous...
« Je m'apprêtais à me recoucher. Juste par acquit de conscience, j'ai encore écouté un peu le silence. C'est alors que je me suis demandé, s'il était tout à fait exclu que ce soit une connaissance, qui aurait pu, à part quelqu'un de malintentionné, avoir l'idée de venir frapper à ma porte à trois heures du matin. Car il y a des gens pleins de mauvaises intentions, il ne faut pas s'en cacher. [...] Les choses se précisent en même temps qu'elles se gâtent. Ce n'est plus simplement quelqu'un de vaguement malintentionné. Il semble prêt à tout. Ce n'est ni plus ni moins qu'un malade- ou un professionnel. La question n'est pas tranchée. [...] Mais pourquoi choisirait-il alors d'aller frapper à ma porte plutôt qu'à n'importe quelle autre ? C'est absurde. J'habite au sixième. [...] S'il cherche simplement quelqu'un à assassiner, pourquoi me suis-je dit, pourquoi venir chez moi alors qu'il n'a pourtant que l'embarras du choix. Du premier au cinquième, il y a des gens derrière chaque porte, et sans aller jusqu'à dire que certains n'attendent que ça, il y en a malgré tout des plus vieux que moi, qui ont déjà bien vécu, qui ont accompli de grandes et belles choses et qui peuvent être fiers du chemin parcouru. [...] Il y en a d'autres aussi qui sont las, tellement las, aigris et amers, qu'ils n'attendent plus rien de rien et se porteraient volontiers volontaires, et cette main qui frappe à leur porte, pour eux, c'est une aubaine. Il y a bien de mauvaises personnes, aussi, j'en connais, de vraies teignes, une par pallier, au moins, qui n'ont toujours souhaité que le malheur des autres. Je pourrais même donner des noms, je suis prêt à rendre service. »
Il est un homme enfermé dans un monde mort. Corps vide étranger au monde, handicapé de la vie, il endosse au gré des rencontres les identités multiples dont il se retrouve affublé un peu comme un bernard-l'hermite qui prend la forme de la coquille qui temporairement l'accueille.
« Quelquefois, celui pour qui l'on me prend n'a pas l'air inintéressant, bien au contraire. J'aimerais mieux le connaître. J'y gagnerais même peut-être au change à être lui plutôt que moi, ne serait-ce qu'un instant. Et comme je n'ai pas le cœur à décevoir quelqu'un qui m'aborde avec tant de sympathie, que je ne me sens pas le droit de le priver du plaisir rare des retrouvailles, nous finissons accoudés au bar du café à nous raconter en détail ce que nous sommes devenus depuis que nous nous sommes soi-disant perdus de vue. » Tantôt mari volage et père d'une famille qui n'est pas la sienne, tantôt compagnon occasionnel d'un truand en cavale ou bien visiteur régulier dans une maison de retraite d'une vague tante qui vit hors du temps et attend toujours le débarquement, régulièrement souffre-douleur d'une bande de voyous ou victime d'un facteur qui se moque de lui, il joue toujours faux, en décalage total avec ce que voudraient de lui les circonstances.
Jouet involontaire des autres et de la vie, spectateur naïf, le nez écrasé contre la vitre qui le sépare des autres, il ne comprend rien au film qui se déroule sous ses yeux, s'efface et s'égare jusqu'au délire.

Joël Egloff parvient dans ce récit tout intérieur sur la quête d'identité à faire de ce personnage terne apparemment dénué d'intérêt une espèce de sale môme touchant par sa façon de vivre ses contrariétés comme des chagrins immenses aussi vite effacés, par l'innocence enfantine et cruelle que lui confère son absence de mémoire et d'analyse, troublant par cette façon de méconnaître toute morale et par cette vulnérabilité pathétique qui le condamne d'avance. Le fantôme errant en devient presque sympathique et ses déboires irrésistibles nous font rire. Par moments l'auteur s'amuse à perdre ensemble personnage et lecteur dans cet univers quasi kafkaïen, sans repère où l'absurde règne en maître. A d'autres, il vire de bord et récupère son monde en revenant à une base plus réaliste, évoquant des situations sensibles auxquelles nous sommes ou avons été tous confrontés comme les relations de couple qui s'engluent dans l'ennui ou la confrontation à la vieillesse quand la raison s'est enfuie. Il nous balade ainsi à la frontière du grotesque et du crédible pour, sous prétexte des aventures drolatiques de son Monsieur Tout-le-Monde, nous immerger plus sûrement dans l'angoisse existentielle d'un monde à la dérive où l'homme remet sans cesse sa place en question jusqu'à côtoyer la folie.
Plus que sur une histoire ou une simple volonté de signifier, ce récit, à l'identique des romans précédents de l'auteur mais de façon encore plus accentuée, s'appuie sur une atmosphère d'étrangeté et son pouvoir d'évocation. On y retrouve, porté par une écriture musicale réglée au mot près, ce mélange d'humour noir, de comique de situation, de dérision, de tendresse et de poésie qui confère à la narration un rythme soutenu, la diversifie et l'enrichit. Joël Egloff parvient ainsi, de livre en livre, en écho les uns aux autres, à constituer la fresque impressionniste d'un univers déréglé qui tourne à vide.
Le lecteur, en apesanteur dans cet espace singulier, fasciné, se laisse captiver jusqu'à la dernière ligne. Un incontournable de cette rentrée littéraire. Un grand et beau moment de lecture.

Dominique Baillon-Lalande 
(04/02/08)    



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Lectures









Éditions Buchet-Chastel

(Janvier 2008)
202 pages -17,90 €








Joël Egloff
est né à peu près en 1970, en Moselle, plus exactement. Après des études de cinéma, par exemple, il exerce différentes activités dans l’audiovisuel, écrit des scénarios, puis son premier roman, Edmond Ganglion & fils, qui paraît aux Éditions du Rocher en 1999 (Prix Alain-Fournier).
Il choisit de se consacrer entièrement à l’écriture et publie Les Ensoleillés en 2000 (Prix Erckmann-Chatrian), puis Ce que je fais là assis par terre en 2003 (Grand Prix de l’Humour Noir) et L’Étourdissement en 2005 (Prix du Livre Inter).






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