Vincent DELECROIX

La chaussure sur le toit



Une petite fille insomniaque appelle son père au milieu de la nuit : sur le toit de l'immeuble d'en face elle a aperçu un ange au visage triste qui, en partant, a laissé sa chaussure. L'homme, croyant à un rêve, rassure la mignonne, mais le soulier est bien là, visible, posé en équilibre.

Dans cet immeuble parisien proche de la Gare du Nord, d'autres fenêtres donnent sur la même cour et les habitants vont, à partir de la présence de cet objet posé à un endroit inhabituel, dérouler leur propre histoire. Dix tranches de vie ou divagations portées par des personnages aussi divers qu'un agent commercial, un écrivain, la compagne d'un sans papiers, une vieille dame tyrannique, un plasticien branché, un étrange cambrioleur sentimental, un chien cultivé qui cite Proust, trois malfrats déjantés, un unijambiste, un présentateur vedette de la télévision et plusieurs personnages masculins en mal d'amour tous prénommés Vincent, comme l'auteur lui-même.

Derrière ses carreaux, chacun regarde l'étrange chose, se l'approprie, la transforme en godillot ou en escarpin de princesse pour donner sens à son histoire. De l'évocation amoureuse au discours convenu d’un officiel de la Culture lors d'une inauguration, chacun soliloque et à partir de sa version très personnelle expliquant cette présence incongrue, se livre tout entier.
L'objet abandonné fait lien et la pseudo enquête devient prétexte à incursion dans l'espace privé de ces habitants qui, tous, à leur façon, après une rupture, une absence, un décès, se sentent aussi seuls et abandonnés que cette unique chaussure, orpheline.
Voisins, voisines entremêlent dans leur récit vécu, lectures, rêves et souvenirs, et l'auteur s'amuse parfois à croiser les différentes versions en faisant malicieusement passer un personnage d'une narration à l'autre.

La fin, refermera la boucle de la petite fille à l'ange triste des temps modernes qui a déposé sa chaussure sur le toit pour que ces êtres humains futiles et seuls se consolent en inventant une histoire à partir de cet objet ridicule et banal et y déposent tout le malheur et le ridicule du monde. Il ne lui restera plus ensuite qu'à disparaître, de la toiture ou de la vie, l'auteur laisse flotter l'ambiguïté car s'il y a glissade accidentelle, une petite note en bas de page prend soin de préciser que jamais son corps ne fut retrouvé.

Ce « roman par nouvelles » oulipien – construit sur la logique de La vie mode d'emploi de Georges Perec (un immeuble, l'histoire de chacun de ses habitants, les croisements occasionnels) ou Hôtel intérieur nuit de Jean-Noël Blanc (éditions HB) – reste donc assez classique. Mais ce cadre permet à Vincent Delecroix d'utiliser des registres variés et originaux pour chaque personnage et d'aborder avec humour et légèreté son thème de prédilection : la solitude. On passe ainsi du délire philosophique à la satire de mœurs, du drame, avec l'expulsion d'un sans-papiers enlevé à sa belle, à la comédie, rififi sur les toits façon « tontons flingueurs », du mythe revisité de Cendrillon à la fable qui fait raisonner les chiens.

À travers une galerie de portraits hauts en couleur et d'histoires entremêlées, l’auteur nous balade au fil d’une intrigue construite autour de la présence sur le toit d’un objet incongru aussi inexplicable que l’existence humaine. Sans vraiment élucider la question, il en fait le tour en la posant sous tous les angles possibles, comme une variation musicale autour d'un thème.
A partir de là, il imagine des scénarios improbables où l'imaginaire fait loi, plonge dans les pensées les plus intimes et les plus désespérées de ses protagonistes dans une illustration protéiforme de l'abandon et du vide, accumule surprises et raisonnements avec fantaisie et humour.

Une œuvre de distraction fine et intelligente qui a tout pour séduire.

Dominique Baillon-Lalande 
(20/12/07)    



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Editions Gallimard
218 pages - 16 €








Vincent Delecroix,
né en 1969, vit et enseigne la philosophie à Paris. Il est l’auteur d’un récit, Retour à Bruxelles (Actes Sud, 2003), et d’un recueil de nouvelles, La preuve de l’existence de Dieu (Actes Sud, 2004). Il a également publié deux romans aux éditions Gallimard,
À la porte (2004) et
Ce qui est perdu (2006).





A la porte
a été monté au théâtre
par Marcel Bluwal
avec Michel Aumont

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