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Henri CUECO

L'été des serpents



"La couleuvre est une danseuse, la vipère un poignard."

En 1992, l'année où il peint un tableau représentant des serpents, le narrateur, à travers les bribes d'un journal tenu épisodiquement pendant cette même année, note des informations sur le quotidien "Clochemerlesque" de son village, nous fait part de réflexions sur l'écroulement des pays socialistes, d'anecdotes sur le bonheur d'être grand-père, de son chagrin de la mort d'un ami, et nous dévoile ses obsédants souvenirs de guerre mais, eux, écrits dans une typographie plus noire, plus grasse et plus dense que celle du présent. Lui aussi, comme le mauvais élève puni au fond de la classe qui griffait en douce le portrait de Pétain, veut rendre justice à la si jolie petite fille du cordonnier, à la petite juive massacrée.

La guerre qu'il dit avoir "ratée" parce qu'il n'avait que quinze ans à la Libération, s'il ne l'a pas vraiment "faite", il nous la raconte d'une manière si truculente et hallucinatoire qu'elle nous éclate à la gueule comme explosait régulièrement la fosse septique surnommée "le volcan… que l'oncle et le propriétaire évacuent à la louche, avec des seaux !"

Ah c'est que ça ne sent pas bon la guerre ! C'est qu'on en a des idées salaces quand on est ado dans la France pétainiste d'alors ! C'est qu'on en a des misères comme la broncho-pneumonie, par exemple, "qui est une maladie des bronches agréable à prononcer. On croirait une voiture italienne montée sur pneus de luxe." ou bien des furoncles "qu'aujourd'hui on ne voit plus… des sortes de bubons suppurant en forme de vol-au-vent…" et surtout la trique ! En permanence et pour tout ce qui ressemble de près ou de loin à une femme. "Pourquoi le monde entier était-il habité par l'horreur de la guerre et des amours ?"

On voit défiler, tout au long des années de guerre, pendant le temps de la longue maturation qui transforme un enfant en adulte, une formidable galerie d'adultes, ridicules d'inconscience avant la guerre, poilus, se sentant forts et bravaches devant ces "balourds de boches" au début de la guerre et "démembrés, claudicants et hagards" cinq ans plus tard. Le narrateur raconte son monde séparé en deux comme est coupé en deux le magasin de ses parents : l'atelier de couture de sa mère d'un côté, l'atelier de peinture de son père de l'autre ; le monde des adultes, celui des enfants ; le monde des hommes, celui des femmes ; le monde des bourgeois qui ne recoupe pas entièrement celui des catholiques et des pétainistes mais presque, le monde des ouvriers : ceux que les curés et les chefs scouts soupçonnent d'être tous communistes ou juifs ou "maquis".

"Qui n'a pas vécu ce temps du fascisme à la française, le temps des nazis, qui n'a pas connu l'urgence d'arrêter les crimes ne peut comprendre aujourd'hui ce qu'étaient les résistants, surtout les jeunes communistes, les plus nombreux dans notre coin, et la fascination qu'ils ont exercée sur les jeunes de ce temps. Nul ne peut comprendre notre fidélité, notre attachement au groupe, aux camarades, s'il n'a vécu la misère et la solidarité, les sentiments d'accablement et de joie, devant l'héroïsme des jeunes résistants. Il fallait de pauvres surhommes, simples et terribles, pour tenir contre ces soldats surarmés et triomphants. Il fallait une dose de culot, d'instinct ou d'irrationalité, de folie pour tenir contre les Allemands, Pétain, les miliciens, l'Église – pas forcément les curés de village –, les bourgeois – pas tous –, contre la mollesse de tous ou presque."

En même temps que la transformation du village de son enfance en capharnaüm dantesque avec défilés de réfugiés espagnols, cohortes de gens jetés sur les chemins de l'exode, bataillons de nazis, juifs déportés et résistants, le narrateur ravagé par les tourments de l'adolescence, "vit cette guerre dans son corps" et pour lui ce sont "les filles qui dessinent le monde". Le mystère du corps des filles est la grande affaire. Qu'en est-il du renard que chaque femme semble cacher au bas de son ventre ? "D'aucuns, mieux informés, disaient avec malice qu'il fallait apprivoiser l'animal fourré par des caresses et qu'après… il ne mordrait plus."
La guerre, les boches, l'Église et le pétainisme avaient contre eux le désir, la sève, l'amour, la violence de notre adolescence gâchée ; ils avaient perdu d'avance.

De toute cette dérision ravageuse, de ce bouillon de haines, de crasse et de violences, toujours écumant, plus de soixante-dix ans plus tard, c'est surtout le visage penché de Sarah sur l'épaule de sa maman, au moment où elles sont emportées dans les camions nazis, que le narrateur veut sauver de l'oubli. Le martyre de la fille du cordonnier, la petite juive déportée, n'en finit pas de le hanter et, devenu grand-père, de ranimer sa colère "Mes propres enfants, mes petits-enfants, actuellement des bébés, me permettent d'imaginer ceux de la rafle… et ces enfants – mes petits-enfants – que l'on va sacrifier, font surgir soudain une violence de sentiments contre les bourreaux qui m'étonne. Je hais ces imbéciles de nazis, nazillons, ces fascistes ressurgissant de partout, ces "néo" – nom donné aux cancers primitifs –, ces pétainistes, catholiques indurés et boutonneux, ces abrutis aux rituels gothiques…" et ranime justement la nôtre. Merci.

Sylvie Lansade 
(14/01/12)   



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Lectures












Editions JBZ & Cie

256 pages - 19,95 €









Henri Cueco,
80 ans, surtout connu comme peintre, est aussi homme de radio, participant régulier des "Papous dans la tête" sur France Culture. Il a publié de nombreux ouvrages, dont Dialogue avec mon jardinier (Seuil) adapté au cinéma par Jean Becker avec Daniel Auteuil
et Jean-Pierre Darroussin.









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