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Antoine CHOPLIN

L'impasse


« Aux yeux incrédules, plissés par l'effet de la lumière nouvelle, on pouvait lire ça, qu'il en faudrait d'autres, des heures et des jours de paix, d'air immobile, pour que s'estompe l'écho de toutes les semaines de feu. Makhmoud ne cessait pourtant de le répéter que la guerre était bel et bien finie. [...] Oui, peut-être disait Magomed. Et puis il ajoutait dans un souffle : jusqu'à la prochaine. D'autres disaient que ces choses là ne se terminent pas comme ça, comme de rien. Pas ici. »

La guerre est effectivement finie depuis quelques mois mais les atrocités perdurent. Parmi les décombres, les forces d'occupation présentes rodent pour traquer les éventuels rebelles. Trois soldats dirigés par le redoutable capitaine Kalinski entreprennent « avec méthode » une tournée de nettoyage. Passablement désœuvrés, imbibés d'alcool et incroyablement brutaux, ils ratissent la ville, inspectant ruine après ruine, commettant les pires exactions envers les civils, pillage, torture, viol, assassinat, avec de gros rires gras et sans gaieté. La haine et la cruauté sont sans limite et l'arbitraire est roi. Deux des soldats suivent aveuglément le fou dangereux qui les commande, par peur, lâcheté, méchanceté ou stupidité.

Au sein de cette milice incontrôlée, un seul, Oleg Youssov, « un molosse au crane rosé », « un putain de bleu qui ne pige rien à rien », honteux de ces virés dégradantes et des débordements de son chef, tente faiblement de les réfréner. Mais un soldat se doit d'obéir sans état d'âme et il ne récolte en retour que les railleries de ses compagnons d'armes et les provocations menaçantes de son supérieur. Il ne lui reste donc pour « échapper aux ténèbres » et à la culpabilité qu'à les fuir tous, dès qu'il le peut, pour se rendre clandestinement sur le stade de l'université à moitié détruite pour poursuivre l'entraînement de lancer du poids qu'il pratiquait à un haut niveau avant guerre.

Timour, l'ancien étudiant, rôde aussi dans le bâtiment délabré, attiré le plus souvent par l'ancienne bibliothèque mais prenant parfois plaisir à courir sur la piste cendrée du stade.
Les deux jeunes gens finissent par se croiser et, au-delà du conflit qui à l'extérieur les dresserait l'un contre l'autre, ils s'apprivoisent et, pour « vérifier que quelque chose, même un petit quelque chose, peut renaître autrement », ils partageant les lectures, les échecs et les entraînements et se lient d'amitié.

Mais dehors la spirale de la violence continue et Kalinski, dans son quadrillage systématique de la ville, finit par mener sa petite troupe jusqu'à l'impasse où Timour et les siens ont trouvé refuge.
Père, mère, aïeule, frères, sœur, tous sont liés par la tendresse familiale, la passion commune pour la danse et la musique et l'espoir de lendemains plus heureux.
Malgré l'approche des soldats qu'ils ont repérés, confiants, ils refusent de partir.
Quand les coups de poing martèlent la porte d'entrée, les rôles semblent attribués d'office. L'irruption fracassante des tortionnaires menaçants et brutaux se heurte à l'imperturbable sérénité du père et au délire de Louisa qui « danse, sans cesse. Elle fait claquer ses semelles sur le béton nu. D'abord avec force et virtuosité. Puis sur un tempo apaisé, de plus en plus lent. [...] le corps de Louisa ne fait plus que dessiner, infatigable, des cercles parfaits. Doucement, dans le seul fracas de son souffle. [...] La danse de l'hirondelle au point d'orgue. La main, celle de Louisa, sa paume ouverte, tendue vers le devant et qui semble l'entraîner à sa suite. Son regard, aussi, maintenu haut, à s'en casser la nuque. Le menton qui finit par céder et le visage soudain disparu, dans les plis de la robe. Voilà. Des secondes de silence ». Oleg et Timour, eux, se gardent, par prudence, du moindre geste qui trahirait leur connivence. Lors de cette confrontation de la barbarie bestiale avec la force de l'art et la simple dignité d'être homme, le temps semble s'être suspendu...

L'auteur conclut cette sombre histoire en renvoyant dos à dos le capitaine fou et Oleg l'humaniste. Pour l'un et l'autre, le méchant et le gentil, la visite de l'impasse signera définitivement la fin du conflit.

Timour, Louisa et les leurs, quant à eux, continueront à se débrouiller. « Je ne crois pas qu'il faille oublier tout ça. Faire comme si ça n'existait pas. Nous devons faire face, nous souvenir de la fragilité des choses, de nos souffles. Et aussi voir combien ils sont précieux. Bien palper tout cela. Nous sommes assez forts, tu sais. Notre facture d'homme est magnifique. Dans la pénombre les pupilles s'agrandissent. Et si les yeux nous brûlent, il y a le secours des larmes. »

Le récit pourrait se passer quelque part dans un pays de l'Est, en Tchétchénie peut-être, mais aucun lieu n'est vraiment cité. La guerre incarne ici les guerres, toutes, et les horreurs qui continuent de filer à leur suite.
L'histoire est centrée autour des événements qui arrivent dans l'impasse et de ses occupants mais surtout autour des personnages d'Oleg et de Timour, le louveteau humaniste et le courageux agneau épris d'art, le bourreau potentiel et la victime probable, aléatoirement unis par le destin. Deux jeunes hommes face à un conflit qui leur échappe et les sépare mais aussi au désir de partage et d'amitié.
Le roman est constitué d'un va-et-vient entre les chapitres noirs sur les actes des miliciens ou la vie des autochtones et le récit des rencontres "hors du temps" entre l'étudiant et le soldat dans le fragile îlot de paix qu'ils se sont choisi, insérant au cœur même de l'horreur, l'art et la beauté.
Mais, d'un bout à l'autre du roman, la tension liée à la violence des exactions, à l'avancée inéluctable des soldats vers l'appartement délabré de Timour, aux incertitudes quant aux réactions des deux protagonistes principaux, demeure. Le choix de phrases courtes et rythmées, d'une langue simple et épurée, permet de restituer avec pudeur et subtilité aussi bien la violence la plus terrible que la beauté du monde.
Une histoire intense de guerre et d'amitié qui dit l'homme dans ce qu'il a de plus barbare mais aussi de plus respectable, qui nous immerge dans les pages les plus sombres des actualités en nous laissant quand même entrevoir au cœur de la nuit une petite lueur d’espoir.

Un livre publié lors de la rentrée littéraire 2006, égaré, retrouvé, qui mérite d'être découvert par ceux qui, comme moi, l'auront laissé passer à sa parution. Ce court roman, fort, singulier, entre ombre et lumière, aborde nos guerres contemporaines avec une bouleversante humanité.
A lire absolument.

Dominique Baillon-Lalande 
(06/01/08)    



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La Fosse aux Ours
152 pages - 16 €










Antoine Choplin,
né en 1962, vit dans l'Isère. Depuis 1993, il a publié une dizaine de livres dont Radeau (La Fosse aux Ours, 2003 et Pocket,
Prix des librairies Initiales),
Léger fracas du monde (La Fosse aux Ours, 2005)
et La manifestation (La Dragonne, 2006)











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