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Robert BOBER


On ne peut plus dormir tranquille
quand on a une fois ouvert les yeux



Il est difficile de raconter le roman de Robert Bober, tant les lieux et les époques s'y mêlent.
Nous sommes dans les années soixante. Le narrateur du roman s'appelle Bernard Appelbaum. C'est un adolescent parisien, fils d'ouvrier polonais juif émigré en France dans les années 40. Un enfant sans père puisque Yankel Appelbaum a été arrêté après la rafle du Vél d'Hiv et déporté. "Mon père est mort lorsque j'avais deux ans. En juillet 1942. Ou un peu après, on ne sait pas exactement. Il est mort comme sont morts Gad Wolf qui habitait au 8, comme la famille Polkowska qui demeurait au 18, comme les Kristalka au 38, Les Warga au 13, les Dodinek au 16." Hannah, sa mère, s'est remariée avec un ancien déporté du nom de Leizer, ami d'enfance retrouvé par hasard à Paris en 1946. Il lui donnera un autre fils, Alex, avant de disparaître dans le même accident d'avion que le célèbre boxeur Marcel Cerdan. Une fatalité dans cette famille, les pères meurent avant de voir grandir leur fils. "Je ne me souvenais pas de mon père, mais je me souvenais du père de mon frère qui, lui, ne s'en souvenait pas", commente l'aîné. Deux demi-frères élevés ensemble, avec, à leurs côtés, Boubé, la grand-mère venue de Pologne habiter avec eux. "Un soir, Boubé garde Alex, qui veut allumer la télé alors qu'il n'en a pas le droit. Devant son insistance, Boubé lui avait demandé ce qu'il y avait de particulièrement intéressant à la télévision pour s'obstiner à ce point. – Il y a la Juve. – La Juive ? Quelle Juive ? Qu'est-ce qu'elle fait à la télévision, la Juive ? – Elle joue au foot. Alex se prend une claque, pour une insolence qui n'en était pas une."

Au coin d'une rue, par hasard, l'adolescent retrouve Robert. Ce dernier fut dans les années cinquante, moniteur de colonie pour enfants de déportés à Tarnos dans les Landes. Le narrateur, deux années de suite, avait avec lui découvert l'univers du cinéma, Harpo Marx, Ophuls... Le cinéphile averti lui raconte comment l'opportunité de s'occuper pour François Truffaut des enfants mobilisés pour le tournage des 400 coups puis de lui servir d'assistant pour Tirez sur le pianiste s'était présentée à lui. Ce jour-là, il fait pour le grand cinéaste du repérage dans Paris, appareil photo en bandoulière, en vue du tournage de Jules et Jim. Ces retrouvailles et l'opportunité de faire ensuite un peu de figuration dans ce film va représenter pour Bernard un virage important de son existence : l'occasion de retrouver Laura dont il était amoureux en colo pour un baiser de cinéma, hélas coupé au montage, mais surtout de voir les portes du passé familial s'entrouvrir. La projection du film au cinéma Le Vendôme va déclencher chez sa mère une suite de souvenirs et lui délier la langue. L'occasion pour Hannah émue, de parler à son fils de sa jeunesse à Przytyk dans une Pologne au seuil de la guerre, des liens amoureux et politiques qui (comme dans le trio composé de Catherine, Jules et Jim) unissaient Yankel et Leizer avec elle. Un moment d'intimité intense et jamais renouvelé, des révélations qui chamboulent Bernard et le poussent à creuser le sillon de ses origines juives, à revenir sur la mort de son père et celle de son beau-père, à fouiller dans les photos et les archives de la presse. Il y fait de belles surprises comme l'existence d'une tante, ancienne danseuse à New-York et chorus girl pour les Marx Brothers.

Bernard, à pied, inlassablement, hante Paris, Oberkampf, Belleville et le boulevard Saint-Martin dont il connaît nom et emplacement de chaque boutique, notamment le numéro 29 où naquit l'inventeur du cinéma Georges Méliès. Une ville en noir et blanc à la Doisneau où le jeune héros profite des hasards de la vie comme de cette "occasion de l'instant" qu'évoque Jankélévitch. Il y croise toutes sortes de gens, tisse des liens et ces rencontres vont indirectement être comme des balises sur le chemin de son apprentissage de la vie.

Flânerie et plongée dans le passé le mèneront du Paris de la guerre et de l'après-guerre au camp d'Auschwitz en passant par Vienne et Berlin, mêlant les "petites" histoires du personnage à la grande. D'échanges fortuits en rendez-vous, de souvenirs en souvenirs, ce sont les chapitres d'un manuel d'Histoire qui se découvrent à lui. Comme un livre qu'il feuilletterait, s'ouvrant sur la Commune de Paris du Mur des Fédérés aux chansons de Bruant, sur l'affaire Dreyfus, sur la guerre de 40 et l'arrestation des juifs vues à hauteur de saltimbanque de cirque ou d'un gardien d'immeuble, sur la guerre d'Algérie et les attentats de l'OAS, sur les morts du métro Charonne et les manifestations...

C'est à Auschwitz que Bernard, parvenu alors à l'âge de ses propres choix, finira par retrouver son père : "Sur cette photo considérablement agrandie, mon père avait retrouvé sa dimension d'homme. Nous étions là, ensemble, debout, tout près, l'un en face de l'autre, dans la même immobilité. Nous avions le même âge. Il me souriait."

Robert Bober nous offre avec ce roman une partition à entrées multiples ou s'entremêlent, au fil des souvenirs, introspection personnelle et familiale et Histoire éclatée en fragments. Un roman à la fois personnel, historique, populaire, porté par plusieurs voix, où les personnages se retrouvent liés entre eux par des lieux, un passé commun, des rencontres de hasard, des départs, un peu comme dans "le tourbillon de la vie" chanté par Jeanne Moreau dans Jules et Jim. Le cinéma, celui de François Truffaut mais aussi de Casque d'or avec Serge Reggiani et Simone Signoret, celui de Burt Lancaster et Tony Curtis au Cirque d'Hiver dans un envol de Trapèze, celui de Max Ophuls ou des Marx Brothers, enrichit les êtres et leur vie autant qu'il s'en nourrit et la révèle. Il se conjugue ici à la chanson populaire pour esquisser, par des allers-retours imprévisibles, toute la mémoire d'une époque.

Ce roman-là entre en parfaite résonance avec les précédents écrits par l'auteur-cinéaste. On y retrouve les liens affectifs forts qui unissent pareillement deux garçons face à l'adversité du destin : Georges et Raphaël, Beck et Berg, Alex et Bernard. Par ses références au monde du cinéma, mais aussi aux ateliers de confection ou aux camps de vacances, le récit se nourrit une fois encore d'une part autobiographique importante. Mais si l'auteur s'intègre au récit comme personnage fictionnel au même titre que son héros Bernard, auteur et narrateur se dédoublent en deux protagonistes bien différenciés. Une technique permettant à l'écrivain d'établir une distance, d'ouvrir le champ, de glisser d'une vision personnelle, spatialement et temporellement limitée, à une mémoire collective, juive ou non-juive, plus largement partagée.
L'occasion aussi pour le récit de s'ouvrir, avec chaleur et humanité, à l'ensemble de la population du faubourg, modeste mais haute en couleurs et riche d'une gouaille pleine de saveur qui ancre plus sûrement encore les événements dans le quotidien.

Bober, même quand il explore de sombres périodes de notre histoire et les drames personnels qui y sont liés, évite le piège du pathos. Pour que jamais l'émotion ne verse dans le sentimentalisme, il choisit des mots simples et justes, parsème son récit d'anecdotes pleines d'humour, se positionne à cette distance pudique et respectueuse qui peut permettre à un sourire maladroit de cacher les larmes, à un rire qui fuse de détourner l'attention.

Ce roman à la fois populaire et raffiné, foisonnant mais cohérent, grave et léger, rayonne d'humanité, de tendresse et de vie. Un beau moment de lecture.

Dominique Baillon-Lalande 
(13/04/11)    



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Lectures











Editions P.O.L.

284 pages - 17 €









Robert Bober,
est né le 17 novembre 1931 à Berlin. Sa famille fuit le nazisme en août 1933 et s'installe à Paris.
Successivement tailleur, potier, éducateur, assistant de François Truffaut, puis réalisateur à la télévision depuis 1967, il est l'auteur de plus de cent films documentaires.
Ce roman est son quatrième ouvrage paru chez P.O.L.









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