Karima BERGER

Filiations dangereuses



Les destins de trois générations s’entrecroisent ici entre nord et sud avec des silences, des blessures tues, portées dans le silence, déchiffrées à tâtons dans l’entredeux d’un dialogue entrecoupé. Pierre cherche dans le carnet laissé par Mahmoud à sa mère Martine ses racines, le secret d’une paternité voilée de doutes et d’incertitude. Seule Nadj pourra le mener à travers la langue, en traduisant pour lui les feuillets écrits en arabe par l’homme arrivé du Maroc en 1947. C’est à ses côtés et en écoutant sa voix qu’il attend fébrilement les mots qui lui diraient ce que fut sa mère pour Mahmoud.

De Stella, l’étoile du cirque qui cherche son regard chaque soir dans la foule depuis le trapèze où elle s’élance dans le vide, il glisse vers une autre étoile, Nadj qui est Nadjia et aussi elle-même un morceau d’étoile, un bout de Nedjma, pour l’oreille du lecteur. Porté par le secret parental, il glisse vers sa propre histoire avec Nadj. Celle-ci est la moitié d’une étoile éclipsée pour lui par la vie, le jour où Mahmoud abandonna Martine aux portes du Maroc dans le sud de l’Espagne, parce qu’il n’avait pas la force de l’emmener jusqu’aux siens, parce que ceux-ci n’auraient pas compris.

Nadj, l’orpheline de Médéa, femme libre, se dérobe aux lois du groupe, élevée et soutenue par un oncle cultivé qui a beaucoup voyagé. C’est entre les langues et les terres qu’elle s’est faite. Point de dérobade pour elle qui emmène Pierre de France jusqu’à Médéa et le présente à tous, sourde à l’hostilité suscitée par la présence du roumi qu’elle s’est choisi. S’il avait de l’argent, au moins, susurrent les femmes. Point de salut sans une conversion à l’islam…

La voix de Driss, l’enfant de Pierre et de Nadj, raconte ainsi l’échec d’une deuxième rencontre, une génération plus tard. C’est à travers son regard qu’est livrée la douleur de Pierre brisée contre le mur qu’il a voulu franchir, en quête de son père et de sa mère. Dans la recherche éperdue de son roman familial, il échoue et s’enlise à son tour dans le sien, qui en est sans doute l’écho.

Ne dit-on pas que les destins familiaux s’enchaînent dans la répétition et cela dans tous les sens du terme ? Ainsi Driss est voué à une remontée vers le nord, là où son père s’est cherché vers le sud. Il aimera Susan qui parle une langue autre, ailleurs à Londres, comme Pierre aima Nadj, la seule qui puisse traduire les mots d’arabe dans le carnet intime de Mahmoud.

Oui, il y a des filiations dangereuses et on se brûle dans l’entredeux des langues et des cultures, on se blesse. Nadj ne met-elle pas en garde contre le danger qu’il y a à traduire ?

Karima Berger entraîne le lecteur dans ces zones d’ombre que l’une et l’autre cultures occultent, taisent. Elle dit ces souffrances quasi-invisibles à ceux qui sont extérieurs à ces filiations entrecroisées, toutes ces plaies gangrenées par le secret, les défaites infligées par le groupe. Point de remède, si ce n’est la solitude de chemins isolés qu’on parcourt au jour le jour, ici ou là-bas.

Cécile Oumhani 
(05/11/07)    

Cet article est aussi publié dans le quotidien tunisien La Presse


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Chèvre Feuille Étoilée
238 pages - 15 €

Prix Alain-Fournier
2008





Karima Berger est née à Ténès, en Algérie. Après des études de Droit et Sciences politiques à l'Université d'Alger, elle s'installe en France où elle vit et travaille depuis 1975.
Elle a publié deux romans aux éditions de l'Aube.