Jeanne BENAMEUR

Laver les ombres



Léa, chorégraphe et danseuse, se jette à corps perdu dans le mouvement. « Elle a appris son corps en s'appuyant à celui de sa mère. C'est là que tout a commencé. (...) Le corps humain tout entier, au repos ou en mouvement, est un acte d'amour. Et elle le sert (...) Elle danse. Il faut qu'elle trace, avec son corps, les lignes qui permettent d'intégrer l'espace. Seule la beauté du mouvement peut la sauver. C'est sa façon de trouver place dans la vie. (...) Elle est un champ de mines. Et elle danse. Pour les éviter. (...) Elle a renoncé à connaître l'origine de la guerre en elle. Après tout, le champ ignore la main qui pose la mine. (...) Sa pensée c'est sa vibration. C'est tout. La justesse du mouvement justifie son souffle sur terre. »

La presque quarantaine épanouie, elle vit seule et sans enfant. Des amours parfois mais son métier la dévore toute et s'engager lui a toujours fait peur. Elle vit en ce moment un temps partiel réconfortant et agréable avec un peintre.

Léa a été élevée par sa mère, veuve discrète, effacée qui « a passé sa vie à se faire oublier », avec cachée au fond des yeux une ombre, comme un mystère jamais élucidé, qui pourrait être de la peur ou de la colère. Un lien très fort, bien que jamais exprimé verbalement, les unit. Elles vivent aujourd'hui géographiquement éloignées l'une de l'autre mais entretiennent une relation téléphonique assidue. Un jour, lors de leur conversation, d'une voix étrange, la mère demande à Léa de venir rapidement la voir pour lui faire des révélations importantes. Cela ne lui ressemble pas et, inquiète, l'artiste interrompt son travail en cours (une chorégraphie sur sa mère) et file la rejoindre dans sa maison d'enfance au bord de l'océan.

La maman aimante est aujourd'hui une vieille dame au cœur fragile. Suite à une alerte qui lui a fait prendre conscience que ses jours sont peut-être comptés, elle se résout à confier à sa fille le lourd secret qui a miné sa vie.

Quand Léa arrive, sous la tempête qui fait trembler la petite maison, dans l'odeur du pain chaud, la mère lui raconte tout : les soldats auxquels son jeune amant la vendait à seize ans dans une maison close, « leur sueur, leur odeur, le toucher de leurs doigts ont fait d'elle un palimpseste vivant de la guerre. (...) Tatouée, à l'intérieur. Elle est l'envers du monde. », son énergie à s'évader par la pensée et la lecture de ce corps dont elle était dépossédée, « quand on abandonne son corps à des mains qui ignorent tout de vous, ne veulent rien de vous, de votre âme, de vos rêves, on n’est plus personne », la honte, la peur, la révolte et la haine, l'amour aussi pour cet homme qui « pouvait être terrible et tellement bien tout à la fois », leur mariage puis la venue d'un enfant sur le tard, l'émerveillement de cette naissance, les joies qui ont suivi, l'espoir derrière la peur et l'inconsolable douleur, la mort du père et comme un semblant d'apaisement au bord du précipice. Jamais elle n'a été sur sa tombe. Jamais non plus, malgré la fierté ressentie pour sa fille et l'envie de voir son travail, jamais elle ne put se résoudre à assister à une de ses représentations. La vue de son corps exposé au regard des hommes lui aurait été intolérable.
Par les mots et la transmission du secret, la mère se délivre. Léa, elle, douloureusement l'entend, l'accompagne. « Elle chasse toute l'horreur parce qu'elle est, elle, présente dans le ventre qui lui a donné la vie et qu'elle le rend à la vie. De tout son amour. Elle consacre. Son unique baptême, il est là. Elle se reconnaît fille de. Et cette femme-là, allongée, qui ose enfin parler, c'est sa mère. »
Ne lui restera plus, ensuite, qu'à serrer sa mère dans ses bras et à articuler ses pas sur les décombres pour construire son histoire à elle.

« Laver les ombres » en photographie, signifie mettre en lumière un visage pour en faire le portrait. Ceux de Léa et Romilda sont riches, émouvants et lumineux. Ils nous révèlent des personnages complexes et ambivalents, entre ombre et lumière, angoisses et rage de vivre.
Le roman est construit en brefs tableaux qui alternent présent et passé et conjuguent les voix qui se répondent. Autre fil rouge qui court entre les lignes : le corps. Celui exalté, maîtrisé, en perpétuel mouvement, de la danseuse ou celui bafoué, nié, honteux de l'adolescente que les soldats appelaient Suzanne pendant les trois années d'enfer ou enfin celui anesthésié de Romilda, vrai nom de la survivante, après son mariage et son enfantement.
Autre constance aussi, l'importance de la confrontation à l'art comme délivrance, refuge et affirmation de soi. Comment Bruno le peintre ou Léa la danseuse respireraient-ils autrement ? Où Romilda, aux pires heures de son histoire, aurait-elle trouvé le répit et la force si ce n'est dans ce roman d'amour, comme une promesse, caché sous son lit ?
Un récit fort, bien rythmé, avec une écriture simple, rapide, retenue mais efficace, parsemée de formules expressives et de silences, pour dire l'horreur et le poids du passé mais aussi l'amour, la filiation et l'énergie vitale.
Beaucoup d'émotions et de justesse dans tout cela, de la ferveur aussi. A lire absolument.

Dominique Baillon-Lalande 
(29/08/08)   



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Editions Actes Sud
130 pages - 15 €







Jeanne Benameur,
a publié une vingtaine d'ouvrages pour les adultes et pour la jeunesse.







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