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Jeanne BENAMEUR

Les insurrections singulières


Antoine, la quarantaine, s'interroge sur son identité, est à la recherche d'une place dans le monde. De l'enfance il garde des souvenirs d'envol. Élevé avec son frère par un couple ouvrier soudé dans l'espoir de lendemains meilleurs, il a été inscrit à l'université où il a glandé quelques années. Puis ce fut le retour à "Lusine" de sidérurgie où son père a travaillé toute sa vie. "C'est peut-être pareil pour les fils de marins. La mer les attend. Moi, c'est l'acier. Ça donne du boulot depuis tellement de temps à tous ceux qui vivent ici. Alors." Un geste-hommage aussi déplacé qu'il l'est, lui, à l'atelier. "Lui, il a été un ouvrier, un vrai. Moi, j'ai fait l'ouvrier, c'est différent. On fabrique l'acier le plus fin. Pour l'électroménager, les voitures de course, les ailes des avions. [...] A d'autres. Combien d'années maintenant que j'y suis ? A respirer ni plus ni moins large que les autres. Juste ce qu'il faut. Avec la moto pour le vertige certains soirs et le week-end."

Mais Antoine refuse la résignation, se syndique, se politise. "Je revois un documentaire passé à la télé, la rage de Karima devant les petites ouvrières de là-bas, penchées sur leur travail, le nombre d'heures effrayant qu'elles font en une journée, les clapiers où elles dorment avant de recommencer le lendemain. Et cette acceptation lisse de leur sort. Tout ça pour qu'ici ces jeunes filles pas riches non plus se donnent un peu d'illusion ! Le choix à 1 euro ! Tant de vies gâchées à des tâches inutiles ! Faut que ça consomme sur la planète... Et si ça consomme moins on crie à la crise et on se demande comment faire remonter le moral des ménages ! Comme si le moral n'allait pas remonter en flèche si on consommait moins, si on vivait plus." A défaut des mots d'amour que Karima, cette prof de lettres amoureuse des mots, cette militante nourrie du fantasme de la lutte ouvrière, attend et espère, Antoine, ou le double qu'il s'est créé, écrit pour lui plaire des slogans et des tracts syndicaux, osant même la prise de paroles devant ses compagnons. "Il n'y a qu'à l'usine, quand on a commencé à parler de lutte, de la façon dont on nous traitait, que j'ai commencé à sentir le plus. [...] J'ai senti la colère. Et l'envie de justice." Antoine tient haut le verbe, revendique et se bat contre la machine. L'heure y est propice, on ne parle que de la délocalisation au Brésil où les salaires sont plus attractifs. Les employés français seront priés de cumuler leurs RTT le temps que le transfert soit effectif. "A l'usine, l'idée de travailler moins, c'est le malheur, la peur de la misère. C'est ancré profond. Finir par tout accepter pour juste pouvoir travailler. [...] Dans n'importe quelles conditions. Elle est là la misère. Pas dans le porte-monnaie à plat à la moitié du mois seulement."

Mais, même s'il est éperdument amoureux et que sa rencontre avec Karima a marqué un tournant important dans sa vie, Antoine semble toujours ailleurs, en attente sur sa branche. Quand il se prend au jeu, finit par se radicaliser et laisser libre cours à sa rage, c'est l'incompréhension et la frayeur de Karima qu'il déclenche.

La rupture devient alors inévitable et Antoine se voit contraint de revenir à la case départ, hébergé "en attendant" au modeste domicile familial. Difficile. Comme à la fac, à l'usine, au syndicat, chez ses parents il ne parvient pas non plus à se sentir vraiment à sa place. Trop de questions sur la vie, ses choix, les gens qui l'entourent, la société, le monde... "Je n'ai pas les mains qui vont avec les choses. J'ai eu beau toute ma vie essayer. Rien à faire. Il y a quelque chose qui ne colle pas entre moi et le monde, moi et ce que je vis. Et je ne sais pas ce que c'est. Je suis à côté." "Il faut apprendre et il faut manger. Alors l'école, alors l'usine. Et finalement quel que soit le travail, c'est quelque part toujours la même chose. Faut y aller. Faut faire. Faut rentrer chez soi puis recommencer. Les revendications salariales, syndicales, c'est juste pour rendre les choses un peu plus humaines. Mais est-ce que c'est humain pour un môme d'être enfermé toute la sainte journée et pour un homme, est-ce que c'est humain ? Et répéter les mêmes gestes de plus en plus vite, de mieux en mieux ? C'est ça, vivre ?"

C'est dans cet état de latence affective, professionnelle, existentielle, qu'Antoine se rapproche de Marcel, ami et voisin de marché de sa mère qui trouve là un appoint et un contact social salutaire. Ce vieux bouquiniste, veuf aux étonnantes capacités d'émerveillement, lui fait découvrir une autre façon d'appréhender l'existence. Il parvient aussi à lui dénicher un livre sur un certain Jean de Monlevade, jeune aristocrate creusois du début du XIXe siècle, polytechnicien, père de la sidérurgie brésilienne et fondateur de la municipalité du même nom, où "Lusine" envisage justement sa délocalisation…Un autre regard...

Une rencontre, un livre, un signe pour lui ouvrir un chemin vers la découverte de lui-même. Dans cette fraternité qui vient éclairer sa solitude, Antoine puise les forces et l'audace suffisantes pour un nouveau départ. Pour trouver des réponses, il n'hésitera pas à traverser la mer pour en apprendre davantage sur cet aventurier d'exception capable de tout abandonner pour un rêve. Désir aussi de rencontrer les ouvriers qui ont privé Lusine de travail, voir dans quelles conditions ils vivent, essayer de comprendre...

La seconde partie du livre se nourrira de ce voyage au Brésil, à Monlevade, en compagnie de Marcel. "Tout était neuf. A découvrir. Envie de filer dans les rues et de voir des gens, me gaver de visages nouveaux, de sons, de voix, d'avenues et de ruelles." Quand il passera les grilles de l'usine l'émotion sera forte. Les langues se délient, racontent le bienfaiteur historique faisant appel lors de son installation à des esclaves, l'usine pourvoyeuse de travail pour tous et facteur d'améliorations locales des conditions de vie : "Écoles, transports, tout avait été amélioré. Jusqu'à ces brigades du feu qui avaient été créées pour éviter les incendies d'été.". Moins spontanément, l'émergence des luttes sociales : "Dans les année 1980, le syndicat de la sidérurgie a lancé une grève qui a tenu le coup. Ce n'était pas Lulla à l'époque et ils ont dû batailler ferme pour obtenir que la convention collective soit reconduite par le patronat. […] Il y a eu une sombre histoire de liste noire qui a poursuivi les ouvriers licenciés, agitateurs. Le père de Thais en faisait partie. Il ne s'en est jamais remis." se disent aussi. C'est à nouveau à une réalité complexe et paradoxale qu'il sera confronté. Les ouvriers seraient-ils partout des esclaves qui s'ignorent ? Des questions... encore.

De nombreuses rencontres humaines, la lecture du carnet où son père toute sa vie durant a noté "ses secrets de fabrique des jours. [...] la valeur de son travail d'être humain", la présence tutélaire de Marcel et l'amour de Thais, feront de ce voyage une expérience riche et salutaire qui donnera à son existence un nouvel élan.

Un roman sur la mondialisation, l'emploi, le travail, la société de consommation, qui fourmille de questions : Quelle image donner à ses enfants quand on est chômeur ? Quelle survie quand le travail est purement alimentaire ? Quel avenir quand l'unique préoccupation de tous semble l'argent : produire pour s'enrichir, accumuler et multiplier pour être puissant, travailler pour pouvoir nourrir sa famille et se perdre dans la consommation ?

Jeanne Benameur sait adroitement transformer le pamphlet en une réflexion sur la réalité et la mémoire ouvrière, mais aussi sur le mal-être existentiel et la révolte individuelle. Pour regarder, elle se met à hauteur d'homme avec des personnages sensibles chargés de leurs difficultés à dire, à être, à agir. Avec ce parcours de doute et de rébellion, à partir de ce voyage au centre de l'héritage familial, derrière l'aventure politique intime et l'histoire d'une rédemption amoureuse, entre la France ouvrière la misère ensoleillée et relative du Brésil, sur les traces d'un pionnier oublié de la sidérurgie du XIXe siècle, Jeanne Benameur signe là un vrai roman d'initiation.

Derrière l'actualité politique et sociale, la mondialisation et la décentralisation, en accompagnant pas à pas son personnage sans jamais lui lâcher la main, ni quitter l'espoir des yeux, Jeanne Benameur prend le temps d'observer les gens et la société dans laquelle ils s'inscrivent, les relations familiales, les amours fragiles, les amitiés porteuses d'espoir. A travers les errances de l'adolescent mal grandi qu'elle met en scène, avec son refus "de faire l'imposteur" et de "ravaler la fureur", c'est la défense de la dignité, l'urgence de prendre vie et gens à bras-le-corps, qu'elle défend. Les conflits sociaux à l'usine, la rupture avec Karima ne sont que des catalyseurs qui ouvriront la voie, par l'intermédiaire du vieil homme amoureux des livres, à un début d'acceptation et d'autolégitimation de sa quête. Parce que "on n'a pas l'éternité devant nous. Juste la vie", chercher sa liberté dans la communauté des hommes, trouver son élan vital, deviennent un préalable. "Les révolutions sont avant tout intérieures". Pour Antoine qui depuis l'enfance étouffait dans son corps et son existence, il fallait s'envoler loin, voyager, se confronter à une altérité fraternelle, pour se trouver et s'ouvrir aux autres.

Un merveilleux récit écrit dans une langue simple, précise, pleine d'émotion et de poésie, sur les gens que l'on dit ordinaires, avec, au centre, la colère, l'espérance, le respect et les sentiments. Des phrases courtes à la fois tranchantes et musicales pour dire aussi la relation, sujet récurrent chez l'auteur, entre les sentiments et les gestes, les corps et les mots.

"J'écris sur tout ce qui ne peut pas se dire et que pourtant il faut tenter" dira Antoine dans les toutes dernières pages. C'est avec simplicité, justesse et talent que Jeanne Benameur, elle, trouve les mots pour parler à notre part la plus intime.

A la frontière entre introspection et polaroid social, ce livre, en phase avec la réalité et l'actualité, au-delà des doutes, peurs, détresses des personnages, creuse au plus profond des êtres en laissant toujours entrevoir une indéfectible foi dans la capacité de chacun à lutter pour la lumière et la justice, en replaçant avec obstination l'individu dans le monde qui l'entoure.
A lire absolument.

Dominique Baillon-Lalande 
(24/06/11)    



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Éditions Actes Sud

208 pages - 18 €









Jeanne Benameur,
a publié une vingtaine d'ouvrages pour les adultes et pour la jeunesse.







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