Trois générations de femmes. Trois femmes, sur une période
qui va des années trente aux années soixante-dix. Elles ont pour point commun d'être "fille-mère" comme on les nommait à cette époque. Deux d'entre elles sont narratrices du roman.
Fanette, pupille de l'assistance, a été accueillie dans un orphelinat
"moderne" dirigé par "un admirateur de Binet" qui
mesure, trie, classe les enfants selon leur potentiel pour "préserver
l'ordre". La petite étant intelligente et "normale", elle
bénéficiera même, quand elle perdra la voix, traumatisée
par la disparition de sa copine de chambre, de l'aide d'une psychologue. La
gamine est sensible, affectueuse et rêveuse, gracieuse et apparemment
docile. Elle trouvera assez vite une famille d'adoption modeste mais sympathique
et chaleureuse.
Quand l'adolescente ne veut plus aller à l'école du village, c'est
naturellement, ayant toujours eu un goût singulier pour la toilette, qu'elle
entre comme petite main à la fabrique de confection locale. Une entreprise
familiale florissante tenue de main de maître par Mme Suzanne, femme du
patron. La jeune ouvrière y trouve son compte. Mais voilà qu'elle
s'éprend d'un journalier italien qu'elle voit en cachette, découvrant
un amour "plus doux que les bras de Dorian et Mado la première
fois, que l'oreiller contre sa joue, unique caresse du soir avant la nuit".
"Depuis tout le temps Fanette veut des câlins ; Trop affectueuse,
il disait Monsieur...". Mais le jeune garçon viré de
son travail saisonnier après une bagarre, est reparti avant qu'elle ne
lui avoue qu'elle est enceinte.
Bravache face à la honte, les leçons de morale et les regards
en biais jetés avec méchanceté au ventre de celle qui "a
fauté", l'amoureuse continue à attendre son amant d'été
qui lui a promis de revenir la chercher pour l'épouser. Mme Suzanne,
"par charité chrétienne" dit-elle, pour la qualité
de son service plus certainement, lui conserve sa place. Elle peut donc élever
sa fille Aline avec l'aide et la bienveillante complicité de ses parents
adoptifs et de leurs proches. Mais à l'atelier la pression de la patronne
et ses exigences sont de plus en plus fortes et la santé déjà
fragile de la jeune femme se dégrade.
L'occasion pour Fanette de rencontrer à nouveau l'amour sous les traits
d'un jeune médecin, fou amoureux d'elle, qui malgré l'opposition
de sa famille, prend sous son aile la mère et l'enfant. Une période
de bonheur et de confort qui prendra fin trop vite avec le décès
de la jeune ouvrière usée à la tâche au seuil des
onze ans de sa fille.
La famille recomposée alors se disperse, avec l'engagement du médecin
aux côtés des rouges dans la guerre d'Espagne et la mise en pension
de la fillette.
Une autre sorte de prison qui ne parviendra, pas plus que l'orphelinat pour
sa mère, à faire perdre le goût de l'indépendance
et de la liberté à cette gamine à qui Mado disait "Toi,
tu seras libre". "Je ferai ce que je veux", répondait
déjà la petite Aline obstinée.
Dès sa majorité, elle gagne la capitale pour s'engager dans un
grand magasin, suit des amourettes de passage en Europe, puis revient à
Paris. Dans cette période de plein emploi, elle trouve facilement un
poste de secrétaire bilingue dans l'administration. "Ne manquaient
ni travail, ni plaisirs. Elle retournait à son travail et à sa
liberté. Elle était contente. Elle n'avait plus faim ni froid.
Elle portait des vêtements de fête et de désir. Elle faisait
ce qu'elle voulait."
C'est donc une femme active et autonome que rencontre l'étudiant Khayam
lors d'une de ses sorties. Le coup de foudre, réciproque. "Il
était aussi éloigné du commun des hommes que soie et velours
du tissu dont on fait les serpillières. Avec lui son cur et son
âme voyageaient. Il parlait toujours peu de lui-même mais, de plus
en plus souvent, il lui racontait l'Orient." De quoi l'entraîner
avec lui à la découverte de son pays, en lui promettant le mariage
et l'amour éternel... avant que le beau prince ne soit rattrapé
par la tradition et l'autorité familiale et l'abandonne, enceinte, pour
d'autres noces. Un goût de déjà vu...
"Elle chantait. Elle ne chante plus. Ma mère fait l'apprentissage
de la résignation." Mais le fidèle Manu qui l'attend
depuis bien longtemps, lui propose le mariage. "Un arbre solide sur
lequel elle pourra s'appuyer. Mais elle pleure auprès de cet arbre, c'est
comme ça."
L'enfant à venir, pressent la peur et la solitude et voudrait rester
au chaud. "Ce monde-là, ça ne fait pas envie. [
]
Qu'est-ce que je vais faire dans cette longue zizanie, dans ce marécage
de bourreaux, de victimes, d'assassins, de tués, de tyrans, d'innocents,
de chasses de gazelles arrêtées dans leur course, et la paix sans
cesse lacérée ou petitement détricotée ?"
Outre le tableau fort intéressant de 30 ans du statut des femmes mères
et non épouses et de l'évolution, lente mais réelle, des
murs, on peut découvrir au fil des pages d'autres accroches avec
ce qui a marqué ces époques : l'apparition de la radio, le développement
des moyens de transport, la fin des ateliers, la transformation des magasins
et celle des villes face au repli de certaines zones rurales. Mais, par petites
touches, c'est aussi, à travers le positionnement du directeur de l'orphelinat
accueillant Fanette, la pénétration des nouvelles sciences cognitives
comme la psychologie et la psychanalyse, l'apparition de la société
de consommation, la pénibilité du travail et les conditions de
vie des travailleurs immigrés, qui font décor à cette (ces)
histoire.
La construction assez classique en deux parties, une pour chaque période
autour des deux protagonistes féminins, l'écriture simple et le
goût, non sans humour, de la formule, servent surtout des personnages
forts, auxquels on croit et qui trouvent écho en nous.
La force de ce roman est d'échapper absolument au pathos et au mélo
qu'aurait pu induire son sujet : Fanette et Aline sont pareillement pleines
de vie et de fantaisie, gaies, romantiques en amour, déterminées
et indépendantes face à l'adversité, toujours. On est là
loin de l'agneau stigmatisé et enfermé dans le rôle de la
victime. Ces femmes-là sont fortes et combattantes. On les aime.
Un bon moment de lecture.
Dominique Baillon-Lalande
(21/08/12)