Retour à l'accueil du site





BASHÔ

Seigneur ermite
L'intégrale des haïkus




Je veux les mêmes choses
Lunes et fleurs
à l'intérieur du sac

Avec Bashô, seigneur ermite, les éditions La table ronde font paraître un livre remarquable et cela à bien des égards. C'est la première fois que l'intégrale des haïkus de Bashô est présentée dans une édition bilingue. La traduction est due à Makoto Kemmoku et Dominique Chipot. Les 975 haïkus obéissent à un ordre chronologique ce qui nous permet de suivre le parcours poétique et mental du grand maître de la poésie japonaise. Mais avant tout, il faut souligner le travail raffiné et précieux, la manière délicate dont les poèmes s'offrent à la page. Le texte original et sa transcription phonétique se démarquent grâce à leur couleur verte et introduisent en quelque sorte ou mettent en écho le poème traduit. La note sur l'introduction nous indique quelle ligne de conduite fut choisie :
"Nous nous sommes abstenus de rendre trop "poétiques" nos traductions en usant de la métrique ou des rimes. Le haïku japonais étant aux antipodes de la poésie française, nous avons voulu en conserver la simplicité, traduire l'ambiance dans la plus grande brièveté et éveiller le sens du lecteur francophone, qui trouvera, cependant, en fin de volume des notes sur les coutumes japonaises et les nombreux jeux de mots, difficilement transposables, que Bashô aimait employer."
Ce parti pris a pour mérite de conserver la fluidité du poème, l'extrême finesse polysémique du sens, déjouant ainsi l'arbitraire que peut occasionner un comptage strictement syllabique (17 sons). Véritable respiration qui sauve le poème d'une armature sans doute rassurante mais le plus souvent encombrante. La fidélité à Bashô se joue ailleurs : le centre de gravité du poème se constitue d'abord à travers sa légèreté. Et c'est déjà répondre à une volonté esthétique du poète dont une des finalités était d'alléger et d'épurer le poème de toute prétention savante ou sérieuse. Le sérieux consiste en premier lieu d'abandonner le ton qu'il prend. Bashô se méfie d'un langage qui fige les choses et ne laisse aucune chance à leur potentialité. N'y aurait-il pas eu une autre façon de nommer l'eupatoire, par exemple, en privilégiant, son tremblement dans la nature, ses fleurs roses, son presque tutoiement puisqu'elle peut s'élever jusqu'à un mètre et demi au-dessus du sol ? On dirait que les mots oublient ce dont ils parlent.

Qui peut aimer
l'eupatoire
avec un tel nom grave ?

Bashô se désolidarisera petit à petit des conceptions hégémoniques de son époque. Il contestera la rigidité de l'école du Teimon à cause de ses règles immuables qui empêchent l'avènement sensible du poème et celle du Danrin à cause de ses excès inverses. En effet pour Bashô, la radicalité ne se réduit pas à un écho inversé ou négatif de ce que l'on critique mais elle doit proposer une véritable orientation, ouvrir de nouvelles voies. Il tiendra à distance la rigueur aveugle et l'insipide facilité, une fausse querelle en somme ne débouchant que sur la superficialité. La vérité se déplace avec la vérité, avec ce que l'on est et ce que l'on doit devenir face à une chose de peu : des souliers de corde, un iris, le froid, un piment, le cri d'un faisan… Le non-savoir est un véritable savoir bien plus puissant que les promesses d'un apprentissage ou que l'abandon réactif et limité de celui-ci. Bashô créera sa propre école : le Shômon (école de l'authenticité). Il développera une théorie esthétique alliant la connaissance profonde de l'être avec la découverte incessante de la nature, agençant ainsi les lois subtiles de la permanence et de la métamorphose. La notion existentielle et poétique du fueki-ryûko (l'invariant et le fluant) s'affirmera comme une dimension essentielle qu'il déclinera tout au long de son œuvre future. La structure transparente du poème est sa réception, la fidélité du moment qui englobe la modification de l'être au contact de l'étrangeté renouvelée du monde environnant. Le même arbre, le même geste, un parfum ou un bruit, réitèrent le connu et l'inconnu. Le poème valide notre disponibilité face à l'émergence du quotidien.

Si l'on admet couramment que Bashô est un poète de l'errance, encore faut-il s'entendre sur ce terme-là. En 1682, il entreprend son premier voyage dans la province de Kaï, année où un terrible incendie détruira son ermitage. Il a trente-huit ans. Entre-temps, cet homme qui a changé tant de fois de noms (Kinsaku, Munefusa, Sôbô, ToseÏ) deviendra Bashô. L'évidence et le hasard sont à l'origine du sobriquet. Un de ses disciples, Rika, lui avait offert un bananier. Pour les coutumiers, l'ermitage deviendra le bashô-an (l'ermitage au bananier) et son résident Bashô, le Maître "bananier". Bashô acceptera cette ironie à la fois humble et douce, se transformera en ce qu'il a maintes fois regardé comme si le regard et l'arbre, l'étonnement et la durée, définissaient l'homme et son quotidien à sa juste mesure. Il partagera son existence entre de longues pérégrinations et d'austères séjours dans différents ermitages. Un de ses périples, le plus audacieux, près de 2300 kilomètres, le mènera jusqu'aux provinces du Nord à Hiraïzumi.

Bashô est le poète du voyage et de l'immobilisme. La découverte n'appartient pas à l'extraordinaire, à l'exotisme qui risquent de voiler la présence surprenante du moindre fait ou du moindre objet. L'apparition du monde dicte à un moment précis ce que nous sommes. C'est l'intensité des choses muettes ou infiniment répétées qui nous porte attention, nous convoque. Quel que soit l'endroit.
Chez Bashô, chaque élément annonce un voyage :

Ce maillet
était-il autrefois
un camélia ou un prunier ?

Il n'y a pas besoin forcément d'une mutation, d'une transformation de la matière en vue d'un quelconque usage. Il y a voyage parce que les choses sont ce qu'elles sont et qu'elles se définissent non seulement à travers les multiples rapports que l'on entretient avec elles mais bien parce qu'elles instruisent d'autres correspondances, d'autres alliances, en dehors de la captation humaine.

Les silhouettes des iris
reflétées sur l'eau
ressemblent aux iris

Entre le reflet des iris et les iris, il existe un voyage parfait, une sorte de parcours tautologique où l'illusion, la fiction visuelle a besoin de la réalité. Il semblerait que c'est toujours le réel qui rêve, à la poursuite de lui-même, délivrant un espace apaisant bien avant et malgré les mots des hommes.
Seul l'étonnement serait en capacité de nous faire progresser sans jamais rompre l'équilibre.
En octobre 1694, juste avant qu'il ne décède, Bashô aurait confié à ses disciples, de peur que ceux-ci n'enferment le haïku dans des règles trop rigides : "la fleur du haïkaï est dans la nouveauté."

Avec Bashô, la poésie japonaise du XVIIe siècle aura atteint ses plus hauts sommets et ses dissidents (Kakeï, Ochi Etsujin, Okada Yasui) malgré leur désir d'autonomie ou ceux qui suivront scrupuleusement l'héritage spirituel du maître, peineront pour s'affranchir ou égaler une poésie d'une telle portée.

Christian Viguié 
(02/04/12)    



Retour
sommaire
Poésie











La Table Ronde


480 pages - 25 €


Édition bilingue par
Makoto Kemmoku
et Dominique Chipot














Bashô
(1644-1694)


Page consacrée à
Bashô
sur Wikipédia