Ella BALAERT

Canaille blues


Un car fantôme qui se déplace clandestinement avec ses passagers. Quelquefois il s'attarde sur les hauteurs de la ville, garé là comme par hasard. Personne ne le voit venir, ni s’installer mais il s’inscrit dans le paysage et les habitudes urbaines, fortement. Impossible de le confondre avec une ligne de bus régulière qui prendrait d’honnêtes citoyens comme passagers pour les conduire à bon port, pour les livrer à leurs occupations. A l'intérieur du véhicule déglingué, une tribu étrange, femmes, hommes, bêtes, dorment, mangent, vivent en toute liberté, à leur propre convenance. On les appelle "la bande des Chiens" ou "les Cyniques", eux s'inventent des noms comme "Treize-Oignons", "Quatre-B", "Tollè la tomate", "Lili Pioncette", "Babelle" et d’autres curiosités du même style. La "Mont-Joli", « on peut y voir une allusion grivoise mais c'est pas obligé, elle aime autant pas, elle vient du Mont saint-Michel, dans la mer. Rien à voir avec le mont de Venus » est la dernière adoptée par "la meute". Des marginaux pleins d'imagination, un tantinet libertaires. « OK, je vous fais grâce du prêchi-prêcha théorique. Notre éthique et tout ça, la liberté, l'humanisme, l'hédonisme... Vous jugerez d'après nos faits. Mais comme on ne veut pas de valet, pour ce qui concerne la vie du groupe, on n'a qu'une règle : chacun se prend en charge. Deuxième règle numéro un : chacun participe au quotidien, nourriture, essence, entretien du car et quarts de veille. Troisième règle numéro un : on se respecte, ça veut dire, on se fout la paix. Et sauf urgence, on évite de passer les animaux des copains à la casserole. » Au jour le jour, chacun trouve donc mille façons peu orthodoxes, originales ou vieilles comme le monde, pour assurer sa pitance quotidienne.

Mais, l’approche des élections législatives change les donnes. Les R.G. guette le moindre geste de « ces individualistes rassemblés par un sentiment de communauté illusoire » qui pourraient bien représenter un danger en puissance. A surveiller, « Moins les personnes elles-mêmes que la possibilité d'un tel compagnonnage. Impuni par la loi. Sont armés plus que de bâtons : d'idées. »
La presse suppute, se livre à des interprétations audacieuses, noircit du papier avec plus ou moins de bonheur et nos joyeux drilles se trouvent projetés brutalement sous la lumière des projecteurs. L'homme de la rue ou du bureau, le quidam, s'y intéresse et les rumeurs courent bon train, « tantôt noire, tantôt blanche, comme la magie ». Les voilà devenus, malgré eux, porteurs de symbole, diables ou messies. Treize-oignons se trouve propulsé en élu des pauvres avec plus de 8% de voix sans avoir jamais rien demandé, sans s'être même présenté aux élections. Les RG magouillent, infiltrent un contact, tente de semer la zizanie dans le clan mais ces animaux-là ne sont pas prêts à s'en laisser conter aussi facilement. « Voilà, on te tend un piège et tu fonces dedans. Ce que je veux dire c'est qu'il n'y a pas de chef parmi nous. Ni toi, ni moi. Même la Mont-joli l'a compris. (...) Ton problème, vois-tu, tonton Zef, intervient Tollè-la-tomate, c'est que tu râles tout le temps. Tu discours et tu te plains. Tu désespère du présent et tu espères des lendemains meilleurs. Alors tu vis mal, forcément. Il te manque la légèreté panique du clown surendetté, du funambule aveugle et du danseur boiteux. Le bonheur, tonton Zef, le bonheur tout de suite! Tout est là. » Quand ni l'argent, ni la gloire ne parviennent à détruire le groupe, ne reste plus que la peur. « La rumeur, en les diabolisant aurait pu les isoler dans la crainte de quelque sorcellerie, mais la télé les a badigeonnés d'héroïsme et de sympathie, ils ne font plus peur. Ils auront peur d'eux-mêmes. » Les grands manipulateurs de l'ombre tirent les fils et la machine infernale est en route...

Un roman drôle, très drôle. Le lecteur se souviendra longtemps de la scène cocasse et haute en couleurs du meeting politique du député au comité de quartier des hirondelles transformé en joyeux bordel par nos gais lurons.
Une fable politique riche de sens où toute ressemblance avec notre époque ne paraît pas fortuite. Une intrigue politico-policière bien menée qui nous tient en haleine et dont la fin sait surprendre son lecteur.
Un talent rare pour habiter ces personnages singuliers.
Une écriture habilement maîtrisée, dense et décalée, en perpétuel balancement entre langue orale et classicisme qui s'appuie sur un rythme vif et des dialogues savoureux, parfaits pour peindre cette cour des miracles hantée par des personnages atypiques voire baroques qui ne sont finalement pas les êtres les plus dangereux de cette jungle urbaine. Tout concourt pour le bonheur du lecteur dans ce texte insolite, d'une désespérance jubilatoire. Un livre original pour un vrai plaisir de lecture.

Dominique Baillon-Lalande 
(05/06/07)    



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Editions Hors Commerce
Collection Hors Bleu
232 pages - 18 €











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