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Raymond ALCOVÈRE

Le bonheur est un drôle de serpent


Le bonheur est plus dans la quête plus que dans l’accomplissement. Sauf à entendre l’accomplissement non comme terme, mais comme processus qui mène à un état par essence instable, fuyant, un horizon. Moteur du désir, étymologiquement, qui vise une inaccessible étoile, à en être sidéré.
Accompli, réalisé (quelle belle illusion !), le bonheur est intenable. Pour jouer sur (avec) les mots, et Raymond Alcovère aime à jouer (“le bonheur rend chanceux”, dit-il), croire le bonheur réalisé revient à l’achever. Il s’effrite à peine touché, appelle sa propre négation pour renaître, ailleurs, plus tard, qui sait ? Le bonheur est inquiet. “Tous les Paradis sont des Paradis perdus”, irrémédiablement, dit Proust. Nous restent l’ici et le maintenant, que Diable ! Et l’extase.
C’est bien cet effacement extatique, propice au bonheur, que recherche Léo, personnage central du roman. Une sorte d’anarchiste, lui aussi.

Le désert efface tout. Voilà comment je voulais vivre, sans mémoire. J’étais bien, et je pensais souvent à Jack Kerouac.

Le bonheur s’accommode mal du temps, du “calendrier” dit Nougaro, d’une certaine conception du temps qui n’est que répétition du même, monotonie. Le bonheur sans le changement s’use. Alors il y a toujours le possible départ.

J’ai préféré m’en aller. Il me fallait de l’air, le plus possible. […] Ce monde que j’avais fui me semblait pauvre, agité de désirs vains. Le contraire de mes choix. Tant pis si j’étais l’inadapté, j’avais envie de suivre mon chemin.

Le bonheur exige un saut qualitatif, pour quitter ce monde agité par le “divertissement” dirait Pascal, qui est une vaine fuite, vers rien. Alors que partir, c’est s’ouvrir sur tout, avec le risque d’être jeté hors tout. Un “pari”, en quelque sorte. En tout cas, s’ouvrir sur un chemin non tracé, au cœur de la fragilité immanente à l’existence en devenir, au bord du “gouffre”, en pleine liberté. Chemin intérieur et chemin extérieur, indissociables, écho l’un de l’autre.

J’ai marché encore à la frange de la terre et de l’eau. Depuis, j’aime ce temps vague, incertain, le désordre des éléments, ce gris lumineux, profond, le tumulte extérieur en harmonie avec l’intérieur.

Le roman explore un territoire en le créant, une sorte de Carte de Tendre façon Kerouac redessinée par Raymond Alcovère : point de départ, le Mexique, la Sierra Madre, point d’arrivée, Madagascar, entre les deux des villes, Montpellier, Rome, et d’autres encore. Et la mer, où les chemins se mêlent et s’effacent, mènent là où le vent pousse. “Homme libre toujours tu chériras la mer”, dit Baudelaire. La mer, sa surface, sa profondeur. À la lecture, on comprend que chaque étape du chemin est une image de l’origine, et d’un nouveau point de départ. Mais le premier contient tout, en puissance.
Étonnante Sierra Madre, tout de même, qui fait se rencontrer des personnages en quête de bonheur. Il y a Léo, bien sûr, qui a l’âme d’un peintre. Mais il y a aussi Dobbs et Curts, dans le roman de B. Traven, Le trésor de la Sierra Madre, en 1927 (dans une belle traduction intégrale de Paul Jimenes, sortie en 2008 aux Éditions Sillage).
Pour Dobbs et son compère, c’est la dèche, le chômage, la pauvreté. Une vie passée à “traîner, attendre et attendre encore de trouver du boulot, pour quelques semaines, quelques mois…”.
– Pourquoi n’essaierait-on pas de chercher de l’or, pour changer ?
– Voilà qui est parler, camarade, approuva Dobbs.
Les voilà partis pour chercher de l’or, qu’ils ne trouveront pas. Alors que Léo, de son côté, n’a pas besoin de chercher Laure, car “de son pas léger, la démarche souple, gestes qui coulaient dans l’air, elle est entrée”.
Le bonheur sans l’autre n’était encore rien. No se puede vivir sìn amar, dit le médecin à Geoffrey Firmin, dans Au-dessous du volcan. C’était aussi le Mexique, de Malcom Lowry cette fois, en 1938. Mais pour Geoffrey, l’amour s’en était allé, et la vie, à grand coups de mescal, le jour des Morts.
Pour Léo, tout commence, tout recommence. Certes, tout changement est risqué. Mais là se trouve justement le bonheur, atteint dans l’incessant mouvement qui le met en péril. Cette harmonie entre être et devenir s’atteste dans l’extase qui les lie, dans un flottement atemporel.
Un passage est bien représentatif de l’écriture de Raymond Alcovère et du sentiment de Léo :

Peut-être avais-je atteint cet état mystérieux, insondable, ce trouble léger qu’on appelle bonheur. Cet état, cette limite plutôt, qui était ma quête, que j’étais venu chercher ici au bout du monde, que tant d’autres avant moi avaient poursuivi et si peu atteint, cette fêlure dans le réel qui fait oublier la rumeur des jours pour nous plonger transis dans une extase fragile et passagère que l'on cherche à recréer sans y parvenir souvent. Et il me semblait l’avoir domestiqué ici, m’en être fait un ami pendant ces nuits tropicales où j’étais si heureux que je ne pensais même pas à dormir. Je me sentais palpiter en même temps que l’univers entier.

Peut-être…
En effet, avec Laure, le temps reprend le dessus, sens dessus dessous même, et le bonheur se complique, et c’est heureux.
Du début à la fin, le texte serpente pour mieux progresser, dans l’ambiguité du léger et du profond, de l'horizon et de l'abîme, du sombre et du lumineux, du clair-obscur. Raymond Alcovère aime le baroque (cf Fugue baroque, 1998, n&b éditions) et la peinture (Le Sourire de Cézanne, 2007, n&b éditions). La ligne serpentine est le chemin le plus court pour mener là où on s’attend le moins à arriver. Le bonheur est contingent. Il vire au vent, au rythme des images et des couleurs. “La chaleur ondulait par vagues, les gens s’activaient avant la torpeur. J’aime quand rien n’est encore fixé. J’ai marché dans la ville sans savoir où aller”, dit Léo.
Telle sera aussi la relation entre Laure et lui. Elle, engagée auprès de Médecins du Monde, lui, cherchant “l’usage du monde”, pour reprendre le beau titre de Nicolas Bouvier. S’il y a du romantisme dans le roman, au sens noble et littéraire, c’est dans la recherche d’une authentique sympathie avec l’univers, avec les êtres.
Mais un romantisme teinté de pensée chinoise, chaque chapitre étant introduit par un petit texte analysant la “situation” dont on va lire le détail. Cette mise à distance, originale et plaisante, a l’intérêt de faire du lecteur une sorte d’assistant du destin, ou bien de la puissance ordonnatrice de l’univers. Harmonie céleste.
L’incipit du chapitre I est, forcément, paradigmatique :
“56 Liu ; Le voyageur — Le voyageur décrit la situation en termes d’errance, de voyage, de vie en solitaire.”
Le chemin est ainsi fait de petits galets de signification, traversant le monde comme un jardin de méditation où les paysages sont autant de tableaux saisis sur le vif par Léo. Errance, écriture, aventure. Léo nous invite à le suivre sur “les trottoirs du monde”, expression parlante de la marge, du fil qui sillonne la vie tel un serpent, crocs dans la pomme, bien sûr.
“Il nous faut aller là où il n’y a pas de chemin”, dit le vieil Howard dans Le Trésor de la Sierra Madre. Léo a bien retenu le conseil, et il nous y invite !

Jean-Jacques Marimbert 
(06/03/10)    

Pour consulter la fiche auteur de Jean-Jacques Marimbert : http://www.crl.midipyrenees.fr



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Lectures









Lucie Éditions

120 pages - 15 €










Raymond Alcovère
a publié deux livres
aux éditions N&B
et participé à plusieurs ouvrages collectifs.




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son blog :

http://raymondalcovere.
hautetfort.com