La gourmandise
est un vilain défaut...






Sophie était gourmande. Sa maman savait que trop manger est mauvais pour la santé ; aussi défendait-elle à Sophie de manger entre ses repas : mais Sophie, qui avait faim, mangeait tout ce qu'elle pouvait attraper.

Sophie, petite rebelle de quatre ans possède bien sûr la gourmandise dans son catalogue de défauts . Et celui-ci, comme les autres, sera redressé par le biais d'une éducation répressive qui la replacera dans le chemin que doit suivre une fillette aristocrate et chrétienne du second empire ( Elle était gourmande, elle est devenue sobre…) .
Que Sophie grignote le mauvais pain destiné aux chevaux ou mange en cachette les fruits confits, elle est condamnée à la soupe, enfermée dans sa chambre, privée de sortie. Si elle se gave de pain chaud et de crème fraîche, une indigestion la cloue au lit pendant trois jours : bien fait ! La bonne qui tente d'adoucir la punition est jugée mauvaise conseillère et renvoyée. Chez les Ségur, on ne plaisante pas avec la gourmandise, péché aussi peu véniel que le vol, la colère, le mensonge ou la cruauté.

Cent-cinquante ans plus tard, qu'il y a-t-il de neuf dans le monde de Sophie ? Le gourmand est toujours une gourmande mais le péché devient mignon : dans Moi, gourmande ? album pour les petits, Amandine craque pour les sucreries et lorsque son Nicolas chéri lui offre un chocolat elle hésite quant à la manière de le déguster ; va-t-elle le cacher, le montrer aux autres pour les narguer, jouer à la dînette, admirer dans le noir le doré du papier, le glisser sous son oreiller « pour faire des rêves chocolatés »  ? Mais à trop hésiter, le chocolat a fondu et il ne reste plus à Amandine qu'à lécher le papier. Faire durer le plaisir, c'est déjà de la gourmandise.

Lili n'aime que les frites est un minuscule album en bande dessinée présentant le quotidien d'une famille modèle : des parents attentifs, deux enfants (Lili et Max) et un animal de compagnie. Les repas familiaux donnent lieu à des scènes drôles et assez justes : Lili boude la blanquette maternelle (« c'est un plat pour chat » ) et décide de faire la grève de la faim jusqu'au petit-déjeuner en attendant que sa maman veuille bien consentir à lui préparer des frites, son plat préféré. Un jour Lili invite ses copines à déjeuner et leur prépare un festin qui n'obtient pas le succès escompté. Elle s'aperçoit que satisfaire le plus grand nombre n'est pas si simple.
A la suite de l'histoire on trouve une série de questions destinées à faire réfléchir l'enfant sur son attitude face à la nourriture et à l'inciter au dialogue.
Certaines d'entre-elles montrent que nous sommes encore dans le monde de Sophie : « Trouves-tu qu'on te donne toujours trop à manger ? » l'inverse n'étant jamais envisagé. En revanche la gourmandise serait presque une qualité  : « Y a-t-il des plats que tu adores ? Es-tu gourmand ? Goûtes-tu à tout ? »

Tu es à croquer, j'ai envie de te manger, j'ai faim de toi…
Les mots de l'amour parlent aussi de gourmandise. Si la passion est dévorante, qu'en est-il du manque d'amour ? Les romans miroirs pour la jeunesse abordent aussi les relations de l'adolescent avec la nourriture, lorsque manger devient un problème.

Dans La vie, en gros de Mikaël Ollivier, Ben (enfin un garçon) a quinze ans : il aime la vie et les petits plats arrosés de coca glacé, les en-cas du matin et de l'après-midi et les repas de famille. Son rêve est d'ouvrir un restaurant à Dinard. Mais lors d'une visite médicale, le verdict de la balance est sans appel : Ben est obèse et doit suivre un régime. Les premiers kilos disparaissent rapidement mais l'amour s'en mêle… (« Je ne faisais plus rien de mes jours, de ma vie, sinon manger sans plaisir, ne trouvant même plus de réconfort dans la nourriture qui devenait un moyen de plus de m'écœurer de la vie » ).

Elise à quinze ans elle aussi. Ses parents tiennent un restaurant de standing et elle apprécie la bonne cuisine de son père ; son seul problème : elle se trouve un peu ronde (un garçon du collège la surnomme finement Boudin) et décide de profiter de l'été pour faire un régime. Mais peu à peu la minceur devient une obsession et la nourriture l'ennemie à combattre ( Journal sans faim de Roselyne Bertin).

L'intérêt de ces deux romans est de ne rien moraliser : pas de jugement, ni de psychologie sauvage, simplement des témoignages d'adolescents, le récit d'un quotidien qui en dit long sur la cruauté du regard d'autrui. Ces jeunes n'ont rien d'extraordinaire et leur vie est (presque) sans histoire.
Elise et Ben sont tous les deux gourmands et gourmets mais à un moment clé la nourriture devient un refuge ou l'expression d'un désarroi. Ben « se remplit » a priori suite à une déception sentimentale. Mais lorsqu'il débute une psychothérapie, le lecteur découvre que Ben a commencé à prendre du poids lors du divorce de ses parents.
Elise, bonne élève et jolie, entourée de parents aimants souffre en fait de leur manque de disponibilité et ne parvient pas à s'insérer vraiment dans un groupe d'amis. En se privant, recréant ainsi son propre corps, elle à l'impression de dominer tous ceux qui l'entourent et d'être la plus forte. Pour les deux, la piscine est une épreuve épouvantable et un déclencheur.
Mikaël Ollivier n'y va pas par quatre chemins. Pour lui, « le seul régime qui marche, c'est l'amour » . Roselyne Bertin est plus nuancée. Le médecin à qui Elise se confie prend la place de son journal intime et le chemin est « une pente savonneuse sur laquelle elle s'écorche, écartelée entre sa peur et sa bonne volonté ».

De l'album pour tout petit au roman, la littérature de jeunesse est à l'image de la complexité du sujet  : la définition même du mot « gourmand » n'y est jamais tout à fait la même selon les auteurs ; elle peut être travers ou joie de vivre, acceptation ou refus de soi.
Dans un numéro de la revue Autrement ( Nourritures d'enfance : souvenirs aigres-doux ) des auteurs nous livrent leurs souvenirs de goûts et de dégoûts et là encore, rien n'est tranché :
« Si la nourriture est source de plaisir, elle est aussi le champ d'expériences pénibles. Tout en comblant la faim, elle crée l'inassouvi…  La nourriture d'enfance est langage. Elle exprime ce qui se dit et aussi ce qui est tu. » (Claudie Danziger)
« Manger se conjugue au présent, c'est une nécessité. Bouffer, bâfrer, tient du péché. L'estomac est lourd, la conscience aussi…  Grandir, ce serait passer de la boulimie à la gourmandise, de la bombance à la dégustation. » (Marie-Louise Audiberti)

Que ceux qui sont définitivement grands nous jettent le premier bonbon !

Patricia Châtel 



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du dossier













Sophie Rostopchine
Comtesse de Ségur
Les malheurs de Sophie

1864




France Mistral
ill. de Scouvart
Moi, gourmande ?

La Martinière
Coll. Les péchés mignons
de 2 à 6 ans






Dominique de Saint Mars
Serge Bloch
Lili n'aime que les frites

Calligram
Coll. Ainsi va la vie
de 7 à 10 ans





Mikaël Ollivier
La vie en gros

Thierry Magnier
à partir de 11 ans





Marie Bertin
Roselyne Bertin
Journal sans faim

Rageot
Coll. Casvcade Pluriel
à partir de 13 ans





Collectif
Nourritures d'enfance :
souvenirs aigre-doux

Autrement N°129