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des Papiers collés

Les Papiers collés
de Claude Darras

Printemps 2017

Carnet : le coin du diable
Le coin du diable ! C’est pourtant un « endroit charmant », avec ses trois chênes du temps de Saint-Louis et les fougères (mâles et femelles) grandes comme des cannes de cardinaux. Un maquis. Pourquoi voulez-vous qu’il soit sinistre ?
(Jules Mougin, La Grande Halourde, Robert Morel éditeur, 1961)

Parier pour son génie
Il faut toujours parier pour son génie. Même si l’on est certain de n’en avoir aucun pour les autres. On en a toujours pour soi.
(Georges Perros, « Papiers collés » 1, Gallimard/l’Imaginaire, 1960-2011)

La Chapelle aux locos
Créé par la Compagnie des chemins de fer du Nord en 1845 près de la gare de Paris-Nord, au pied de la butte Montmartre, le dépôt de la Chapelle a fermé ses ateliers de maintenance, au 26 ter de la rue Ordener (Paris XVIIIe) au profit des installations plus adaptées du Landy à Saint-Denis. Une vingtaine de machines à tractions vapeur, diesel et électrique y ont été maintenues, joliment restaurées par les compagnons cheminots. Elles racontent en pointillé la saga du rail parisien dont le dernier épisode, la mise en service du train électrique à grande vitesse (TGV) le 12 décembre 2014, a définitivement scellé le destin du site de la SNCF (Société nationale des chemins de fer). Plus que les locomotives et les automotrices, Daniel Cyr Lemaire se plaît à saisir les plans harmonieux et insolites de certaines parties et accessoires des matériels roulants comme les bogies, essieux et roues, les châssis des wagons et leurs systèmes d’attelage qui ne sont pas dénués de beauté ni de poésie.

Dépôt de la Chapelle (22 septembre 2016)
© Photo Daniel Cyr Lemaire

Langue de bois
En ces temps de campagne électorale, la multitude des électeurs qui cherchent des miroirs m’affole. À travers le petit écran, j’observe mes semblables quêtant l’approbation des diseurs : les candidats qu’ils écoutent parlent comme eux-mêmes le veulent et l’attendent. C’est la norme collective, l’appellation cathodique contrôlée, la langue de bois qui interdit la pertinence et la pureté d’une parole vraie et humaniste qui fait si cruellement défaut.

Les bonnes dames !     
Vie des « dames patronnesses » : dire du mal et faire du bien.
(Gilbert Cesbron, « Journal sans date », éditions Robert Laffont, 1963)

Conversation sans filet
Le philosophe et écrivain roumain Emil Cioran (1911-1995) estimait que pour connaître un écrivain, mieux valait le pratiquer dans sa conversation où il est plus vrai que dans ses livres. Je ne crois pas que l’observation se justifie toujours tant il est possible d’effacer les ratures ou les repentirs d’un coup de gomme ou d’un clic de souris alors que la conversation se pratique sans le moindre filet.

Kodak et les réseaux sociaux
Les réseaux sociaux et le culte des célébrités continuent de propager de nos jours une image idéale de la vie contemporaine aussi sûrement que le Kodak, premier appareil photographique portatif, dont la conception, en 1888 par l’Américain George Eastman (1854-1932), coïncidait avec les premiers médias de masse et la vogue des publications populaires.
(Jeudi 29 décembre 2016)

Les années de plage 1950-1960
Michel Serres (Agen, 1930) contredit les historiens qui prétendent que nous nous sommes déshabillés sur les plages autour des années 1950-1960 en raison de la libération sexuelle. « Pas du tout, argumente le philosophe. La raison tient au fait que la plupart des corps de nos ancêtres n’étaient pas beaux à voir. Ils étaient couverts de boutons ou de furoncles, ils avaient la petite vérole. Le corps se déshabille dès lors qu’il est présentable. C’est tout à fait récent. »
(Jeudi 12 janvier 2017)



Billet d’humeur

Des tagueurs au musée !

Depuis les inscriptions retrouvées à Pompéi aux sentences griffonnées dans les pissotières en passant par les slogans peinturlurés sous le tablier des ponts autoroutiers, les tagueurs s’obstinent à laisser leurs marques sur les murs qui balisent notre quotidien. Né à Philadelphie dans les années 1960, le tag (le mot peut se traduire par « insigne » ou, sous forme verbale, « étiqueter ») prend place dans une longue histoire politico-esthétique qui convoque à la fois les étudiants contestataires de mai 68, les muralistes clandestins de Barcelone, Berlin ou Téhéran et les « writers » d’outre-Atlantique (premier nom que se sont donné les tagueurs new yorkais, mettant en exergue l’acte d’écrire). Forme pure du graffiti, il consiste à réaliser, souvent dans l’illégalité, une signature à l’aérosol, quand il s’agit avec le graffiti d’entourer des lettres de couleur afin de mettre en valeur un texte ou une signature. Le tagueur accorde une place centrale au « blaze », sa signature en l’occurrence, celle d’un pseudonyme ou le nom de code qu’il s’est choisi. Journaliste et commissaire d’exposition, Hugo Vitrani a ouvert les cimaises du Palais de Tokyo à des calligraphes urbains et clandestins qui revendiquent à juste raison la généalogie des Banksy, Shepard Fairey, Ernest Pignon-Ernest, Speedy Graphito ou Gérard Zlotykamien. « C’est le seul art qui évolue en fonction des parades sécuritaires, s’amuse-t-il à commenter, le seul art qui soit archivé, non pas par des historiens ou des critiques, mais par les services de police - chaque œuvre étant photographiée et associée à une plainte. »



Lecture critique

Kama Sywor Kamanda dans la tradition des griots

Quand il était enfant, à Luebo, alors Congo belge, la rencontre d’un jésuite qui collectait les contes africains à travers le continent l’incita à s’intéresser à la mémoire collective de ses ascendants d’origines bantoue et égyptienne afin d’en transmettre les récits et les fables par l’écrit. Kama Sywor Kamanda (Luebo, 11 novembre 1952) publia ses premiers textes (« Les Contes des veillées africaines ») à l’âge de 14 ans. Poète, dramaturge, romancier et journaliste, l’écrivain congolais de langue française est un grand styliste que des prix prestigieux ont récompensé (Prix José-Maria de Heredia de l’Académie française en 2009, Prix du Poète du millénaire 2000 en Inde et Grand Prix littéraire de l’Afrique noire en 1991). Les leçons de l’homme de foi et de lettres, il les a si bien assimilées que pendant des années il a chaussé les bottes de sept lieues et sillonné l’Afrique, séjournant chez les plus anciens habitants d’Afrique du Sud, les Bochimans, partageant le quotidien des éleveurs animistes Himbas en Namibie ou se familiarisant avec les traditions pastorales des Massais au Kenya et en Tanzanie. Composée de poésies, de contes, de romans et de pièces de théâtre, sa nombreuse bibliographie puise abondamment aux sources d’une insatiable curiosité et de fréquents voyages qu’on peut associer aux « terrains » de l’ethnologue. L’un des romans, « Lointaines sont les rives du destin », procède de ces récits qui, soit sur le ton de l’épopée, soit sur le mode de la chronique, magnifient la tradition millénaire des griots africains.
Parce que le sorcier Nionda a condamné l’âme de Kela, exploitant agricole veuf et ruiné, à l’errance perpétuelle, son fils Nimy entreprend au péril de sa vie un impossible périple dans l’au-delà afin de soustraire son géniteur à la punition divine. Le retour parmi les vivants du courageux aventurier rendra justice à son infortuné père qui apprend l’adultère de sa jeune et belle femme Ndaya commis avec Diba, un jeune homme du village voisin. Comme de bien entendu, l’histoire se termine sous les meilleurs auspices avec l’échec des forces du mal et la survenue d’une princesse Kuba nommée Métha… Roman épique, « Lointaines sont les rives du destin » révèle les us et coutumes d’une communauté bantoue au fonds culturel extrêmement riche ; il dépayse le lecteur en l’entraînant au cœur de Luiza, chez le roi des Bakétés. Sur la place du village arrondie par les huttes, les musiciens frappent la peau du ngoma ou les cordes d’une madimba. Les féticheurs ont interrompu leurs incantations. La palabre reprend tandis que la caste des malafoutiers distribue aux assistants gargoulettes et jarres de vin de palme (ou malafou). « De l’obscurité montaient les échos de la savane et les bruissements des fauves dans les ténèbres, écrit K. S. Kamanda. Les cris des rapaces, dans le ciel, se mêlaient à ceux des malheureuses victimes, étranglées ou saignées, d’un coup de griffe ou de dent. La lune luisante inspirait la prudence aux promeneurs nocturnes. » Un styliste, vous disais-je.

Kama Sywor Kamanda  © Photo X, droits réservés

  • Lointaines sont les rives du destin, par Kama Sywor Kamanda, éditions L’Âge d’homme, 152 pages, 2007 ;
  • Les Contes du griot - Les Contes des veillées africaines, par K. S. Kamanda, éditions Magnard, 259 pages, 2005.


Portrait

Dominique Gonzalez-Foerster :
« Je suis une sorte d’écrivain qui a échoué »

En pénétrant dans l’univers des formes, des images, des sens et des sons de Dominique Gonzalez-Foerster (Strasbourg, 1965), le néophyte comprendra sans doute mieux les actuels mouvements, orientations et recherches de l’art contemporain révélés le plus souvent au public sans clef de compréhension. À la lecture de la monographie collective publiée par les éditions Flammarion, l’amateur plus éclairé jouira d’une large perspective du parcours singulier de la plasticienne, un vocable qui se doit d’englober à la fois la performeuse, l’installatrice, la metteuse en scène, la réalisatrice, la scénographe, la dessinatrice, la musicienne et la décoratrice. Balisé, de vidéos en installations, d’un voyage à l’autre, par les thématiques de ses centres d’intérêts (apparitions, attractions, livres, parcs, villes et chambres), l’ouvrage découvre une œuvre polyphonique qui évoque le corps et l’objet, l’histoire et la mémoire, une œuvre qui tient autant de l’architecture que du texte et de l’image. D’octobre 2015 à février 2016, le centre Pompidou a consacré à la vidéaste et plasticienne une rétrospective, « Dominique Gonzalez-Foerster, 1887-2058 », qui soulignait la multiplicité et les métamorphoses de sa création. Pourquoi ces dates ? Parce que 1887 a cimenté dans le marbre de la commémoration l’édification du Palacio de Cristal  (siège du Museo nacional centro de arte Reina Sofía), dans le jardin du Retiro, à Madrid, où Dominique Gonzalez-Foerster (DGF, acronyme de son nom forgé par ses proches) a exposé en 2014, la même année où elle engendra « 1887 - Splendide Hôtel » d’après un poème d’Arthur Rimbaud. 2058 ? La date où devrait être construit un abri géant pour réfugiés du changement climatique qu’elle a imaginé, en 2008, dans le Turbine Hall de la Tate Modern de Londres... L’art conceptuel de DGF se développe au gré de rencontres et de collaborations : Olivier Zahm, critique d’art et de mode et fondateur du magazine Purple pour l’exposition « L’hiver de l’amour », en 1994, au musée d’Art moderne de la ville de Paris, les artistes Pierre Huyghe et Philippe Parreno qui l’ont accompagnée dans le même lieu en 1998, le chanteur Christophe pour lequel elle a réalisé en 2002 la scénographie d’un concert à l’Olympia de Paris (avec la collaboration du vidéaste Ange Leccia), le styliste Nicolas Ghesquière, de la maison de haute couture Balenciaga, avec lequel elle a conçu un dessin animé d’un nouveau type, le musicien Jay Jay Johanson qui a créé l’accompagnement de son installation « Cosmodrome » à Dijon en 2001. DGF suscite la rencontre d’autres personnages du passé lorsqu’elle incarne, maquillée et déguisée, au fil d’apparitions où se jouent, dans le trouble de son identité, des opéras fantastiques et baroques : elle interprète ainsi tout à la fois Charlotte et Emily Brontë, Faye Dunaway, Bob Dylan, Klaus Kinski, Vivian Leigh, Ludwig II de Bavière, Marilyn Monroe, Lola Montez, Véra Nabokov, Scarlett O’Hara et Edgar Allan Poe.Son langage montre une rare puissance visuelle mais l’écrit y reste souverain. Elle aime à citer ses compagnons de lecture, J. G. Ballard, Roberto Bolaño, Jean Genêt, Guy de Maupassant, Virginia Woolf et Stefan Zweig. Enrique Vila-Matas (Barcelone, 1948) l’a transformée en héroïne de certains de ses récits dont « Marienbad électrique » où l’auteur espagnol livre les secrets et les doutes de l’artiste, sa capacité à produire une nouvelle « littérature en expansion » et ces confidences qu’elle lui aurait faites : « Je suis une sorte d’écrivain qui a échoué et j’ai beau adorer les livres, il y a une tension : comment s’écrit la fiction, comment commencer, qu’écrire, ont toujours été un mystère pour moi […]. Je dis parfois que je fais un type de littérature qui se perd dans le néant. » « À chaque fois que j’ai une exposition, lui dit-elle un autre jour, je cherche le plan d’évasion. ».

  • Dominique Gonzalez-Foerster, par Patricia Falguières, Liam Gillick, Hans Ulrich Obrist, Aveek Sen et Olivier Zahm, coédition Flammarion/Centre national des arts plastiques, 240 pages, 2015 ;
  • Marienbad électrique, par Enrique Vila-Matas, éditions Christian Bourgois, 128 pages, 2015.

Lectures complémentaires :

  • Les Mouvements dans la peinture, par Patricia Fride-Carrassat et Isabelle Marcadé, éditions Larousse, 240 pages, 2010 ;
  • Chronologie de l’art du XXe siècle, par Michel Draguet, éditions Flammarion, 368 pages, 2003.


Varia : la race caprine du Rove

« Décrite au XIXe siècle mais nommée pour la première fois dans un écrit en 1962, cette race est beaucoup plus ancienne, même si son origine, probablement méditerranéenne, reste obscure. Elle doit son nom à celui de la commune du Rove, dans la chaîne de l’Estaque, et sa réputation à la brousse tirée de son lait savoureux, autrefois vendue à la criée dans les rues de Marseille. Mais c’est aux éleveurs ovins transhumants surtout que l’on doit son existence. D’abord parce que les boucs castrés à l’âge de 3 ans, les "menons", étaient des conducteurs hors pair, toujours en tête du troupeau, capables de le faire démarrer en toutes circonstances, y compris dans la neige. Mais aussi parce que les chèvres allaitaient sans réticence les agneaux orphelins et que les transhumants appréciaient les fromages qu’ils tiraient de leur lait et la viande de leurs cabris. Avec la fin de la transhumance à pied, les menons perdent de leur utilité et entrent difficilement dans les camions, en raison de leurs grandes cornes. Au cours des années 1960, l’effectif de ces caprins chute et en fait déjà craindre la disparition. La situation devient alarmante dans les années 1970, quand, au cours d’épidémies de brucellose, les services vétérinaires imposent l’abattage des bêtes réagissant positivement aux tests sanguins. Un vaccin viendra heureusement épargner les quelques centaines qui restent. En 1979, Alain Sadorge et quelques autres éleveurs passionnés fondent l’Association de défense des caprins du Rove, grâce à laquelle la race est officiellement reconnue. Alors classée parmi les "races à petits effectifs", elle en sort en 2014 où ses effectifs dépassent les 10 000 animaux ! Que s’est-il passé ?
« Sa rusticité a tout d’abord permis de démontrer son utilité dans les espaces sensibles aux risques d’incendie. Mais c’est la qualité de la viande de cabri et surtout du lait et des produits fromagers qu’il donne (brousse, tomme…) qui a fait son succès. L’évolution très favorable de la race caprine du Rove démontre la grande nécessité du sauvetage des races domestiques. Qui pouvait imaginer que la brousse du Rove, sur le point de bénéficier d’une AOP (appellation d’origine protégée) allait ravir les plus fins gastronomes, inspirer les chefs étoilés et faire vivre autant d’éleveurs ? » […]
« La région Provence-Alpes-Côte d’Azur, dont on rappellera qu’elle présente un échantillon complet des paysages méditerranéens, est aussi une région d’élevage. 818 000 ovins dont 510 000 brebis mères, 16 000 caprins, 68 000 bovins dont 7 500 vaches laitières et 16 000 vaches allaitantes, 12 000 équins… l’importance économique de ce secteur d’activité, tant pour ses productions (viande, produits laitiers, laine, loisirs, agritourisme…) que pour les emplois qui lui sont nécessaires, dans de nombreux secteurs, n’est pas à démontrer. »
Extraits de « Pasteur, paysages - Pastoralisme en Provence-Alpes-Côte d’Azur », par Jean-Claude Duclos et Patrick Fabre, photographies de Lionel Roux, éditions Actes Sud/Maison de la Transhumance, 238 pages, 2016.



Carnet : des étoiles et des roses
L’hydrogène et l’hélium qui se sont formés lors du Big Bang ont précédé les premières étoiles, nous apprennent les astronomes. La mort des premières galaxies a permis d’ensemencer l’espace avec des éléments plus lourds que l’hydrogène et l’hélium, une étape jugée capitale dans l’évolution de l’univers, selon Trinh Xuan Thuan (Mai Lâm, 1948). « Seuls les éléments lourds permettent le développement de structures complexes nécessaires à la vie et à la conscience, explique l’astrophysicien et écrivain vietnamo-américain. Tous les atomes lourds de notre corps ont été formés au cœur des étoiles ou lors d’explosions appelées supernovas, grâce à une véritable alchimie nucléaire. Nous sommes donc tous des poussières d’étoiles, nous partageons tous la même généalogie cosmique ; nous sommes les frères des bêtes sauvages et les cousins des roses parfumées. »

Rendons à Minnelli…
La danse de Cyd Charisse, dans une longue robe blanche plissée, et de Fred Astaire, élégant dans un pantalon blanc et une veste beige, sur le macadam de Central Park au son de la chanson Dancing in the Dark reste une scène sublime. Elle est sans doute la plus célèbre de son auteur, Vincente Minnelli (1903-1986), dont l’œuvre foisonnante et merveilleuse de passion et de furie est trop souvent réduite aux comédies musicales, ainsi qu’à la mention de son mariage avec Judy Garland et de leur fille Liza Minnelli. Issue de The Band Wagon (« Tous en scène », 1953), la scène devrait inciter à mieux connaître le réalisateur américain à travers une filmographie plus éclectique - dont les émouvants mélodrames - que ne le laisse supposer une postérité à la mémoire défaillante.
(Mardi 31 janvier 2017)



Billet

Utopia

Il est frappant de remarquer que les écrivains mettant en scène des utopies romanesques sont quasiment tous britanniques, tels Aldous Huxley (1894-1963), Thomas More (1478-1535) et George Orwell (1903-1950). L’utopie est une forme littéraire totalement anglo-saxonne. « Cela doit sûrement venir de l’influence de Thomas More, explique l’écrivain Brian Aldiss (Dereham, Norfolk, 1925). Nous autres anglo-saxons sommes nés sur une île et nous avons été forcément amenés à nous intéresser aux mécanismes de cette chimère politique. Après tout, en 1516, Thomas More situe son essai sur une île baptisée "Utopia", c’est-à-dire une île située "en aucun lieu". C’est sans doute pour cette raison que l’utopie est une façon littéraire totalement anglo-saxonne de concevoir le monde. » Alberto Manguel (Buenos Aires, 1948) rattache toutes les utopies à trois utopies fondatrices - émises par des britanniques -, la société idéale selon Thomas More, le monde d’un seul homme où l’on reconstruit la société imaginé par Daniel Defoe (1660-1731) et la société-miroir conçue par Jonathan Swift  (1667-1745) où les mondes constituent les reflets de certains aspects de notre société.



Lecture critique

Jacques Gossart enquête aux origines de la Chine

Que savons-nous de la civilisation chinoise ? Peu de choses à vrai dire comparativement à la place grandissante de l’empire du Milieu dans le débat contemporain. Aujourd’hui, la Chine est devenu un des grands sujets d’intérêt des penseurs, des philosophes et des économistes de la planète. Le grand public ne retient du grand pays asiatique que l’économie conquérante, la politique totalitaire et la philosophie fascinante. Mais bien des mystères lestent les connaissances de nos contemporains quant à ses origines. « Lorsqu’on se penche sur les périodes lointaines (ndlr : des dynasties chinoises), on se heurte à un certain nombre de difficultés, qui vont croissant à mesure que l’on remonte le temps car, petit à petit, on quitte le domaine de l’histoire pour entrer dans celui du mythe ». L’avertissement de Jacques Gossart (Boussu, Belgique, 1947) conditionne d’emblée le lecteur à l’une des orientations cardinales de son ouvrage « Aux origines de la Chine - Entre mythe et histoire » : séparer l’ivraie du bon grain, autrement dit distinguer le mythe de la réalité historique.
Situant les prémisses de la sinologie à la charnière des XIXe et XXe siècles, l’auteur rend hommage à Édouard Chavannes, Victor Segalen, Sven Hedin et Aurel Stein ainsi qu’il souligne, au titre de l’essor de l’archéologie chinoise, les travaux fondateurs de Pierre Teilhard de Chardin et de Johan Gunnar Andersson. Il restaure du même coup parmi les dynasties antiques l’authenticité des Xia auxquels ont succédé les Shang vers le milieu du deuxième millénaire avant notre ère. « Les Xia peuvent désormais être reconnus, argumente-t-il, sinon comme les "premiers Chinois", du moins comme ceux qui ont commencé à rassembler en un tout cohérent les éléments de ce qui constitue la civilisation chinoise. » Une grande clarté et une immense érudition gouvernent le propos de l’historien qui corrige un certain nombre d’idées reçues. Sur le riz chinois par exemple dont on a souvent affirmé l’origine indienne : la découverte à Hemudu (province du Zhejiang, au sud de l’actuelle Shanghai) de grains de riz parmi les plus anciens au monde, datant de 5000 à 3400 avant J.-C., confirme l’hypothèse d’une origine indienne du riz chinois. À propos des arts martiaux chinois (wushu), il rappelle qu’ils sont basés sur l’imitation de différents animaux, tels la grue, l’ours, la mante religieuse, le serpent ou le tigre. Il est moins catégorique à souscrire à l’implication des Shang et de leurs alliés dans le développement des premières civilisations mésoaméricaines. Défaits à plusieurs reprises par les Zhou, les marins Shang n’auraient eu d’autre choix que de s’exiler : « Il est fort possible qu’une expédition shang ait traversé le Pacifique vers 1200 avant J.-C. et se soit établie en Mésoamérique, considère Jacques Gossart, apportant aux populations locales des éléments caractéristiques de leur culture […]. Cette hypothèse présente néanmoins des faiblesses et des lacunes. » « Il est bon de préciser, dénonce-t-il plus loin, que le véritable et vénérable jade chinois est la néphrite et que, sauf exception, la jadéite ne fut travaillée par les artisans chinois qu’à partir du XVIIIe siècle. Quant aux objets modernes, ils sont eux aussi en jadéite (et nous ne parlons évidemment pas de ces pseudo-jades destinés aux touristes trop confiants : roches teintées, pâte de verre, pierre à savon et même, car on n’arrête pas le progrès, plastique). » Considérée comme un être surnaturel - à l’instar du dragon, du phénix et du qilin, la tortue jouit d’un statut très particulier parmi les populations chinoises. Les devins shang n’ont-ils pas choisi sa carapace comme support de leurs rituels ? « On comprend que la tortue assume une fonction de médium divinatoire au temps des Shang, reconnaît l’écrivain, lorsqu’on sait qu’à elle seule, elle est une représentation de l’univers, comme l’observera bien plus tard, au XVIe siècle de notre ère, le naturaliste Li Shizhen :
"Au-dessus, elle est voûtée suivant la raison du ciel, au-dessous, elle est plate suivant la raison de la terre. Elle est appuyée sur le yin [par sa carapace ventrale plaquée sur la terre], et fait face au yang [par sa carapace dorsale tournée vers le ciel]. […] Elle est extérieurement osseuse et intérieurement musculaire. […] Au printemps et en été, la tortue sort d’hibernation et change de carapace ; en automne et en hiver, elle referme tous ses pores vitaux et reprend la maîtrise de ses souffles. C’est à cela qu’est due sa complexion surnaturelle, qui lui vaut une grande longévité. »
« Sur ce vaste territoire, analyse encore l’auteur, vivent et ont toujours vécu des groupes humains très différents dans leur genre de vie et leur culture, groupes que l’on ne peut mieux caractériser que par leur langue : Turco-Mongols, Tibéto-Birmans, Coréens, Japonais, Khmers, Malais et, bien entendu, Chinois proprement dit, dénommés "Han", dont l’unité linguistique n’est d’ailleurs pas si évidente. Et ce ne sera pas une mince affaire pour le malheureux étranger qui, au cours de son périple du nord au sud, passera allègrement du mandarin au shanghaien, pour finir par le redoutable cantonais ! ». Quatre cents millions des Chinois, soit 30 % de la population, ne parlent pas la langue nationale qui est le mandarin. Et à côté des Han largement majoritaires (92 % de la population), on recense cinquante-six autres ethnies différentes en Chine continentale (Taïwan reconnaît quatorze minorités) ; une nouvelle ethnie a été reconnue en 2014, les Chuanqingren, littéralement « Ceux qui s’habillent en vert ».
Voilà un livre qui change le regard, puisant au vivier de l’histoire et de la légende chinoises pour desserrer l’étau d’une actualité partiale car partielle. Son auteur est l’un des fondateurs de la revue bruxelloise Kadath, coéditrice de l’ouvrage, une somme de chroniques des civilisations disparues dont les contributeurs étudient les énigmes en archéologie pour mieux les décrypter.

Jacques Gossart  © Photo X, droits réservés

  • Aux origines de la Chine - Entre mythe et histoire, par Jacques Gossart, coédition Oxus et revue Kadath de Bruxelles, 272 pages, 2014.


Portrait

Marie Madeleine racontée par les peintres

Persécutés en Judée par l’occupant romain, soixante-douze disciples et des amis du Christ fuient la Palestine vers l’an 45 en traversant la Méditerranée à bord d’un bateau à voile à destination de la Gaule narbonnaise (future Provence). Les émigrants accostent à l’embouchure du Rhône aux Saintes-Maries-de-la-Mer. Ils comptent parmi eux Marie Madeleine, sa sœur Marthe (future patronne de Tarascon), son frère Lazare (que Jésus a rendu à la vie et qui sera le premier évêque de Marseille), Marie Jacobé, sœur de la Vierge Marie, Marie Salomé, mère des apôtres Jacques et Jean, Marcelle, leur servante, le notable Maximin (qui établira le premier évêché d’Aix-en-Provence), Sidoine (que Jésus a guéri de la cécité), Trophime (futur évêque d’Arles) et la tzigane Sarah (qui deviendra la sainte patronne des gitans). Marie Madeleine - Marie de Magdala ou de Béthanie, ainsi nommée par les évangélistes Luc et Jean - a suivi Jésus sur les routes de Galilée jusqu’à Jérusalem. La veille de la Passion, la pécheresse aux sept démons ou vices (elle aurait menée une vie dissolue à la cour d’Hérode) force la porte de Simon le lépreux et cause un esclandre chez ce pharisien de Béthanie en lavant les pieds de Jésus de ses larmes, avant de les sécher de sa longue chevelure et de les oindre de myrrhe. Celle qui demeurera sur le Golgotha (mot araméen signifiant « lieu du crâne ») au dernier souffle du Christ, au pied de la croix et au côté de Marie, mère du supplicié, et de Jean, l’unique témoin des douze apôtres, est aussi la première à voir Jésus-Christ ressuscité au matin de Pâques. Après s’être acquittée d’une mission d’évangélisation à Massalia, et tandis que Lazare, Maximin, Sidoine et Trophime entreprennent pareil apostolat dans la région, elle rejoint un ermitage au cœur de la forêt de la Sainte-Baume, château-fort naturel de roche et de verdure que la société celtique a investi pour ses bois d’ifs et de hêtres, de tilleuls et de sorbiers. Selon l’hagiographie chrétienne, Marie Madeleine vit 30 années (le temps pendant lequel Jésus vécut inconnu à Nazareth) dans la caverne qui abrite aujourd’hui l’église troglodyte : « dans la pénitence, la méditation et la contemplation, elle se nourrit de lentilles, de truffes et de cailles », imagine Jean-Yves Leloup. Lorsqu’elle délaisse les hauteurs de sa thébaïde le 22 juillet de l’an 75, c’est pour rendre le dernier soupir dans la plaine de la Baume où l’évêque Maximin lui donne la communion en viatique avant de l’inhumer.
Après Marie, elle est devenue la femme la plus célèbre du Nouveau Testament sous la plume des quatre évangélistes (Jean, Luc, Marc et Matthieu). Malgré l’abondance des œuvres qui la représentent ou la mettent en scène, aucune exposition n’avait encore été consacrée en France à l’image de Marie Madeleine dans l’art à travers les siècles. L’Italie lui a rendu hommage à Florence en 1986, la Belgique l’a fait à Gand en 2002 et la France où se trouvent les deux foyers de son culte en Europe, Vézelay et Saint-Maximin-La-Sainte-Baume, la célèbrent enfin aujourd’hui dans trois musées : le musée du Monastère royal de Brou, le musée des beaux-arts de Carcassonne et le musée de la Chartreuse de Douai. Les représentations de la sainte pécheresse, du Moyen Âge à nos jours, offrent un sujet d’étude et d’analyse exceptionnel pour une triple exposition d’art ancien, mais aussi contemporain. Loïc Bénétière, Bernard et François Ceysson ont été appelés à réaliser à l’enseigne d’IAC Éditions d’art le catalogue du triple événement, véritable ouvrage d’art qui marie à la richesse de l’iconographie l’érudition des commentateurs. La Madeleine a inspiré de nombreux artistes, célèbres ou méconnus, qui interprètent à leur façon la pénitente parfois vêtue de sa seule chevelure (à l’instar de sainte Marie l’Égyptienne, courtisane convertie, ayant vécu une vie ascétique dans un désert de Syrie), ou en myrrophore portant son pot de parfum, à la manière d’une Vénus plus ou moins christianisée ou d’une courtisane quelque peu érotique. Figure aux multiples facettes, sainte Marie Madeleine a été représentée sous le pinceau ou le burin notamment par les peintres Albrecht Dürer, Félicien Rops, Alfred Stevens, Jean-Baptiste Camille Corot, Maurice Denis, Gustave Doré, Jean-Jacques Henner, Laurent de la Hyre, Adolphe Lalire, dit La Lyre, Philippe Lejeune, Daniel de Monfreid, Gustav Adolf Mossa, Ernest Pignon-Ernest, Jean-Pierre Pincemin, Pierre Puvis de Chavannes, Pierre Subleyras, Simon Vouet, Louis Finson, Cornelis Cort, Caravage, Annibal Carrache, le Corrège, le Titien et Arnold Böcklin, ainsi que les sculpteurs Antonio Canova, Emmanuel Dolivet, Donatello, Jacques Lipchitz, Jean-Joseph Perraud et Jean Roulland. Au-delà des enluminures, émaux et autres objets d’art, Marie de Magdala a suscité la création d’œuvres musicales, cinématographiques ou littéraires d’exception. Les trois expositions et l’ouvrage d’édition se prévalent, selon les historiens de l’art et conservateurs qui ont coordonné la rédaction du catalogue, « de révéler au lecteur et au visiteur la triple passion de Marie Madeleine : la Passion du Christ dont elle fut le témoin privilégié, la passion amoureuse qu’elle vécut dans les désordres comme dans l’ascèse, mais aussi la passion jamais démentie que les artistes lui vouent depuis le XIIe siècle ».

  • Marie Madeleine : la passion révélée, sous la direction de Marie-Paule Botte, Magali Briat-Philippe, Pierre-Gilles Girault, Anne Labourdette et Marie-Noëlle Maynard, catalogue d’une triple exposition au monastère royal de Brou à Bourg-en-Bresse, au Musée des beaux-arts de Carcassonne et au Musée de la Chartreuse à Douai (130 œuvres montrées), octobre 2016-septembre 2017, IAC Éditions d’art, 216 pages, 2016.


Varia : les algues vertes, de la plage au papier

« En 1992, à la demande de la ville de Venise, qui cherchait des solutions pour valoriser les algues vertes proliférant dans la lagune qui l’entoure, le papetier italien Favini a développé la fabrication, dans son usine de Vénétie, établie à Rossano Veneto, du Shiro Alga Carta, un papier contenant entre 30 et 80 % d’algues fraîches en substitution des fibres de bois. Face à la diminution des algues dans la lagune de Venise, Favini a dû trouver d’autres sources d’approfondissement. En 2009 et 2010, il a donc acheté 130 tonnes d’algues vertes provenant des côtes bretonnes. Une première imprimerie française, basée à Saint-Thonan, près de Brest, a déjà décidé d’utiliser ce papier qu’elle propose désormais à ses clients. »
L’imprimerie Cloître - c’est son nom - travaille ordinairement à 90 % avec des papiers certifiés "bonne gestion des forêts". Engagée dans le développement durable, l’entreprise prouve que les algues vertes ne sont pas seulement une nuisance mais qu’elles peuvent aussi être valorisées. Fin août 2011, 53 000 tonnes d’algues avaient été ramassées à ces fins sur les plages bretonnes. Connues sous le nom de Ulva Latuca ou laitues de mer, ces algues sont transformées en papier sans émission de dioxyde de carbone (CO2).
Extrait de la revue « Le Courrier de la nature », n° 265, novembre-décembre 2011.



Carnet : Îles
La Grèce compte 2 383 îles, la Turquie une soixantaine : certaines d’entre elles forment comme des continents réduits. Je rêve d’en faire le tour.

Voyages, voyages !
Je me rends compte que dans les voyages ce sont les projets qui sont le plus exaltants. Le poète Stéphane Mallarmé (1842-1898) lui-même assurait qu’un voyage se déroule toujours après qu’il est fini, « en esprit, quand on est de retour ». « Il ne se finit pas plus qu’un livre ne s’achève », surenchérit l’écrivain Jean Roudaut (Morlaix, 1929). De sorte que, le voyage et livre achevés, le voyageur et l’écrivain sont déjà sur une autre route.
(Lundi 13 février 2017)

Les lapins de Fibonacci
On retrouve le nombre d’or dans certains « divertissements » mathématiques, comme la « Suite de Fibonacci ». En étudiant le nombre de descendants d’un couple de… lapins, Léonard de Pise, dit Fibonacci (Pise, 1170-1250), découvrit les propriétés singulières d’une suite de nombres qui s’organise de telle sorte que chaque nombre est égal à la somme des 2 nombres qui le précèdent, par exemple : 0, 1, 1, 2, 3, 5, 8, 13, 21, 34, 55, 89, 144, 233, 377, 610, 987, 1 597 et cætera. Un des ouvrages du mathématicien italien, le Liber abaci, daté de 1202, popularisa définitivement en Europe la numérotation indo-arabe ; au nombre des problèmes qu’il posait dans ce livre figure la célèbre suite afférente à la reproduction des lapins. Travaux pionniers, les expérimentations de Fibonacci dans le domaine de la théorie des nombres ont été très largement ignorées au cours du Moyen Âge.

Vous avez dit modernité ?
« Vous êtes difficilement joignable », me reproche mon éditeur. L’injonction de demeurer joignable est symptomatique de notre temps, un impératif de la modernité qui ne tient pas compte de la condition de l’homme de lettres qui a contrario doit s’isoler, voire se couper du monde pour se livrer à son activité. Le constat rappelle à l’écrivain Sylvain Tesson de quelle façon un général chouan est allé à la mort. Debout sur la charrette, la foule le moquait, le conspuait ; lui lisait un petit ouvrage. Au pied de l’échafaud, avant de gravir les marches vers la guillotine, il a corné la page !
(Mardi 14 février 2017)

Les mots et les idées
« La poésie ce sont les mots, écrivait en 1987 le poète et dramaturge libanais Georges Schehadé (1905-1989) ; la philosophie ce sont les idées. Les mots, si on a la chance de savoir les employer, font tout… Ils font même les idées. Tandis que les idées ne font pas les mots. »

Deuxième ou second ?
Deuxième n’est pas synonyme de second, rappelle Jean-Loup Chiflet (Lyon, 1942). Qui dit second exclut un troisième, écrit le grammairien dans son ouvrage « Porc ou cochon ? Les faux-semblants » (éditions Chiflet & Cie, 2009). « Et devinez qui est arrivé en premier dans la langue française ? interroge John-Wolf Whistle, l’autre nom de J.-L. Chiflet. C’est second, qui date du XIIe siècle. Deuxième est arrivé en second… »

Une sonate de Chopin pour mandoline !
Inimitable et coruscant Umberto Eco (1932-2016) ! « Il serait intéressant de retranscrire Frédéric Chopin pour mandoline, assure-t-il dans une tribune livrée au "Magazine littéraire" en novembre 2000 : cela servirait à aiguiser l’inventivité musicale, et à comprendre pourquoi le timbre du piano était si consubstantiel à la "sonate en si bémol mineur". » L’écrivain, philosophe et sémiologue italien préconise même de « se lancer dans les collages : [cela] peut éduquer au goût visuel et à l’exploration des formes, en tentant de composer ensemble des bribes du "Mariage de la vierge", des "Demoiselles d’Avignon" et de la dernière histoire des Pokémon. Au fond, considère-t-il, beaucoup d’artistes l’ont déjà fait. »
(Mercredi 15 février 2017)



Billet d’humeur

Allemagne littéraire

Il n’y a pas de culture ni de littérature sans tradition et sans mémoire. Lorsqu’elles font défaut, on publie à la chaîne les romans à la mode et les succès à scandale, on complète l’inventaire des essayistes creux et des poètes médiatisés... Le constat, amer, provient d’un cénacle d’écrivains et de critiques d’outre-Rhin qui déplorent la dégradation de leur discipline d’élection. Critique et traducteur, Wolfgang Matz (Berlin, 1955) constate la persistance en Allemagne des « contradictions d’une culture superficielle toujours plus indifférente à la source et à l’histoire, au contenu et à la forme ». Écrivain et journaliste, Willi Winkler (Sittentbach, 1957) redoute l’emprise croissante du culte de la rentabilité et de la médiocrité ; il craint que peu d’œuvres ne restent : « C’est de la littérature d’usage, estime-t-il, acerbe, destinée à une consommation rapide. » Pourtant, la sacrosainte foire du livre de Francfort - la plus grande manifestation du genre au monde - affiche chaque année des chiffres qui font rêver plus d’un éditeur. Après tout, « quand le soleil de la culture se couche, les nains ont aussi de longues ombres », a dit un jour le pamphlétaire autrichien Karl Kraus (1874-1936) ».




Lecture critique

Lucette Valensi évoque la longue coexistence
des juifs et des musulmans en Algérie

L’ouvrage de Lucette Valensi (Tunis, 1936), « Juifs et musulmans en Algérie (VIIe-XXe siècle) », est plus que nécessaire ; il est indispensable pour mieux comprendre la très longue cohabitation des juifs et des musulmans au cœur du Maghreb depuis le lointain VIIe siècle. Selon l’historienne, des schémas trop simples - une histoire mal apprise en fait - réduisent quand ils ne l’occultent pas tout à fait la coexistence entre les deux populations qui se déploie sur plus d’un millénaire. « Constamment minoritaires, les juifs ont toujours été présents, assure l’historienne française. Avant l’avènement de l’islam et l’arabisation de l’Afrique du Nord, ils ont connu, comme la société majoritaire, la culture et la domination successivement berbères, puniques, romaines, vandales et byzantines. Des juifs ont accompagné les Arabes dans leur déplacement vers le Maghreb et l’Espagne. Puis, arabisés comme une grande partie de la population, ils ont reçu de nouveaux contingents de coreligionnaires expulsés d’Espagne et du Portugal (1391, puis 1492 et 1497), ou venus volontairement d’Italie à partir du XVIIe siècle, les Livournais. Cette longue présence, cette familiarité séculaire entre habitants juifs et musulmans du Maghreb prennent fin dans les années 1960. Aujourd’hui, les juifs sont quasiment absents de l’Algérie comme du reste de l’Afrique du Nord. »
Dès le début de l’islam, les deux communautés partagent des codes de conduite qui ne se limitent pas aux échanges économiques. Ainsi la pratique régulière de la prière est commune aux fidèles des deux religions, de même que l’observation d’un jour de prière publique chez les musulmans (le vendredi), de repos et de prière chez les juifs (le samedi), le jeûne, les sacrifices, la fréquentation par les seuls hommes des lieux de culte (mosquées et synagogues). La vie domestique révèle d’autres similitudes entre juifs et musulmans, qu’il s’agisse de la langue arabe qu’ils ont en commun avec, certes, des variantes dialectales, des préparations culinaires, des rites de célébration du mariage, du répertoire musical ou des croyances religieuses. Sous la régence d’Alger (XVIe-début XIXe siècle), les uns et les autres peuvent se retrouver dans les mêmes corps de métiers, celui des tailleurs par exemple, mais certaines activités sont exclusivement laissées aux juifs - les métiers d’orfèvre, de changeur, de prêteur - ou partagées avec d’autres groupes (les Noirs), telles la musique, le chant et la danse. Ces partages, ces échanges sociaux influent nécessairement et durablement sur la culture locale. « Contrairement à une idée reçue, insiste l’auteure, les communautés juives n’ont pas vécu en vase clos sous la régence ottomane, ni au Maghreb plus généralement. Perméables aux façons de faire et aux façons de dire de leurs voisins musulmans, ils l’ont sans doute été aussi à celles des autres communautés de la diaspora, en Islam comme en chrétienté. » Le régime colonial qui s’instaure avec la prise d’Alger par les Français le 5 juillet 1830 sera marqué par une certaine continuité dans les domaines culturels et sociaux. Une continuité qui ne va pas sans difficultés cependant. Ainsi la promulgation du décret d’Adolphe Crémieux, ministre de la Justice dans le gouvernement de Léon Gambetta, qui établit un régime civil dans une colonie divisée en trois départements et unie par une seule langue, le français : « On aurait tort de croire, remarque L. Valensi, que, séparant les juifs des musulmans, le décret Crémieux ouvrait aux premiers un généreux accès à la société coloniale. Bien au contraire, il aiguisa, à l’égard des juifs, l’hostilité des Européens d’Algérie. » Devenus citoyens français, les juifs ont subi de la part des Européens d’Algérie, et ce jusqu’à la Seconde Guerre mondiale et la politique d’extermination conçue par les Allemands, un antisémitisme ouvert et parfois violent. Le divorce entre Algériens musulmans et juifs d’Algérie s’est durci avec le mouvement de libération nationale auquel les juifs n’ont pratiquement pas participé, sauf au sein d’un parti communiste farouchement anticolonialiste. Le conflit israélo-arabe au Moyen-Orient explique aussi que juifs et musulmans se soient tourné le dos au cours des années de guerre. À la fin du régime colonial, l’Algérie comptait près de 9 500 000 musulmans pour un million de non-musulmans dont 130 000 juifs qui, avant de quitter sans retour le pays de leur naissance, se savaient juifs de Tlemcen ou de Constantine, plutôt que juifs d’Algérie. « Les juifs quittent l’Algérie, soutient l’auteure, sans que leur attachement à ce pays soit le moins du monde entamé : attachement à une terre, à des lieux, à des paysages et à leur lumière ; attachement à un style de vie, à des formes de rapports humains qu’il ne retrouveront pas une fois franchie la Méditerranée. […] Par leur arrivée en masse, les juifs du sud de la Méditerranée ont régénéré le judaïsme français. »
Livre d’histoire et de raison, « Juifs et musulmans en Algérie (VIIe-XXe siècle) » est d’autant plus indispensable qu’il concourt au rapprochement interculturel entre juifs et musulmans par le truchement du Projet Aladin lancé en mars 2009 sous le parrainage de l’UNESCO, une collection qui incite à la connaissance mutuelle, au respect de l’Histoire et à la recherche de la paix.

Lucette Valensi  © Photo X, droits réservés

  • Juifs et musulmans en Algérie (VIIe-XXe siècle), par Lucette Valensi, éditions Tallandier/Projet Aladin, 256 pages, 2016.


Portrait

Une philosophe au chevet de la nature

Changement climatique, destruction partielle de la couche d’ozone, épuisement des réserves pétrolières : la crise écologique apparaît dans la décennie 1970-1980 pour être reconnue au niveau international en juin 1972 à la conférence des Nations unies sur l’environnement de Stockholm. À l’époque, en Suède, un des nombreux rapports d’experts donne le ton : « Nous n’avons qu’une terre », établi par l’écologue français René Dubos et l’économiste britannique Barbara Ward. Dans son livre « Philosophie et écologie », Anne Dalsuet plaide pour l’examen draconien de toutes les actions humaines qui risquent de rompre les équilibres vitaux : « La crise environnementale n’est pas une simple perturbation, prévient-elle, mais un phénomène irréversible ; espérer reconstituer les stocks naturels ou restaurer les équilibres et les cycles de la nature est irréaliste. […] On ne peut plus ignorer que l’extinction de certaines espèces animales et végétales s’accélère - 24 par an en 1975 contre 4 en 1900 - ni que les forêts s’amenuisent. La diversité biologique est redoutablement menacée, la détoxication et la décomposition des déchets constituent un problème grandissant, tout comme la stabilisation et la modération du climat. »
Rien de nouveau dans le postulat ni dans l’explicitation des causes de la crise : avant elle, de nombreux penseurs ayant pour mandat ou conviction la sauvegarde du patrimoine naturel sont montés au front afin de revendiquer la nécessité de préserver les ressources. Par contre, le plaidoyer de la philosophe (elle enseigne la philosophie et l’esthétique du cinéma et poursuit des recherches sur l’éthique, l’écologie et les réseaux sociaux en Seine-Saint-Denis) ouvre une perspective rarement explorée où la prise en compte des données scientifiques va de pair avec l’observation d’une éthique imposant de nouvelles responsabilités, de nouvelles politiques. Dépassant les sempiternels et souvent stériles débats sur les questions environnementales, l’auteure bâtit son argumentaire sur une connaissance très aiguë de l’histoire des relations de l’homme et de la nature. Elle rappelle que la protection de la nature s’est « juridiquement et politiquement organisée aux États-Unis dès 1834 grâce à des initiatives individuelles qui ont conduit à la création d’une réserve nationale des Arkansas Hot Springs ou à celle du parc de la Yosemite Valley ». Dans sa leçon d’histoire, elle rend hommage aux premiers penseurs grecs, les philosophes ioniens, tels Anaximandre et Xénophane : « Ces premiers philosophes, écrit-elle, rompent avec les récits mythiques antérieurs, bien souvent anthropomorphiques, qui peuplaient le monde des puissances surnaturelles et dont les humeurs donnaient sens aux phénomènes désastreux, aux tempêtes, aux épidémies, comme aux succès humains. La "nature" y était envisagée comme ce qui pouvait menacer les hommes ou plutôt comme ce dont il fallait respecter le caractère sacré. N’était-ce pas précisément ce qui était indiqué sous le nom de la divinité Gaïa, cette Terre Mère originaire ? » Soutenue par James Lovelock (né en 1919), chercheur anglais spécialiste des sciences de l’atmosphère, l’hypothèse Gaïa est d’ailleurs commentée par Anne Dalsuet, hypothèse biogéochimique défendant dès 1970 l’idée que la Terre est un « système physiologique dynamique qui inclut la biosphère et maintient notre planète depuis plus de trois milliards d’années, en harmonie avec la vie ». Avec James Lovelock, les représentants de disciplines très diverses mais concernés au premier chef par la philosophie et l’écologie sont convoqués par l’auteure, dont Aristote, Svante Arrhenius, Georges Louis Leclerc, comte de Buffon, François Dagognet, Charles Darwin, Descartes, Philippe Descola, René Dumont, Ralph Waldo Emerson, Nathaniel Hawthorne, Martin Heidegger, Hans Jonas, Bruno Latour, André Lebeau, Aldo Leopold, Thomas Robert Malthus, Arne Naess, Michel Serres, Jan-Christian Smuts et Henry David Thoreau. On se rend compte à quelle famille de militants appartient l’auteure : ne cherche-t-elle pas à définir un système éthique dans lequel la valeur des choses est définie indépendamment de leur utilité ? En la lisant, on se prend à douter de la cohérence des grandes philosophies à penser la nature. En tout cas, à la suite de grands aînés dans la réflexion écologique, elle en vient à prôner une nouvelle relation entre l’homme et la nature.

Anne Dalsuet  © Photo X, droits réservés

  • Philosophie et écologie, par Anne Dalsuet, éditions Gallimard, 236 pages, 2010.


Varia : la fête des lanternes et la déesse Mazu à Quanzhou

« Dans les villes côtières, les temples dédiés à Tianhou sont courants. Tianhou, ou Mazu, est la déesse de la mer vénérée par les ouvriers des chantiers navals, les marins, les voyageurs par voie de mer, les marchands et les pêcheurs. Les armateurs lui érigent un autel à bord de leur navire et la prient, avant toute sortie en mer, pour un voyage sans aléas. Originellement, Mazu est une jeune fille issue d’une famille de pêcheurs. Plusieurs versions existent quant à sa biographie : l’une affirme qu’elle s’appelait Lin Mo, et était née en 960, première année de règne de l’empereur Taizu des Song. La jeune femme travailla pendant toute sa vie en mer, aidant les personnes en danger et sauvant les noyés. Alors qu’elle secourait un navire naufragé, un mât la heurta violemment à la tête. Elle tomba à l’eau et se noya. Elle n’avait que 28 ans. Depuis lors, elle est considérée comme une déesse pour ses bonnes œuvres et sa bonté. Pour lui rendre hommage, le premier temple de Tianhou a été construit en 1196 (deuxième année du règne de l’empereur Ningzong des Song) à Quanzhou. Sous les dynasties Song et Yuan, Quanzhou était considéré comme l’un des deux plus grands ports marchands au monde, l’autre étant le port d’Alexandrie en Égypte […]. Le premier jour de l’année lunaire, les habitants de Quanzhou se rendent souvent dans le temple de la déesse Tianhou pour lui demander une bonne année. Pendant la période de la fête du printemps et de la fête des lanternes, une cérémonie dite "prières à la tortue" se tient au temple de Mazu : des dizaines de milliers de personnes font la queue pour caresser cette tortue, constituée de plus d’un millier de sacs de riz, en guise de prières pour une année de bonheur. »
Extrait de « La fête des lanternes à Quanzhou », un article d’Yvonne, revue Institut Confucius, n° 28, janvier 2015.



Carnet : critique littéraire
Je ne cesse de m’étonner de la hardiesse des chroniqueurs littéraires à établir le portrait d’un auteur à partir d’un unique ouvrage, en l’occurrence celui présenté à la vitrine des librairies les premiers temps de sa promotion. C’est aussi l’avis de l’écrivain Jacques Dufour alias Jude Stéfan (Pont-Audemer, 1930) qui prétend que « d’un auteur il faut avoir tout lu, si l’on veut en parler ».

Pirandello, Nobel et nouvelliste
Toute sa vie, Luigi Pirandello (1867-1936) a écrit des nouvelles, exercice que le poète et dramaturge - prix Nobel de littérature en 1934 - jugeait essentiel et dans lequel il laissait mûrir thèmes, personnages et situations qui resurgiraient beaucoup plus tard dans ses romans et dans ses pièces. Au faîte de la célébrité, au début des années vingt, il formula le projet de toutes les réunir dans un ensemble organique portant le titre de Nouvelles pour une année. Suite aux pressions de son éditeur, l’auteur de Six personnages en quête d’auteur opta pour une série de plusieurs volumes qui rassembleraient les 365 nouvelles prévues (en principe, une par jour), série qui malheureusement demeura inachevée au moment de sa disparition, à Rome, en 1936.

Kerouac aux enchères
Le manuscrit de « Sur la route » de Jack Kerouac (1922-1969) pourrait être remis aux enchères en mai prochain. Vendu 2,46 millions de dollars en 2001 à New York (à Jim Irsay, propriétaire de l’équipe de football américain des Indianapolis Colts), il est constitué d’un rouleau continu de 36,50 mètres de long assemblant de longues feuilles de papier télétype collées, énorme ruban figurant la « route ». L’écrivain avait tapé « On the road » d’une seule traite, en vingt jours, du 2 au 22 avril 1951, sur une machine à écrire rouillée, dans son loft new-yorkais, dormant peu et buvant des litres de café. Il y travaillait en réalité depuis 1948. Le texte du roman publié en septembre 1957, sans aucun paragraphe, est constellé d’annotations : mots modifiés, ratures, ponctuation ajoutée. Il est devenu un succès mondial : on prétend même que c’est le livre le plus volé au monde avec la Bible !
(Lundi 13 mars 2017)

Printemps sur la corniche
Le printemps s’annonce sur la corniche des Laurons. En déambulant le long de la rive méditerranéenne, je m’invente une nouvelle façon de marcher, je transgresse mon habituelle réserve afin de respirer en étirant les bras, je jubile à l’idée d’envoyer de petites pierres plates en triple ricochet sur le plan d’eau, je m’offre le plaisir adolescent de regarder passer les automobiles et d’en dévisager les occupants. Le printemps m’apprivoise déjà.
(Dimanche 19 mars 2017)



Billet d’humeur

L’Europe de la mondialisation

À croire qu’ils peuvent être frappés d’amnésie, les historiens oublient parfois que l’Europe a joué un rôle capital dans les débuts de la mondialisation et dans ses développements successifs. « À la fin du XIXe siècle, l’Europe a initié ce que les historiens nomment la première mondialisation, explique Jean-François Jamet (né en 1983). Avec l’invention du chemin de fer et de la machine à vapeur, la révolution industrielle a en effet permis une réduction considérable des coûts de transport terrestre et maritime. » Le vaste réseau d’échanges et de forces tissé autour de nouveaux pôles de croissance, centres d’accumulation de capitaux, de techniques, de biens et de personnes disposant d’effets d’agglomérations puissants, a certainement favorisé la constitution des grands empires coloniaux et entraîné un développement sans précédent des échanges internationaux, des flux de capitaux et des mouvements migratoires. « Entre 1870 et 1913, remarque avec pertinence l’économiste et consultant auprès de la Banque mondiale, 55 millions d’Européens ont quitté le Vieux Continent et, en 1910, l’internationalisation des économies européennes atteignait un niveau jamais atteint avant le milieu des années 1980. » Après la pause des deux guerres mondiales et la crise des années 1930, les pays européens ont joué un rôle majeur, aux côtés des États-Unis certes, dans la relance du commerce international. Cela non plus nous ne devons pas l’oublier.




Lecture critique

Paul Nizon ou l’art de l’insinuation

Nul ne peut échapper à la fascination d’un récit qui est vécu de manière envoûtante et obsédante par un personnage unique et solitaire, engagé dans une sorte de monomanie dont on ne voit pas la fin… C’est un peu la part du sortilège des grands romans de Franz Kafka, mais peut-être aussi, pêle-mêle, du René de François-René de Chateaubriand, de La Marge d’André Pieyre de Mandiargues, du Robinson Crusoë de Daniel Defoé ou du Capitaine Pic de Dino Buzzati.
Dans ses capriccios (fantaisies), Paul Nizon (Berne, 1929) poursuit une quête jumelle, à la différence que l’auteur est le personnage unique, gémeau du vagabond aux deux manteaux superposés et du soldat engagé dans le terrassement d’une tranchée à la frontière mandchoue alors que la guerre est finie depuis longtemps. Le clochard a, semble-t-il, dilapidé sa fortune dans le commerce des femmes : il cherche dans la luxuriance des jardins publics l’oubli d’une enfance ratée. Le guerrier, quant à lui, rêve d’une compagne qui viendrait éclairer le repos de ses nuits…
Plus la narration avance, plus elle se dépouille ; plus les personnages deviennent volatils, insaisissables, et plus ils sont pénétrants. Tout l’art de Paul Nizon est fondé sur l’insinuation. Raconter l’histoire du marcheur dans Paris, c’est supprimer les trois-quarts de la jouissance du capriccio qui est faite de deviner peu à peu : la suggérer, voilà la félicité pour cet écrivain suisse, fils d’émigré russe, qui assigne au lecteur un rôle inopiné, celui de coulissier d’une œuvre littéraire en gestation. Paul Nizon n’escamote (presque) rien de ses secrets d’écriture. Comme le narrateur de ses fantaisies, « il allume de petits éclairs et, à leur fugitive lueur, il poursuit son chemin. Battre le briquet avec les mots : sans ces étincelles on serait condamné aux ténèbres ».

Paul Nizon  © Photo Boris Nizon

  • Dans le ventre de la baleine, par Paul Nizon, traduction de l’allemand par Jean-Louis de Rambures, éditions Actes Sud, 155 pages, 1990.


Portrait

L’inimitable parfum de la dame en noir

Les Grecs étaient persuadés que les truffes étaient produites par la foudre et le tonnerre. Les Romains y voyaient une simple callosité de la terre. Les archéologues ont trouvé en Mésopotamie, sur le site de Mari, des tablettes de terre cuite vieilles de quatre mille ans qui mentionnent le fameux tubercule au menu du roi Zimri-Lim. Le poète latin Martial trouvait à la truffe une « ressemblance aux testicules de l’homme ». Plus tard, François Rabelais, décrivant un banquet offert à Pantagruel, évoquait une « salade de couilles d’évêque ». Au XVIIIe siècle, les encyclopédistes louaient ses vertus et Casanova assurait s’en faire quelques soupes pour séduire la gent féminine. Brillat-Savarin n’a pas démenti l’aventurier vénitien énonçant à l’envi que le champignon « réveille des souvenirs gourmands et érotiques chez le sexe portant barbe » et « peut, en certaines occasions, rendre les femmes plus tendres et les hommes plus aimables ». La romancière Colette qui l’avait baptisé « la gemme des terres pauvres », aimait à dire : « Si j’avais un fils à marier, je lui dirais : "Méfie-toi de la jeune fille qui n’aime ni le vin, ni les truffes, ni les fromages, ni la musique" ». Diamant noir selon Jean-Anthelme Brillat-Savarin, Odorante pépite (James de Coquet), Sacro sacrorum des gastronomes (Alexandre Dumas), Négresse reine (Émile Goudeau), Pomme féérique (George Sand), le diamant noir compte une trentaine d’espèces (32 ont été dénombrées en 1938 par le botaniste Georges Malençon) dont deux seulement répondent à l’appellation de « truffe » : truffe noire ou truffe du Périgord (Tuber melanosporum Vittadini) et truffe brumale (Tuber brumale Vitt., non (Corda)) ; les autres sont commercialisées sous le nom de leur espèce : Tuber magnatum ou « Blanche du Piémont », Tuber uncinatum dite « grise de Champagne » et Tuber aestivum ou « truffe de Saint-Jean ».

Le cochon et la mouche
Une fable voudrait aussi qu’un cardinal italien réveillonnant en 1664 chez Madame de Sévigné, ait inspiré Molière en s’exclamant, devant un plat de truffes du Triscastin adressé à la marquise et femme de lettres par Madame de Grignan, sa fille : « Tarfufoli ! ». Légende ou réalité ? Toujours est-il qu’en dépit des progrès de la recherche scientifique la truffe noire garde bien des mystères. Certes, on sait que ce faux parasite vit en symbiose avec les racines des chênes au milieu desquels il pousse. Hormis le noisetier, l’arbre hôte est toujours de la famille des fagacées, qu’il soit kermès, pédonculé, chevelu, rouvre, tauzin ou brosse ; les meilleurs tuteurs restent les chênes provençaux, pubescents, blancs, noirs ou verts, qui coudoient les ceps de vignes, les champs de lavande, les oliveraies et la garrigue. En janvier-février mais en dehors des périodes de gel, la plantation des arbres truffiers impose des règles biologiques absolues : une terre argilo-calcaire avec des bris de roches (moins de 40 pour cent d’argile), une certaine perméabilité, une bonne exposition au soleil, une altitude variable (de 100 à 1 000 mètres mais une moyenne de 400 m) et une pluviosité bien répartie (de fin juillet à l’automne). Une truffière bien entretenue et où le plant n’a pas souffert peut produire dès la huitième année et continuer pendant vingt à trente ans, si toutefois la végétation n’est pas trop importante. La récolte sera faible au début mais les truffes seront très belles. Leur grosseur diminuera au fur et à mesure des années, mais leur nombre augmentera. Pour trouver les plus belles, l’homme a besoin d’un « nez », celui d’une truie ou celui d’un chien. D’autres indices signalent la présence de la Tuber melanosporum : le « brûlé », ou rond truffier, zone stérile située autour du tronc de l’arbre où le champignon croît. La mouche, puissamment attirée par les effluves soufrés (diméthylsulfure) du champignon, en atteste la présence dans le sol d’une truffière et certains rabassiers (du mot provençal rabasse) sont passés maîtres dans cette cueillette particulière. « En Provence, "truffo" va s’imposer pour désigner la pomme de terre, les racines et les tubercules, enseigne Gilbert Fabiani (Marseille, 1940), auteur de l’ouvrage « Au pays de la rabasse ». Parallèlement le mot "rave" fit son chemin avec la forme provençale "raba" qui va donner "rabasse" pour désigner la truffe, cette grosse rave parfois mauvaise, qui pousse sous la terre, le domaine du diable et de ses maléfices, selon les croyances en cours à l’époque. »

Du sexe des truffes
Les chercheurs de l’Inra (Institut national de recherche agronomique) à Montpellier ont démontré que ce champignon dépendait étroitement de la faune au sol. Dépourvue de racines capables d’explorer le sol environnant et dotée de quelques filaments nourriciers microscopiques, la truffe se développe pendant neuf mois à condition qu’une faune et une microfaune lui apportent les matières organiques - leurs déjections en fait - qu’elle doit d’absorber pour se développer en complément des sucres, du phosphore et de l’azote prélevés dans le sol. « La truffe est le fruit d’une activité sexuelle, tient à préciser Francis Martin, directeur de recherches à l’Inra de Nancy. Les filaments mâles rencontrent les filaments femelles et ils donnent naissance à un embryon. » À 8 à 12 centimètres sous terre, la truffe noire acquiert au mois de juin la taille d’une balle de golf après les pluies d’été. Fin décembre, avec un diamètre de 10 à 15 cm, elle atteint sa pleine maturité exhalant ses 250 molécules qui attirent les sangliers, les écureuils et les campagnols. En la mangeant, ces animaux disséminent ses spores à des centaines de mètres et le cycle peut recommencer.
Depuis le séquençage du génome de la truffe en 2010 (7 500 gènes ont été identifiés par des équipes de l’Inra, du Genoscope d’Évry et de l’université de Pérouse), les chercheurs sont parvenus à décrypter ses mécanismes moléculaires. Avec leur empreinte génétique, ils peuvent déterminer l’origine géographique des truffes et prévoir leur développement dans les plantations où elles ont été introduites. L’objectif des scientifiques est de constituer un fichier d’empreintes génétiques qui recense d’ores et déjà plus de 250 populations actuelles issues d’Espagne, d’Italie et de France.
Cette année, la production française ne dépassera pas 50 tonnes, une chute vertigineuse depuis les 1000-1200 tonnes du début du siècle. Les trufficulteurs mettent en cause le réchauffement climatique, le manque des précipitations estivales, l’acidité des sols et le recul des activités agricoles. Or le champignon est devenu un ingrédient incontournable dans l’assiette des gourmets. Dans le sud de la France, cuisiniers et charcutiers se refusent à croire au crépuscule annoncé du diamant noir. Sur les marchés de Lalbenque, Carpentras, Richerenches ou Montagnac, les rabassiers sont confiants depuis qu’ils ont appris que les chercheurs de l’Inra suivaient les migrations des truffes depuis leur apparition dans le Sud-Est asiatique et en Australie, il y a dix à quinze millions d’années.



Émile de Girardin à Carpentras

Aux environs de 1840, au plus froid de l’hiver, le fameux publiciste Émile de Girardin (Paris, 1806-1881) - celui qui initia le journalisme moderne - effectuant un voyage de documentation dans le midi de la France, fit savoir aux Carpentrassiens qu’il s’arrêterait dans leur ville afin d’y mener une enquête sur la culture naissante de la truffe. Grand émoi dans l’ancienne capitale du Comtat Venaissin où les autorités locales, flattées d’une telle visite (et flairant l’aubaine d’un sérieux appui dans la presse de la capitale) décidèrent de mettre tout en œuvre afin d’influencer favorablement l’éminent visiteur. Celui-ci fut donc royalement reçu et à l’issue d’un banquet pantagruélique où les truffes tenaient une place de choix, il demanda à ses hôtes de lui fournir le plus de documentation possible sur la culture du si précieux cryptogame. Les informations qu’on lui divulgua séance tenante laissaient supposer que la truffe poussait comme de simples champignons sous tous les chênes de la terre ventourine. « Messieurs, je ne demande qu’à vous croire, observa le journaliste parisien, mais je vous avoue que j’ai pour principe d’accorder plus de valeur au moindre fait tangible qu’à la seule argumentation verbale. Et comme vous venez de me préciser que nous nous trouvons en saison de récolte, j’aimerais bien assister à une opération de ramassage de truffes. » Aussitôt ce fut du délire ! De Girardin fut ovationné et dans un sympathique désordre, l’assemblée se transporta à l’extérieur des remparts de la cité, en contrebas de l’hôtel-Dieu, dans un petit bois de chênes kermès (là même où on édifia, dans les années 1930, une cité d’habitations à loyer bon marché). Élus et habitants escortaient De Girardin que précédait une magnifique truie rabassière. Dans le bosquet, l’animal renifla tant et plus qu’il ne tarda pas à labourer la terre de son grouin. Aussitôt son maître le retint du licol et un de ses assistants, agenouillé, acheva de mettre au jour une magnifique truffe : il y en avait sous chaque chêne du bois ! Émile de Girardin en était bouleversé.
Lorsqu’il repartit, nanti d’un odorant panier d’une récolte dont il put affirmer, dans son journal, qu’elle avait été faite sous ses yeux, il était entièrement acquis à la cause des trufficulteurs. Et cela de la meilleure bonne foi du monde, car il ignorait (et ne sut jamais) que les rusés carpentrassiens avaient placé les goûteuses tubéracées en terre la veille même de son arrivée, et tout spécialement à son intention !

  • Au pays de la rabasse - Histoire et recettes de la truffe en Haute-Provence, par Gilbert Fabiani, Naturalia Publications, 128 pages, 2016 ;
  • Le sexe des truffes, par Juliette Demey, Le Journal du Dimanche, dimanche 4 janvier 2015 ;
  • À la poursuite du diamant noir, par Jacques Chambrier, L’Express magazine, jeudi 14 janvier 1999.


Varia : béret basque et marinière bretonne

« Patrimoine
« Le béret basque de la maison Laulhère (Aquitaine)
« Cette coiffe pastorale en laine dont les origines attestées remontent au XIIIe siècle eut son heure de gloire quand les stars du cinéma en noir et blanc l’arborèrent dans leur numéro de séduction. Puis elle tomba en désamour. Néanmoins, ce symbole d’identité régionale se fit national dans les caricatures du Français. Des armées des cinq continents le conservèrent pour sa solidité, sa souplesse, son imperméabilité, qualités qui confèrent au béret basque une longévité exceptionnelle. Cet emblème du patrimoine français, de par la complexité de sa fabrication, ne souffre aucune imitation. Il est confectionné à Oloron-Sainte-Marie depuis 1840 par Laulhère, qui racheta en 2013 Blancq-Olibert à Nay, où il est désormais possible de visiter le musée du Béret. »
[…]
La marinière (Bretagne)
« Apparue en 1810, la marinière, alors appelée "tricot rayé", est réservée aux matelots de la marine. Un décret du Bulletin officiel des armées de 1858 réglemente le nombre de rayures : "21 raies blanches, larges de 20 mm, et 20 ou 21 raies bleues, larges de 10 mm". Dès 1916, lancée par Coco Chanel, elle symbolise la détente et les vacances. Depuis, la marinière est devenue emblématique de la Bretagne. La société Armor-Lux, implantée à Quimper depuis 1938, la fabrique toujours en respectant le décret de 1858. Elle a reçu le label "Entreprise du patrimoine vivant" en 2010. »
[…]
Les dentellières du point d’Alençon (Normandie)
« Alençon est la seule ville au monde où se pratique encore la dentelle à l’aiguille, appelée point de France puis point d’Alençon. La maîtrise de cette dentelle nécessite sept à dix ans de formation et il ne faut pas moins de sept heures pour confectionner 1 cm2 de dentelle. Aujourd’hui, une dizaine de dentellières perpétuent ce savoir-faire unique dans le cadre de l’Atelier conservatoire de dentelle d’Alençon qui dépend du Mobilier national. La dentelle au point d’Alençon est inscrite depuis 2010 sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité. »
[…]
Le vin de paille (Franche-Comté)
« L’élaboration du vin de paille demande un travail minutieux. Après les vendanges, à la fin d’octobre, pendant trois mois, les grappes de raisin sèchent sur un lit de paille, dont il tire son nom, sur des claies ou encore suspendues dans un lieu aéré. Les plus beaux grains sont alors sélectionnés et pressés. Le liquide ainsi obtenu est mis à fermenter cinq mois. Il vieillit ensuite dans de petits tonneaux trois années, durant lesquelles il développe ses arômes de pruneau, de miel, d’orange confite et sa robe ambrée. »
[…]
Les mouchoirs de Cholet (Pays de la Loire)
« En 1900, au cours d’un concert, le chansonnier breton Théodore Botrel chante Le Mouchoir rouge de Cholet, qui évoque une des batailles qui opposa les républicains aux chouans de Vendée, en octobre 1793 : l’un des chefs de l’armée vendéenne porte alors un mouchoir blanc à filets rouges autour du cou afin de se faire reconnaître des siens. Léon Maret, un industriel de Cholet, entend la chanson dans un cabaret parisien et décide de lancer la fabrication du mouchoir en question mais en inversant les couleurs. Aujourd’hui, le mouchoir rouge qui fit la gloire de la ville est toujours fabriqué dans l’atelier du musée du Textile de Cholet. »
Extraits de l’« Almanach des Terres de France 2017 », par Silvia André, Marie-Hélène Baylac, Marie-Charlotte Delmas, Guy Héranval, Julia Hung et Cécile Neuville, 10e édition, Presses de la Cité, avec le concours de France Bleu, 320 pages, septembre 2016.

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