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des Papiers collés

Les Papiers collés
de Claude Darras

Printemps 2016

Carnet : Maman !
Je regarde souvent Man se peigner. Impossible alors de lui tirer une parole. Ses épingles à cheveux entre les lèvres, attentive devant le petit miroir rond, elle passe et repasse le démêloir. J’aperçois de temps en temps le reflet de ses yeux. Le visage légèrement coloré, le nez long, la bouche bonne, Maman ; je voudrais en cet instant lui dire encore, lui dire ? Mes paroles seraient dures ; mon langage ne correspondra jamais avec celui de mon cœur. Que c’est difficile de dire à quelqu’un qu’on l’aime !
(Jules Mougin, « Mal de cœur », Robert Morel éditeur, 1962)

La mort est incroyable
On ne se fait pas à la mort. Elle prend toujours l’homme au dépourvu. On s’étonne. La mort est incroyable. Devant la mort, la vie baisse les yeux, a comme honte. Rien de plus sot, de plus désemparé, que la vie devant la mort et la nature. La vie, c’est-à-dire bouger, choisir, aimer, haïr, souffrir, écrire, parler, faire le singe. Il faut avoir le cœur solide pour passer outre. L’obsession de la mort, du temps, est un poison, dirai-je mortel, qui minerait toute possibilité de bonheur, si le bonheur était en ce monde autre chose qu’un vœu.
(Georges Perros, « Papiers collés » 1, Gallimard/l’Imaginaire, 1960-2011)

Bienvenue aux Martigues !
J’ai quitté la Provence gardoise pour le littoral méditerranéen. À partir du petit port des Laurons, aux Martigues, au pied de quatre cheminées désormais inoffensives, j’aime suivre le sentier de randonnée qui longe la côte rocheuse déchiquetée par la mécanique des vagues et les événements climatiques. Un port et huit épaves de navires romains ont été découverts dans les trois criques de l’anse des Laurons. Des flancs d’un de ces voiliers à mât unique et à fond plat, les archéologues ont exhumé une grande amphore africaine contenant de la poix et des espèces sonnantes et trébuchantes : une monnaie de Marc Aurèle et un follis de Dioclétien qui datent le naufrage de la fin du IIIe siècle.

Arrière-pensées
Les arrière-pensées que nous prêtons aux autres ne sont jamais que nos propres pensées.
(Gilbert Cesbron, « Journal sans date », éditions Robert Laffont, 1963)

Le ruban de chapeau du diable
En novembre 1874, un fermier américain de l’Illinois, Joseph Farwell Glidden (1813-1906), dépose le brevet d’une invention décisive pour le droit de propriété, le fil de fer barbelé. À l’époque, l’invention suscite bien des polémiques dans l’Ouest américain où, sous le couvert d’une loi non écrite de la prairie ouverte, les pâturages et les points d’eau appartiennent à tout le monde. Savez-vous que, pendant longtemps, on surnomma le barbelé « le ruban de chapeau du diable » ? À l’ère des caméras de vidéosurveillance et de l’identification biométrique, le fil de clôture à barbes n’est pas encore obsolète.

Le gendarme des paroles
Les créoles malicieux appellent le magnétophone « le gendarme des paroles ».

Ordre et beauté
Même ici, aux Martigues, m’assure le vieux paysan, les pasteurs d’avant le déluge jalonnaient la draille de murettes de pierres sèches mus par un double souci d’ordre et de beauté. Certes, il s’agissait aussi de réguler l’écoulement des moutons et brebis sur des sentiers bien damés et correctement balisés sans accroître le risque d’en laisser filer un ou deux à l’anglaise.
(Lundi 11 janvier 2016)


Billet d’humeur

Une nuit au Parc des Princes

Visitant le château Grimaldi qui abrite le musée Picasso à Antibes, je m’arrête longuement devant « Une nuit au Parc des Princes », huile sur toile (200 x 250 cm, mai 1952). Nicolas de Staël (Saint-Pétersbourg, 1914-Antibes, 1955) l’a peinte quelques jours après avoir assisté, le 26 mars 1952, au match de football France-Suède qui se déroulait en nocturne au Parc des Princes à Paris. Œuvre monumentale bientôt suivie d’autres représentations de « Footballeurs », elle témoigne du choc ressenti par l’artiste et de la complémentarité providentielle qu’il établit entre l’abstrait et le figuratif à partir de la rencontre sportive. « Entre ciel et terre, sur l’herbe rouge ou bleue, une tonne de muscles voltige en plein oubli de soi », expose-t-il dans une lettre à l’ami et poète René Char. Œuvre inaugurale et révolutionnaire, elle fera aimer l’art contemporain au grand public à partir d’un prosaïque ballon de cuir.



Lecture critique

Pierre-André Milhit, chaman et fabuliste

Il n’est pas fréquent de s’amuser autant à la lecture d’un ouvrage. C’est pourtant ce qui m’est arrivé avec « 1 440 minutes » de Pierre-André Milhit (Saxon, 1954). À lire le journaliste et écrivain valaisan, je me suis follement amusé au point d’attirer des regards en coin dans les salles d’attente… Œuvre abracadabrantesque et inédite que celle qui consiste à écrire, à toutes les minutes d’une journée, des bribes éparses d’une pensée tenant à la fois du journal intime et de la correspondance surréaliste : de 00 h 01 à 24 h 00, soit 1 440 chroniques écrites par intermittences en dix-huit mois ! Acharné à se moquer de ses contemporains et à se dénigrer lui-même, mais sur un ton, avec une élégance et une malice qui font tout son charme et sa causticité, l’auteur cultive comme une hygiène l’art de rire de lui-même, de ses angoisses et de ses contemporains.
Les mots, c’est sa marotte. Il écrit sans se lasser sous la dictée d’une invention prolifique qui ne faiblit même pas lorsqu’il exerce des petits boulots pour faire bouillir la marmite, tels garçon de café, chauffeur-livreur ou croquemort. Il écrit comme il respire, comme d’autres prennent leur tisane ou jouent aux dominos, et Dieu sait qu’il ne manque pas d’air dans l’exercice ! Textes à calembours et contrepèteries, aphorismes drolatiques et maximes loufoques assument le dérèglement des sens dans ces « 1 440 minutes ».
J’en extrais quelques belles pépites : Je demande au taxi de me ramener à mon baptême ; je mise mes petites économies sur un cheval de labour ; je compte les mâts comme on compte les moutons, et je tangue ; le chagrin fait les trois-huit dans la rue des Laminoirs ; un fantôme femelle l’appelle au téléphone et le console à trois francs la minute ; de jeunes abeilles suivent un cours ménager sur le nettoyage des ruches ; je console les poules pour la recette du coq au vin ; je compte sur les doigts l’alphabet des heures creuses ; la grenouille fait le pied de grue devant le magasin des baromètres ; c’est un vent qui fait cornemuse dans les peupliers ; je voulais remettre du cyan au ciel, je n’ai plus que du gris ; un vicaire a installé son confessionnal dans un photomaton. Toutes ces perles sont dessinées à la pointe sèche ou au burin, avec de temps à autre des ruptures de rythme et de sens qui ravivent l’attention et imposent une relecture à haute voix. Pierre-André Milhit conclut ainsi : « En vrac dans le tiroir des scories, les soucis et les talismans. Elles reviendront demain, habillées de frais, les minutes pleines et fluides. Je renverse le miroir lentement, avec lenteur le miroir se retourne. Soigneusement rangées dans le buffet des souvenirs, les lettres et les verdicts. Seront brûlées dans un feu de la Saint-Jean, les minutes inédites et sauvages. Je retourne avec lenteur le miroir, lentement le miroir est renversé. » On songe un temps à Pierre Dac et à Jacques Prévert, à Robert Desnos et à Raymond Queneau avec lesquels il a beaucoup de points communs. Il y a en lui de l’invocateur d’absolu, du chaman, d’où l’aspect incantatoire de ses « minutes », mais il y a surtout le plaisir foisonnant et jubilatoire de la langue, la dérision du fabuliste, la liberté de ton, une prose sensuelle capable de faire jaillir les émotions à partir des petites choses de la vie, la voix de l’horloge parlante, la saveur du cresson de fontaine, les lamentations des feuilles du frêne condamné, les seins de la lavandière en boutons d’églantine. 1 440 minutes de bonheur !

Pierre-André Milhit © Photo Augustin Rebetez

  • 1 440 minutes, éditions d’autre part, 500 pages, 2015.

Du même auteur, chez le même éditeur :

  • La garde-barrière dit que l’amour arrive à l’heure, 136 pages, 2013 ;
  • L’Inventaire des lunes, poèmes, 116 pages, 2010.


Portrait

Picasso chez les enfants

Un ouvrage au charme fou ! Un album à conserver pieusement qui a une de ces pêches ! Et qui invente des tours de passe-passe pour étonner et séduire les enfants de 8 à 12 ans… Un livre multiple aux vertus euphorisantes qui restitue dans un appareil documentaire inattendu, un des artistes les plus surprenants, et les plus discutables, de notre histoire de l’art.
Cet homme, que la mort emporte à quatre-vingt-douze ans, se nomme Pablo Picasso (Malaga, 25 octobre 1881-Mougins, 8 avril 1973). C’est un merveilleux conteur, un fabuleux interprète de l’imaginaire qu’il est loisible de situer quelque part entre la tragédie grecque et les visions d’un bricoleur de génie. « Piz ! Piz ! Piz ! », pour dire « lápiz » : crayon ! a été le premier souhait du bambin. « Sa première peinture est un petit picador », enseigne Béatrice Fontanel, écrivain, iconographe et poète, qui signe ce beau livre-objet. Picasso est certainement l’artiste le plus prodigieusement doué du XXe siècle. Songez que lorsqu’il commence à peindre, Vincent Van Gogh est encore vivant. Depuis les sentiers pavés de roche calcaire dans la campagne aixoise, Paul Cézanne ne cesse pas d’inspecter la montagne Sainte-Victoire. Paul Gauguin ne tient plus en place depuis qu’il a décidé de partir en Polynésie. Louis Pasteur vient de publier sa méthode de vaccination contre la rage et Victor Hugo a rendu son dernier soupir.
De la Barcelone baroque au Paris bohème du Bateau-Lavoir, des Arlequins aux Demoiselles d’Avignon, des Ballets russes aux dadaïstes, de la guerre d’Espagne à l’Occupation allemande, des Ménines au Minotaure, des satyres à pieds de bouc aux faunes jouant de la flûte de Pan dans la vieillesse dorée du Midi de la France, il peint, sculpte, modèle la terre glaise. « En vieillissant, assure B. Fontanel, Picasso ne perd rien de sa fantaisie. Il bouillonne d’idées. Il est Arlequin, Minotaure et mousquetaire, tout à la fois ! Lorsqu’il meurt, l’un de ses amis écrit : "Pan, le grand Pan est mort !", inspiré par un récit de Plutarque, grand penseur des temps antiques. »

  • Le Petit Musée de Picasso - Picasso, l’homme taureau, par Béatrice Fontanel, éditions Gallimard/Jeunesse, 32 pages et documents dans un coffret, 2015.

Lectures complémentaires :

  • Pablo Ruiz Picasso, par Patrick O’Brian (traduit de l’anglais par Henri Morisset), éditions Gallimard/Folio, 832 pages, 2001 ;
  • Le Cubisme - Une révolution esthétique, sa naissance et son rayonnement, par Serge Fauchereau, éditions Flammarion, 254 pages, 2012.


Varia : La Méditerranée, paradis des plantes

« Avec près de 5 000 plantes vasculaires recensées, l’espace méditerranéen est reconnu comme un hotspot de biodiversité à l’échelle mondiale (hotspot : zone géographique représentative de la biodiversité comportant une grande richesse en espèces). Si environ 20 % de ces espèces font l’objet de mesures de protection en raison de leur rareté, nombreuses sont les plantes et extraits de plantes qui sont valorisés dans des secteurs aussi divers que l’agroalimentaire, la parfumerie, la cosmétique ou bien les médicaments phytopharmaceutiques. Tel est notamment le cas des plantes à parfum, aromatiques et médicinales (PPAM).
Pour ces productions, la Méditerranée joue à la fois le rôle de principale zone de production, de plaque tournante de leur commercialisation et de marché de consommation. Mais surtout, le bassin méditerranéen est l’une des zones touristiques les plus importantes du monde et ces productions, qui forgent souvent l’image de leur territoire (lavande de Provence, bergamote de Calabre, origan et safran de Grèce, immortelle de Croatie, etc.), y apparaissent d’autant plus stratégiques […].
« Le safran est une épice produite un peu partout dans le monde. Le principal pays producteur est l’Iran. En Europe, l’Espagne et la Grèce sont les plus gros pays producteurs. L’épice est constituée des pistils séchés du Crocus sativus. La culture du Crocus est relativement aisée et ne nécessite pas de contexte pédoclimatique trop spécifique. Les prix des marchés internationaux fluctuent entre 500 et 1 000 €/kg. Les productions européennes sont peu compétitives car la cueillette des fleurs puis l’extraction très minutieuse des pistils ne peuvent être réalisées que manuellement. Les coûts de production en Europe sont donc fortement grevés par le coût de la main d’œuvre. Toutefois, on voit des producteurs français développer des productions pour les marchés locaux qui peuvent absorber des prix proches de 30 000 €/kg dans des conditions de vente au détail et en circuit court. »
Extraits de « La biodiversité locale comme potentiel de valorisation économique et sociale des espaces naturels méditerranéens », par Olivier Bagarri, directeur de l’université européenne des Senteurs et des saveurs à Forcalquier, extraits issus de la revue « Forêt méditerranéenne » (éditée par l’association Forêt méditerranéenne), tome XXXV, numéro 3, septembre 2014, 396 pages.



Carnet : exercice d’admiration
« Je n’ai jamais cessé de vous avoir dans la peau, d’user de vous comme d’un alcool dont on se fouette aux heures de découragement et de cafard », révèle l’écrivain Ludovic Massé à son homologue Blaise Cendrars dans une lettre datée du 8 septembre 1945.

Effroyable Lénine !
C’est l’écrivain Maxime Gorki (1868-1936) qui écrit : « La vie dans sa complexité est inconnue de Lénine, il ne connaît pas les masses mais il découvre dans les livres comment faire se dresser les masses sur leurs pattes arrière ».

La bonne aventure
Signe des temps ? Nos contemporains sollicitent de plus en plus ces illusionnistes ivres d’optimisme qui, à chaque décennie, leur prédisent la guérison de toutes les maladies avec l’effacement de la vieillesse, le bonheur en amour et la réussite au loto national. Y a-t-il à chaque génération plus de dupes que d’imposteurs ? Il reste que les marchands d’espoir sont bien les seuls à ne jamais se retrouver au chômage.
(Vendredi 29 janvier 2016)


Billet d’humeur

Adieu, Mac-Miche !

Alain Jouffroy, Edmonde Charles-Roux, Harper Lee, Umberto Eco, Liliane Wouters : ces derniers temps, la grande faucheuse s’est acharnée contre les gens de plume. Michel Tournier aussi s’en est allé. Né à Paris le 19 décembre 1924, il a rendu son dernier souffle le 18 janvier 2016 dans l’ancien presbytère de Choiseul, en vallée de Chevreuse (Yvelines), où il s’était retiré, libéré en 2009 des obligations de l’académie Goncourt où il siégeait depuis 1972. J’ai pratiquement tout lu de lui, de « Vendredi ou les limbes du Pacifique » (1967) au « Crépuscule des masques » (1992) en passant par « Le Roi des aulnes » (1970), « Les Météores » (1975), « Le Vent Paraclet » (1977), « Gaspard, Melchior et Balthazar » (1980), « La Goutte d’or » (1985) et « Le Tabor et le Sinaï » (1988).
Fruits d’un merveilleux travail artisanal d’écriture et de philosophie, ses ouvrages développent les mythes, les textes anciens, les figures légendaires, de Robinson Crusoé aux rois mages, de Gilles de Rais à Jeanne d’Arc, de Moïse à Göring. Ils composent l’œuvre d’un écrivain classique déjà moderne, admiré et lu par les universitaires, le grand public et la jeunesse. Mac-Miche – surnom que lui a donné son ami Jacques-Henri Lartigue – était aussi fou de photographie, une passion qui précéda celle de la littérature (il fonda les Rencontres internationales de la photographie, en 1970, à Arles, avec le photographe Lucien Clergue et le conservateur Jean-Maurice Rouquette) : « J’ai toujours pratiqué la photo, confie-t-il aux lecteurs du "Crépuscule des masques", et mon premier vrai jouet a été le Kodak de mes 8 ans ». L’homme survit dans les livres qu’il nous a laissés et dans la pensée qu’il nous a léguée.



Lecture critique

La révolte inachevée des mineurs de 1948

Depuis soixante-huit ans, une poignée de mineurs des houillères du Pas-de-Calais réclame leur amnistie auprès des pouvoirs publics après avoir été licenciés ou suspendus de leurs fonctions consécutivement à une grève de 56 jours (du 4 octobre au 29 novembre 1948). Soutenu par la corporation minière de l’ensemble du pays, le mouvement social avait suscité l’intervention des Compagnies républicaines de sécurité (CRS) et de l’armée mobilisées en octobre 1948 sur le carreau des mines par Jules Moch, ministre socialiste de l’Intérieur (Henri Queuille est alors le chef du gouvernement, Vincent Auriol le président de la République). Le premier flic de France qui juge la grève insurrectionnelle entend libérer les puits occupés et éviter la paralysie des bassins d’extraction du charbon, secteur vital de l’économie au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. 35 000 policiers et militaires sont envoyés sur les lieux pour briser une grève qui fédère près de 300 000 mineurs et employés. C’est à cette époque que naît le slogan « CRS = SS » qui sera repris par les protagonistes de Mai-68. La répression par les forces de l’ordre est brutale : six morts, deux mille arrestations, autant de condamnations à la prison et plusieurs centaines de familles brisées. Dans le Nord et le Pas-de-Calais, plus de 700 grévistes sont emprisonnés parmi lesquels des anciens officiers ou sous-officiers de l’armée et d’authentiques maquisards seront dégradés en dépit de leur glorieux état de service pendant la guerre 1939-1945. Au-delà de la perte d’emploi, les mineurs condamnés et leurs familles sont privés des avantages très substantiels procurés par le Statut du mineur (adopté en avril 1946 avec la nationalisation des mines) dont la gratuité du logement, du charbon, de l’école des Mines et des soins médicaux. La nationalisation du gaz et de l’électricité, celle des mines de combustibles minéraux solides intervient simultanément avec la création de Charbonnages de France et de neuf Houillères de Bassin (Nord-Pas-de-Calais, Lorraine, Loire, Cévennes, Blanzy, Aquitaine, Provence, Auvergne et Dauphiné).

Les décrets Lacoste mettent le feu aux poudres
Pour mieux comprendre la situation, il faut rappeler que la « guerre froide » naît en 1947 de l’émergence des deux superpuissances, les États-Unis et l’URSS, dont les projets et les ambitions s’avèrent rapidement concurrents et antagoniques. L’année suivante est celle du « coup de Prague » : les communistes tchèques prennent le pouvoir sous la pression de l’Union soviétique. En France, les communistes qui ont été exclus du gouvernement issu de la Résistance sont montrés du doigt. Largement majoritaires au sein de la Confédération générale du travail (CGT), ils n’acceptent pas les mesures prises le 17 septembre 1948 par leur ministre de tutelle (Industrie) Robert Lacoste, décrets qui entraînent la compression du personnel au jour, la modification du régime de Sécurité sociale ainsi que les conditions d’embauchage et de licenciement. Ils dénoncent en outre la volonté du gouvernement de réduire l’influence de la centrale cégétiste et sa connivence avec les Américains du plan Marshall dans la création du syndicat Force ouvrière (FO) « pour abattre la CGT jugée alors trop puissante ». La grève est inévitable.

Les survivants poursuivent le combat
Les victimes des événements de 1948 ne seront jamais réhabilitées. Beaucoup sont morts, de la maladie des poumons de pierre notamment, cette silicose qui diminue la capacité respiratoire du malade jusqu’à l’étouffement final. Ils sont moins d’une trentaine aujourd’hui à poursuivre le combat visant à leur rendre justice. Au début des années 2000, un avocat spécialisé en droit social, Tiennot Grumbach, neveu de Pierre Mendès-France, rejoint les plaignants et relance la procédure avec une détermination que seule sa mort à l’âge de 74 ans interrompt en 2013. À l’écoute de l’« avocamarade », comme il aimait à se qualifier, Dominique Simonnot, journaliste judiciaire à Libération puis au Canard enchaîné, s’émeut et se révolte de la frivolité et de l’indifférence que les grands tribuns de la politique opposent aux revendications des clients du bâtonnier versaillais. Dès 2007 et pendant trois années, elle enquête auprès des grévistes survivants dans les corons de Bully-les-Mines, Grenay et Mazingarbe ; elle recense les souvenirs de leurs familles ou de leurs ayants droit, recueille les réactions des fonctionnaires ministériels à Paris, enregistre les justifications des ministres eux-mêmes. Elle reconstitue avec minutie l’histoire épique des mineurs grévistes de 1948 à partir des témoignages de six d’entre eux, Daniel Amigo, Georges Carbonnier, Henri Couchey, René Lebrun, Norbert Gilmez et François Rebouillat. Son livre « Plus noir dans la nuit » dont elle emprunte le titre à un poème circonstanciel de Louis Aragon, « La Chanson de la Ricamarie » (1948), est le récit sobre d’une bataille juridique qui continue aujourd’hui en 2016. « On a amnistié les généraux factieux de l’OAS mais les mineurs de 48 et leurs familles réclament toujours une reconstitution de carrière et la pleine reconnaissance de leurs droits », déplorent-ils. D’éminentes personnalités sollicitées n’ont pas montré une grande compassion ni un véritable engagement à l’endroit des mineurs grévistes qui n’épargnent pas, parmi leurs interlocuteurs, Martine Aubry, Élisabeth Guigou, Christine Lagarde, Christiane Taubira, Xavier Bertrand, Pierre Bérégovoy, Michel Delebarre, François Fillon, Lionel Jospin, Jean Le Garrec, François Mitterrand, Pierre Moscovici, Christian Pierret, Nicolas Sarkozy et Bernard Stasi. Qu’importe ! Fidèles à l’abnégation et au courage légendaires des gueules noires, ils poursuivent leur bataille juridique et sociale dans les salles d’attente des ministères et des collectivités territoriales. Pour l’honneur et la dignité.

Dominique Simonnot © Photo X, droits réservés

  • Plus noir dans la nuit - La grande grève des mineurs de 1948, un récit de Dominique Simonnot, éditions Calmann-Lévy, 270 pages, 2014.

En complément :

  • La Grande Lutte des mineurs, réalisé par Louis Daquin, court-métrage de 12 minutes produit par le Parti communiste français, 1948 ;
  • L’Honneur des gueules noires, film de Jean-Luc Raynaud, coproduction Arturo Mio, France Télévisions et Centre régional de ressources audiovisuelles (CRRAV) Nord-Pas de Calais, 52 mn, 2012.


Portrait

Quand Marseille échappe à ses légendes

Depuis de nombreuses décennies, les ouvrages d’économistes et d’urbanistes foisonnent à dire et à ressasser la nécessité pour Marseille de se réinventer un destin en misant ses atouts sur les deux entités politiques et économiques qui la bornent géographiquement, l’Europe et la Méditerranée. A contrario de ce discours un peu convenu et lassant à la longue, deux sociologues et un journaliste livrent de la ville aux 111 quartiers/villages (16 arrondissements et 24 000 hectares de superficie) un portrait d’une fidélité et d’une pertinence telles qu’il bat en brèche les clichés et les légendes qui collent à cette cité cosmopolite jeune de 2 600 ans d’histoire. « Marseille n’a jamais autant été nommée méditerranéenne, martèlent Michel Peraldi, Claire Duport (sociologues) et Michel Samson (journaliste), que depuis qu’elle a perdu radicalement toute influence économique au Maghreb… ». « Subrepticement, attestent-ils dans leurs conclusions, la ville internationale, tournée vers le monde à une époque où l’on ne parle pas encore de mondialisation, est devenue provinciale : entre les vingt navettes aériennes d’Air France et les vingt-cinq TGV quotidiens qui partent de la gare Saint-Charles, c’est vers Paris que Marseille est aujourd’hui tournée, bien plus que vers cette Méditerranée dont on s’obstine à faire un mythe… »

Banditisme : une légende tenace
« Sociologie de Marseille » jette à bas les châteaux de cartes d’une mythologie complaisamment forgée par le cinéma, la littérature et la presse : « En 1959, dans "À bout de souffle", Jean-Luc Godard, filmant Jean-Paul Belmondo, rassemble tous les clichés sur Marseille : le Vieux Port, un mauvais garçon, une voiture volée, la fuite. Dans la suite du film, située à Paris, le mot "Marseille" est prononcé deux fois - à peine plus dans le "Police" de Maurice Pialat (1985). La réputation de la ville est telle qu’il suffit de citer son nom pour que chacun comprenne ce qu’il croit : des cinéastes ont tissé la longue légende du banditisme au XXe siècle. » Fondant leur argumentation sur de longues et patientes études qu’étayent des statistiques formelles, les auteurs dénoncent l’exploitation outrancière par les médias des règlements de comptes sanglants marseillais dans les années 2000 qui ne sont « guère plus courants que dans les autres métropoles, en banlieue parisienne notamment ». Ils déplorent de la même façon la surexposition médiatique de certaines cités des quartiers nord gangrénées par le trafic de cannabis et la violence criminelle liée à la forte concurrence qui sévit dans ce marché. Ils observent néanmoins que « s’il est très réducteur de ramener la French connection aux dimensions, littéraires et journalistiques, d’une bande locale animée par des "parrains" corses et marseillais, il est en revanche très plausible d’avancer que bon nombre des entrepreneurs de cette filière ont passé une partie de leur vie aux Baumettes, la prison centrale de Marseille, et y ont fait école. En effet, auréolés de gloire, ils croisent là toute la petite délinquance des quartiers pauvres, cités comprises, que la police arrête et enferme sans distinction dans les années de répression aveugle des petits trafics (1975-1990). En fait, bien moins que de supposer une singularité et une "culture" locale du banditisme, il faut sans doute avancer l’hypothèse du rôle formateur et organisateur de la prison dans les carrières délinquantes. »

Le rôle pesant des notables locaux
Les mutations économiques et sociales de la cité phocéenne autour de son port - relégué aujourd’hui à la 84e place mondiale - sont analysées assez finement au fil des 128 pages de « Sociologie de Marseille » de même que les transformations du tissu industriel et commercial de l’aire métropolitaine marseillaise, caractérisé notamment par une nouvelle distribution urbaine (zone commerciale de Plan de Campagne). La gouvernance des institutions locales, quant à elle, est soumise à un examen tranchant. « Aujourd’hui, malgré les restrictions drastiques imposées par l’État, les notables contrôlent directement ou non les 12 000 emplois de l’institution communale stricto sensu, les 4 000 de la communauté urbaine (MPM), les 2 000 de la région, les 4 500 du conseil général et, évidemment, impossible à chiffrer, la nébuleuse d’emplois, précaires ou stables, des satellites associatifs de ces forteresses… » À titre de comparaison, le premier employeur privé de la ville, la multinationale CMA-CGM de Jacques Saadé (Compagnie maritime d’affrètement-Compagnie générale maritime) emploie « seulement » 2 400 personnes à son siège. Recrutés parmi les médecins, les avocats (et magistrats), les enseignants (des cycles primaire et du secondaire), les élus locaux composent avec l’État et les couches moyennes une triple alliance qui gouverne la ville et le sort de l’ère industrielle. Des trois maires que compte la ville depuis la fin de la guerre, le premier était avocat, le deuxième médecin, le troisième enseignant. Pourtant, aux dernières élections municipales, un peu moins de 120 000 Marseillais sur 850 000 habitants (soit un peu moins de 14 %), dont 491 000 sont inscrits sur les listes électorales, ont permis à Jean-Claude Gaudin d’être réélu pour un quatrième mandat, après une campagne implicitement axée sur la réussite de (sa) politique de rénovation, même si la municipalité n’est qu’un des acteurs du dispositif institutionnel qui l’a portée. À méditer…

  • Sociologie de Marseille, par Michel Peraldi, Claire Duport et Michel Samson, éditions La Découverte (collection Repères), 128 pages, 2015.

De l’identité de Marseille selon Marcel Roncayolo

Marseille « n’est ni une agglomération, ni même une aire métropolitaine au sens américain du terme - plutôt une région urbaine, constituée de plusieurs noyaux inégaux, mais non inféodés au plus pesant », explique l’urbaniste et géographe Marcel Roncayolo (Marseille, 1926) dans son ouvrage « L’Imaginaire de Marseille - Port, Ville, Pôle » (édité par la Chambre de commerce et d’industrie de Marseille, 1990).
« Cet ouvrage est une grande fresque reconstituant dans la longue durée les moments forts de la construction de l’identité de cette ville : trois grands cycles de l’imaginaire marseillais, c’est-à-dire trois grandes vagues de changement, au plan démographique, économique, urbanistique, géopolitique qui vont changer les représentations que la ville a d’elle-même et de ses rapports au monde :
- l’agrandissement de 1666 vers la Rive neuve qui va sceller définitivement le rattachement de Marseille à la France,
- la construction des ports nord et le percement de la rue Impériale au XIXe siècle dans le contexte de l’arrimage progressif de la ville à l’empire colonial français,
- la reconfiguration métropolitaine du dernier tiers du XXe siècle avec la création de la zone de Fos et l’Opération Euroméditerranée, et sur le plan géopolitique le repositionnement de la ville dans un espace euroméditerranéen qui se chercher encore (bien qu’officialisé par la création récente de l’Union pour la Méditerranée).
« Par-delà les changements d’échelles géographiques et d’horizons politiques, ces différents projets s’inscrivent dans une certaine continuité sur le plan décisionnel par le fait qu’ils mettent toujours aux prises les mêmes protagonistes : les administrateurs d’État, les financiers nationaux et internationaux et les notables locaux, agissant selon un principe de "régulation croisée" du territoire marseillais. Parmi les administrateurs, on peut citer l’Intendant des galères Arnoul, les ingénieurs des ponts du XIXe siècle (De Montricher, Pascal, Talabot), tradition qui s’est perpétuée jusqu’à aujourd’hui dans le projet Euroméditerranée avec la commission Masson, lui-même ingénieur des Ponts. »
Extraits de « Une écologie culturelle de la ville - Une lecture de l’œuvre de Marcel Roncayolo », par André Donzel (CNRS-LAMES, Centre national de la recherche scientifique-Laboratoire méditerranéen de sociologie, Aix-Marseille université), issu de la revue « Rives méditerranéennes », éditée par l’UMR TELEMMe (Unité mixte de recherche/Temps, Espaces, Langages, Europe méridionale – Méditerranée), n° 47, 110 pages, 2014.

Lecture complémentaire :

  • Marseille, une métropole entre Europe et Méditerranée, sous la direction de Philippe Langevin et Jean-Claude Juan, La Documentation française, 224 pages, 2007.


Varia : l’ère anthropocène ouvre de nouvelles pistes à l’art

« La vulgarisation et la prise en charge philosophique du concept géologique d’anthropocénie, dont on devrait la paternité au météorologue et chimiste néerlandais Paul Crutzen (Prix Nobel de chimie en 1995), pourrait changer la donne non seulement au plan écologique, mais aussi artistique. En effet, si les instances internationales admettent que l’humanité quitte l’holocène qu’elle habitait depuis plus de 10 000 années pour s’installer dans l’ère anthropocène (en admettant qu’elles se mettent d’accord sur une date inaugurale, depuis 1790, marquant l’entrée dans l’ère industrielle et sa consommation de ressources fossiles, ou 1945, comme année de l’âge atomique), il faudrait totalement réviser les standards des écologies et de la protection de la nature. Cela impliquerait, en effet, que la nature intacte n’existe plus, la présence de l’humanité influant donc jusque dans les strates géologiques de la Terre […].
« Ainsi, l’anthropocène reste entièrement à imaginer, à se doter d’une histoire. Qu’elle ait déjà commencé est une chance, elle permet d’enclencher une rétro-prospection inédite dans laquelle les formes de l’écologie devront se redéfinir et se défaire des automatismes de réception et de formulation qui, jusqu’à présent, ont formaté pratiques et usages. L’œuvre du duo Allora et Calzadilla, justement au centre de l’exposition Rights of Nature, Arts ans Ecologies in the Americas, commissariée par T.J. Demos et Alex Faquharson à Nottingham en Grande-Bretagne (janvier-mars 2015), en serait un parfait symbole : une pompe à essence fossilisée. Simple, presque simpliste, la proposition trouve dans l’anthropocène un terrain où cette forme déjoue sa fixité et construit une mythologie. Les formes de l’écologie ont résolument besoin de nouveaux récits pour se régénérer. »
Extraits de « L’art de l’écologie aux limites de l’exposition », une analyse de Bénédicte Ramade, critique d’art et professeur d’histoire de l’art à l’université de Montréal, dans la revue « Espace - Art actuel - Pratiques et perspectives », n° 110, printemps-été 2015, éditée par le Centre de diffusion 3D de Montréal (Québec), 120 pages.



Carnet : mes préférences
Effet de l’âge ? Je ne rends plus de comptes à personne sur les auteurs que j’aime ou que je n’aime pas. Les doctrinaires m’ont suffisamment terrorisé dans ma vie. Maintenant je n’ai plus peur : j’ai décidé d’être sincère.

La vodka en question
Sérieux comme un pope, l’écrivain Roger Rosfelder alias Roger Curel (Saïda, 1923) m’enseigne qu’« il faut boire de la vodka en deux occasions seulement, quand on mange et quand on ne mange pas ».

Comment vivre ?
On peut vivre sans musique, sans littérature, sans amour, mais pas si bien.
(Jeudi 25 février 2016)



Billet d’humeur

La médecine fout le camp !

Un médecin me confie ses regrets de voir de plus jeunes confrères se couper de beaucoup de choses précieuses. « La profession recense de plus en plus de savants, se lamente-t-il, mais peu de soignants. Quant à l’hôpital, il est devenu totalitaire depuis qu’il "fonctionne" en complète autonomie. » Avec une déflation de la qualité de l’accueil, nous assistons à une régression des valeurs humanistes inséparables de l’éthique hospitalière. En conséquence, le malade, sa souffrance ne sont plus entendus. Les soins, la thérapeutique sont peu à peu vidés de compassion chez un soignant plus attentif aux procédures et aux statistiques. Un des reproches que j’entends le plus souvent dans mon cabinet est celui-ci : « On m’a fait un scanner et un IRM, mais on ne m’a rien dit ». La médecine n’a de sens que si l’homme y est mis au premier plan, regardé et soigné avec empathie, dans l’unité du corps, de l’esprit et de l’âme.



Lecture critique

Éros chez les Vikings

Dans l’ouvrage de Carl Royer, les Vikings demeurent ces guerriers blonds, barbus et tatoués venus en hordes sauvages harceler les côtes anglaises, bretonnes et françaises du VIIIe au XIe siècle. Le mythe selon lequel l’affaiblissement de l’Empire carolingien a transformé ces navigateurs-commerçants zélés en de redoutables pirates doit être tempéré, tant l’image d’Épinal a été sérieusement écornée par de récentes découvertes archéologiques. Souvent violents, certes, mais préférant le troc, voire l’achat monétaire, au raid à la hache, les adorateurs de Thor (dieu guerrier nord-germanique, maître du Tonnerre) que l’on appelle aussi Normands (« hommes du Nord ») transportent des esclaves et, surtout, toutes sortes de marchandises, fourrures, épices, lames de Damas, peaux et sacs d’ambre. Leur périple maritime et fluvial les pousse à l’ouest, depuis les fjords scandinaves (les Vikings sont issus des deux États de la péninsule scandinave, la Norvège et la Suède, et du Danemark) jusqu’à la côte est du Canada, via le Groenland (« la terre verte »). À l’est, ils croisent les caravanes d’épices et de soie. Ils doivent en partie le succès de leurs raids à l’habileté martiale de leurs cavaliers et à leur bateau, le knörr ou skeid, une arme absolue d’une grande maniabilité, née d’une pratique savante de la mer et de la construction navale qui remonte à dix siècles.
Dans « Femme de Vikings », les bourgeois et les paysans du comté de York, sous la tutelle du roi Ælle de Northumbrie, sont les victimes des Normands qui ont débarqué inopinément en juin 866 sur les côtes du Danelaw anglais et occupé, à l’intérieur des terres, la ville de York qu’ils ont débaptisée en Jórvik. Dix années auparavant, le roi Ælle avait mis à mort Ragnarr Lodbrók : ses trois fils, Halfdan, Ivar et Ubbe, avaient juré de le venger. Enlevée par les envahisseurs normands, Nora, jeune saxonne fille de Doan, devient la maîtresse du chef danois Halfdan qui l’a dépucelée. Avec Odval, la femme de son amant, elle multiplie les expériences érotiques et réalise ses fantasmes les plus débridés avec les deux frères d’Halfdan. Après plusieurs tentatives, les Saxons reprennent leur comté aux Danois. Un des lieutenants du souverain saxon, Denisc, se rend compte que Nora, la jeune fille dont il s’était épris, à 15 ans, dans les plaines de York, n’est autre que la reine noire des Vikings, réputée pour sa sauvagerie. Chevauchant un fringant andalou noir appelé Eoweg, elle sème la terreur dans les rangs ennemis et se distingue en soumettant l’archevêque de York, Wulfhere, aux pires humiliations dans le chœur de l’église Saint-Pierre. Dans la fureur, le sang et le sexe, les belligérants reprennent alternativement la lutte, ponctuée d’occupations et de libérations incessantes…

La censure de l’anonymat
Sujette à de perpétuels rebondissements, l’épopée a forgé le succès d’un feuilleton littéraire en six épisodes diffusé sur l’Internet en 2015, une réussite qui a conduit à la publication du roman « Femme de Vikings ».
L’anonymat du pseudonyme choisi par son auteur témoigne, semble-t-il, de la mise à l’écart tenace qui affecte certaines lectures amoureuses ou érotiques en dépit de l’évolution des mœurs qui a donné lieu à une évidente permissivité en la matière. « À bien creuser la chose, argumente l’éditeur Jean-Jacques Pauvert (1926-2014), on s’aperçoit que subsiste dans l’édition, dans la librairie, dans les usages de la presse, une sorte de frontière plus ou moins dissimulée, qui continue de garder certaines lectures comme un peu à l’écart de la consommation courante. » La législation et la censure ont desserré leurs étaux cependant. Peu d’ouvrages licencieux sont frappés de proscription ou d’interdiction et l’outrage aux bonnes mœurs et à la morale publique est rarement invoqué dans ce domaine. L’essentiel ne réside-t-il pas, après tout, dans la qualité du texte ? C’est ce que soutient avec justesse l’écrivain et journaliste Bernard Joubert (né en 1961), auteur  d’une « Anthologie érotique de la censure » : « Trier la bonne littérature de la mauvaise, les artistes des faiseurs, ceux qui expriment de ceux qui pondent, nous en laissons le soin aux critiques et à nous-même, lecteur, pas à la justice ni à la police. Et à tout âge de la vie, même au plus jeune, nous ne professons qu’une règle : ne jamais reposer un livre parce que l’autorité vous l’ordonne ».

  • Femme de Vikings, par Carl Royer, éditions La Musardine, 252 pages, 2016.

Lectures complémentaires :

  • Anthologie érotique de la censure, par Bernard Joubert, éditions La Musardine, 374 pages, 2001 ;
  • Mes lectures érotiques, morceaux choisis, par Jean-Jacques Pauvert, La Musardine, 704 pages, 2015.


Portrait

Billebaude à la croisée des disciplines

Plus s’agrandit le cercle des revues, plus il devient quasiment impossible d’en embrasser toute l’étendue et la diversité. Certaines émergent néanmoins de ce foisonnement par certaines particularités liées à l’originalité du genre ou de la spécialité qu’elles circonscrivent, à l’érudition des contributeurs et/ou à la qualité rédactionnelle des contenus. De fondation récente (2012), « Billebaude » se projette tout à fait dans cette triple qualification. Formé de bille, boule de bois d’un bilboquet ou d’un jeu de quilles, et de baud, hardi, le mot est archaïque. Le titre d’un roman d’Henri Vincenot a redonné à ce régionalisme bourguignon une nouvelle jeunesse, plus spécialement dans la locution à la billebaude employée à la chasse (ou à la chasse photographique) pour une partie où chacun tire (ou photographie les animaux) à sa fantaisie. Émanation de la Fondation François Sommer pour la chasse et la nature et du musée éponyme (inaugurés par André Malraux en février 1967), la revue se prévaut de traiter, deux fois l’an, de toutes les problématiques liées à l’environnement, à la nature, à la chasse et à la gent animale. À la cinquième livraison, le lecteur se rend compte de la constance et de l’éclectisme des revuistes qui n’ont pas varié dans leur intention originelle de poursuivre l’étude des relations de l’homme avec la nature et l’animalité selon l’unique exigence de croiser les disciplines au fil des pages. Ainsi sciences, éthologie, littérature, archéologie, histoire, sociologie, arts et philosophie apparaissent indissolublement liées dans le corpus. Alternativement dirigée par les journalistes François-Xavier Allonneau et Anne De Malleray, « Billebaude » encourage la réflexion et les débats à travers l’analyse, le récit, le reportage, l’interview ; elle prolonge avec bonheur le quotidien du musée de la Chasse et de la Nature en revisitant certains aspects des triples cimaises (l’institution occupe les hôtels de Guénégaud et de Mongelas, 60 et 62, rue des Archives, à Paris 3e), cimaises ouvertes le plus souvent aux arts et à la photographie.

François Sommer, un écologiste avant l’heure
La figure et l’action publique de François Sommer (Mouzon, 1904-Paris, 1973) restent inséparables du comité de rédaction par l’esprit et la lettre. Industriel ardennais, compagnon de la Libération et intime de Georges Pompidou, l’homme aura durablement marqué les premiers actes du ministère de la nature et de l’environnement dont le premier maroquin revint à Robert Poujade (1928-2014) en 1971. « En France, observe François Sommer, la chasse est considérée comme un sport et un divertissement. C’est une erreur. Ce doit être une passion, un apostolat, où l’on donne plus qu’on ne reçoit et où chacun doit penser qu’il s’agit d’un capital à sauvegarder, dont on n’a le droit de prélever que le revenu. » « Il réclamait une meilleure formation des chasseurs et un examen des connaissances, rappelle François Chemel, son biographe : l’examen du permis de chasse a été adopté en 1973. Il préconisait depuis longtemps que la gestion de la faune supplante la "chasse récolte" : le plan de chasse qu’il a tant défendu avec l’appui de son association des chasseurs de grand gibier, facultatif au début, a été rendu obligatoire en 1978 pour le cerf, le chevreuil, le daim et le mouflon puis étendu au chamois et à l’isard en 1989. Ce faisant, c’est la mentalité des chasseurs qui a évolué. »
Le credo du chasseur naturaliste, écologiste avant l’heure, est repris en écho par de nombreuses voix de « Billebaude » comme il l’avait été, en son temps, par Jacqueline Le Roy des Barres (1913-1993), son épouse. Pionnière de la photographie animalière (fondatrice de l’Association sportive de la chasse photographique), elle le convertit à la chasse aux images ! « À travers leurs écrits et leur œuvre photographique, commente à cet égard François Chemel, Jacqueline et François Sommer feront tout leur possible pour persuader les chasseurs du bien-fondé d’être "mixtes" dans leurs comportements, choisissant tantôt de tirer un gibier qui en vaut la peine, tantôt d’en capturer l’image en lui laissant la vie sauve. »

Florilège
Évoquant la chasse en Corse, l’ethnologue Paul Simonpoli raconte que « dans les forêts des hautes vallées du Taravu et du Travu, on capturait le loir en enfumant les trous des hêtres où il se réfugiait. Sa viande était appréciée. On conservait aussi sa graisse qui servait d’onguent pour les articulations. Le hérisson aussi passait à la marmite. On distinguait celui à museau de chien et celui à museau de porc. C’est ce dernier que l’on mangeait. On pouvait le chasser avec un chien, la nuit. » (Billebaude n° 1). Conservateur adjoint du musée de la Chasse et de la Nature, Raphaël Abrille suggère que « Gustave Courbet (1819-1877) est peut-être le plus important des peintres de chasse français ». Il situe l’essentiel de la production cynégétique du peintre d’Ornans« sur une courte période qui voit se succéder 80 toiles environ depuis "La Curée" de 1857 jusqu’à l’immense "Hallali du cerf" de 1867 » (Billebaude n° 2). « Activité globalement masculine, la chasse entretient avec les divinités féminines, enseigne le journaliste Paul-Henry Hansen-Catta, une relation existentielle, mais singulière aux yeux des modernes que nous sommes, oublieux qu’à l’aube du monde, aux balbutiements de la spiritualité, était la déesse-mère, divinité de la fécondité, donc de l’origine de la vie et, par filiation, de la fertilité. Ce culte du paléolithique est celui des chasseurs-cueilleurs dont l’univers spirituel repose sur la sacralité féminine. Celle-ci s’impose quasi universellement jusque et y compris dans le christianisme avec la Vierge Marie, "mère de Dieu" - mais dans cette religion-là, le chasseur n’est plus rien » (Billebaude n° 3). Commentant l’expansion du loup dans les territoires français, le géographe Farid Benhammou déplore que le caractère symbolique et culturel de l’espèce « contribue à cristalliser les conflits, davantage que le ragondin et le sanglier, pourtant responsables de dégâts bien supérieurs sur les activités humaines ». « Le loup implique de repenser tout un socio-écosystème composé d’humains et de non humains (loups, brebis, chiens de protection, gibier), argumente-t-il. La présence de l’animal pose la question politique de la construction d’un monde commun où puissent cohabiter différents modes d’existence. Celui des hommes et celui des loups. » (Billebaude n° 4). Envisageant l’état des forêts à la fin du XXIe siècle, Gérard Tendron, ancien directeur de l’Office national de la chasse et de la faune sauvage, aujourd’hui secrétaire perpétuel de l’Académie d’agriculture, projette une modification des cortèges floristiques en 2100 avec le réchauffement climatique : « On va voir remonter vers le nord des espèces méditerranéennes, prédit-il, et observer des espèces de plaine en altitude. On trouvera des pins méditerranéens en Île-de-France, le hêtre va disparaître, le chêne va remonter vers le nord. Les forestiers ont du mal à anticiper ces évolutions et je crains que l’on ne se dirige vers des forêts plus claires, avec, peut-être, une baisse des capacités nourricières pour le gibier. » (Billebaude n° 5).
D’un numéro à l’autre, la revue dessine son espace, qui est en déplacement perpétuel à l’horizon des sciences humaines et sociales, tout en gardant un esprit de continuité. Le lecteur peut souhaiter qu’elle conserve la singularité du propos et l’exigence de ses objectifs, à la fois tendus vers la défense et l’illustration d’une certaine idée de la chasse et mus par la même conscience écologique qui prescrit de sauvegarder la nature et l’animal sauvage.

  • Billebaude - Au cœur de la nature, éditions Glénat, n° 1, novembre 2012, 128 pages, thématique : la venaison : vous reprendrez bien du gibier ?
  • Billebaude, le chasseur naturaliste, n° 2, mai 2013, 128 pages ;
  • Billebaude, la femme qui chasse, n° 3, novembre 2013, 128 pages ;
  • Billebaude, le loup - le retour du sauvage, n° 4, juin 2014, 96 pages ;
  • Billebaude, la forêt, dernier refuge du sauvage ? n° 5, novembre 2014, 96 pages.

Walton Ford, peintre d’histoires

S’il n’est pas inexact de prétendre que Walton Ford perpétue la grande tradition des « artistes animaliers » dans la lignée de John James Audubon, Antoine Louis Barye, François Desportes et Jean-Baptiste Oudry, il est tout aussi opportun d’invoquer parmi ses préférences la mythologie grecque, l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien, les bandes dessinées anglo-américaines et le théâtre extravagant d’Alfred Jarry. Chez le peintre new-yorkais (né en 1960), l’investigation scientifique et la rigueur académique cautionnent, certes, les plus parfaits dessins à l’aquarelle et à la gouache mettant en scène, selon d’immenses formats, la gent animale à travers une infinité d’histoires, mais chaque narration graphique est le plus fréquemment frappée d’un dérèglement de sens sous la pression de l’absurde, de l’humour ou du surréalisme. « Mes tableaux me semblent proches des enluminures qui ornent une histoire sainte, confie-t-il le plus sérieusement du monde à Jérôme Neutres, conseiller du président de la Réunion des musées nationaux ; ce sont des retables laïcs consacrés à des animaux. »
« Peut-on systématiser la fonction allégorique de ces œuvres qui, sous prétexte de figurer des animaux, signifierait l’état d’âme de l’artiste ? » interroge pour sa part Claude d’Anthenaise, directeur du musée de la Chasse. La part autobiographique du bestiaire ne fait aucun doute, comme il semble évident que c’est souvent un miroir qu’il nous tend lorsqu’il explore les attitudes et les motivations de nos contemporains envers les animaux. « L’imagination humaine, les peurs humaines donnent naissance aux monstres, n’est-ce pas ? » considère Walton Ford avant de confirmer l’intérêt qu’il porte aux peurs humaines et à cette psychologie. Ainsi, l’idée de donner un corps à la bête du Gévaudan (attaques présumées de loups en Lozère de l’été 1763 à l’été 1764) l’a amené à en choisir la thématique spécialement pour son exposition au musée parisien de la Chasse et de la Nature (septembre 2015-février 2016).

- Walton Ford, par Jérôme Neutres et Claude d’Anthenaise, éditions Flammarion, 96 pages, 2015.



Varia : un charpentier à l’origine du cerf-volant

« S’il est impossible d’assurer avec certitude l’origine de l’invention du cerf-volant, les premiers textes attestant de son utilisation remontent à la dynastie des Zhou. Ainsi, le Livre des événements du Palais de Zhu donne au célèbre charpentier Luban (Ve siècle av. J.-C ;), également appelé Gong Shuban, la création du premier cerf-volant. Le texte raconte qu’un jour Luban aurait vu voler haut dans le ciel un busard. Dès lors, il se serait mis en tête de reproduire le vol gracieux de l’oiseau et pour ce faire aurait façonné la forme de l’animal en feuilles de bambou qu’il aurait réussi à faire voler durant trois jours et trois nuits. Han Feizi (IIIe s. av. J.-C.), penseur chinois, relate quant à lui que l’invention du cerf-volant serait l’œuvre d’un autre grand penseur, Mozi (479-392) qui, à l’origine, l’aurait conçu non pas en papier de soie mais en bambou. Le même texte nous explique que loin de l’objet récréatif et sportif qu’il est devenu aujourd’hui, le cerf-volant avait une fonction bien déterminée en temps de guerre. Il servait ainsi à envoyer des messages, à évaluer des distances ou encore à effrayer l’ennemi. Souvent, on y attachait des petits sifflets qui, poussés par le vent, résonnaient à travers le ciel. L’ennemi, croyant y voir un signe des dieux annonçant une défaite, battait immédiatement en retraite. C’est d’ailleurs de là que lui vient son nom chinois de Fengzheng, car le premier élément du vocable signifie le vent et le second rappelle le son d’un instrument de musique, le guzheng.
« Plus tard, Ouyang Xiu (1007-1072) dans sa Nouvelle Histoire des Tang relate que pour demander des renforts, le général Zhang Pi, retranché dans la ville de Liming, aurait fait écrire un message sur l’un de ses cerfs-volants. Volant à près de 300 mètres du sol, ce dernier évita sans peine les flèches de l’ennemi et permit d’alerter ses alliés.
« Par la suite, on prêta certaines vertus magiques au cerf-volant. On le disait même capable de faire fuir les maladies. Pour ce faire, le patient devait en couper le fil afin de laisser le cerf-volant s’envoler dans le ciel et emporter avec lui les maux et les souffrances. Le Rêve du pavillon rouge, célèbre classique de la littérature chinoise, fait écho à cette croyance au travers du personnage de Lin Taiyu qui se déleste de son cerf-volant pour faire disparaître sa fièvre.
« Plus tard, sous les Yuan (1279-1368), les marins avaient pour habitude d’utiliser le cerf-volant pour prédire le succès d’un voyage en mer. Si le vol se passait sans encombre, le voyage en serait de même et les marins pouvaient donc, sereinement, prendre la mer. »
Extrait de l’article d’Alexandre Zouaghi, « Le Cerf-volant », issu de la revue « Institut Confucius », n° 24, mai 2014.

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