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Dominique BAILLON-LALANDE, Bruxelles-Paris-Bruxelles Retour à la liste des textes inédits

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Après avoir consciencieusement maintenu le coton antiseptique sur la piqûre, elle se redressa. Elle avait si ardemment souhaité sa mort, et pourtant cette présence silencieuse mais palpable entre ces quatre murs la saisissait avec une brutalité inattendue. Sa tâche accomplie, absente à elle-même et comme figée dans une faille temporelle, elle se balançait comme une idiote d'un pied sur l'autre dans un état d'indécision qui lui ressemblait peu. Enfin elle se secoua. Il était temps de rassembler ses affaires dans le pochon plastique du supermarché laissé près du fauteuil et de quitter la chambre avant que sa visite ne soit   découverte. Il lui fallait se retirer au plus vite si elle voulait retrouver Bruxelles avant la nuit. Sa perruque courte et la tenue sombre et androgyne qu'elle avait adoptée ne pouvaient que rendre son identification difficile de la part des quelques individus croisés dans les couloirs, assez vides d'ailleurs à l'arrivée comme au départ.

Le sac de voyage préparé au réveil l'attendait chez Virginie dont elle avait squatté quelques jours le canapé-lit du salon. La situation de l’appartement dans le dixième arrondissement à proximité de la gare du Nord était une aubaine. L’accueil de son amie avait été chaleureux et le séjour sympa même si "ses terreurs", comme elle appelait Lila et Jérémy respectivement âgés de sept et cinq ans, emplissaient l'espace de leurs jeux, leurs disputes et leurs cris sans discontinuer. Difficile d'exister avec ces petites bêtes qui vous sollicitent dès les premières heures de la matinée jusqu’au soir. Difficile aussi d'avoir de vrais échanges entre adultes. Cette configuration familiale n'avait pas été étrangère au choix de Céline : le brouhaha et l'agitation se prêtent mal aux confidences entre amies et elle n'avait pas envie de s'étendre sur les motifs de son séjour. Cela ne l'avait pas convaincue non plus des bienfaits de la famille et de la maternité. En pressant le pas, elle aurait le temps de prendre une douche, se changer et boire un café avec son hôtesse avant d’attraper le Thalys de 18h55. Virginie, arguant qu'ingérer un sandwich SNCF relève du pur masochisme et qu’avec le métro ensuite Céline ne serait pas chez elle avant 21h, ce qui est bien tard pour regagner un studio au frigo vide, lui avait déjà préparé un mini pique-nique à emporter. Toujours gentille, Vigie, comme elle l'appelait au Lycée français de Bruxelles.

À la gare où elle fonce droit devant elle, ça fourmille de partout. Ne pas voir la foule anonyme, hésitante ou stressée voire agressive, les types louches installés au sol, l’œil vague et un cadavre de bouteille contre leur flanc, qui tendent la main, les gamins éthérés qui vous abordent en quémandant une pièce. Elle doit penser à se délester dans une poubelle du sac plastique dans lequel seringue et perruque tassées à l'extrême dans la poche extérieure de son sac doivent s'entremêler déjà. On est jeudi et c'est un wagon presque vide qui l'attend au quai douze. Elle se glisse dans un espace à quatre dans le sens de la marche. Quand le train démarre enfin, personne ne s’est posé en face d'elle. Elle pourra s'étaler à son aise. De l'autre côté de l'allée, se sont installés trois jeunes d'une vingtaine d'années, jambes dépliées et baskets sur les sièges, à destination d’Amsterdam.  L'un d'entre eux parle fort, de musique et d’herbe. Ne doivent pas être les seuls dans ce train à avoir, pour la cité Hollandaise et ses "coffee shop", les yeux de Chimène. Liberté et aventure au bord du canal à moins de cinq heures de Paris. Ils évoquent l'Abraxas, coffee historique du centre-ville baptisé sous les auspices du célébrissime album de Carlos Santana dont les guides vantent le décor délirant, le choix de weed et l’atmosphère. De grands mômes tout émoustillés à l'idée du plaisir à venir, qui, se moquant de la présence des autres voyageurs, ne s’embarrassent d'aucune discrétion. Jamais elle n'a eu cette insouciance et cette liberté. Chez elle, c'était les difficultés au quotidien, l'usure et l'amertume de la mère, l'abandon d'un coureur de père qui jamais ne l'aura reconnue, ni aidée. Il a payé la facture aujourd'hui, l'avocat d'affaires niché dans son bel appartement avec terrasse près de la Seine. Des mois qu'elle le pistait. L'intervention bénigne de la cataracte lui aura été fatale. L'attitude fate et immédiatement séductrice de l'homme avec celle qu'il avait prise pour une infirmière lui avait simplifié la tâche. Elle avait pu froidement jouer son rôle, lui tendant le plus naturellement du monde un calmant avant la piqûre fatale. Une bulle d’air injectée dans la veine devrait suffire à boucher l’artère pulmonaire comme elle le fait dans un vulgaire radiateur qui a besoin d’être purgé. L’embolie gazeuse du plongeur serait une fin sur mesure pour ce vieux beau qui aimait tant éblouir les jeunes femmes de ses exploits sportifs. Rapide, silencieux et efficace.
Elle devrait en être toute retournée, mais sa formation et son ancienne expérience de secouriste bénévole à la Croix-Rouge, qui avait précédé son choix d’embrasser la carrière d’enseignante, lui avait appris à garder son sang-froid. Délestée d'une haine désormais sans objet, elle se sent apaisée. Elle se plaît à imaginer l'agitation qui a dû suivre le constat du décès dans la clinique. Peut-être suspecteront-ils un meurtre en lien avec quelque affaire douteuse défendue par le maître et le fait divers fera-t-il quelques lignes dans un journal avant que celui-ci ne serve aux épluchures de patates ou aux travaux salissants. Elle sourit. Elle est loin déjà.
Comme un cheval s'ébroue, elle secoue ses longs cheveux pour chasser ces souvenirs de sa mémoire avant de se plonger dans son bouquin pour le reste du voyage. Le petit dernier d'Annie Saumont avec ses nouvelles au cordeau qui font mal en toute humanité. Une violence feutrée qui ouvre les yeux. 20h18, la voix du contrôleur annonce l'arrêt à la capitale emblématique de l'Europe. Son trajet viendra nourrir le chiffre de 65% des Thalys dont la ponctualité est assurée à plus ou moins dix minutes.

Vigie m'a appelée. Elle insiste pour que je vienne sur Paris pour l'anniversaire de Lila. Elle aimerait tant que je voie la petite avec le costume de princesse que je lui ai offert pour Noël. Elle est si contente, paraît-il. Ma gentillesse me perdra. J'aurais dû réfléchir à deux fois avant de faire des cadeaux aux enfants pour remercier la mère de son hospitalité. De toute façon je n'ai rien de prévu ce week-end-là et j'ai senti dans la voix de mon amie qu'elle avait des soucis et voyait là l'occasion de m'en parler en direct. Je ne suis pas revenue sur la capitale depuis cet étrange règlement de compte mais ne ferai de toute façon qu’un voyage éclair. Le train du samedi devrait me permettre d'arriver vers 16h30 avant la fin de la fête de la gamine et nous pourrons passer la soirée à discuter entre filles quand les deux monstres seront couchés. Je pourrai toujours corriger mes copies le dimanche dans le train de la fin d’après-midi. Je vais lui trouver un châle plein de paillettes à la môme, un jouet c'est difficile à choisir et encombrant et un truc de fille ça devrait lui plaire. Finalement ça peut être sympa les gamins des autres... par intermittence. Tranquille le voyage, mais à la gare d'arrivée ça s’est gâté. À ma descente du train, je l’ai vu de loin sur le quai. J’étais certaine de reconnaître ce visage que je n’étais pas parvenue à oublier. Il semblait attendre quelqu’un. Je file, tendue, en cherchant des yeux un bar où me poser. Besoin d'un café pour calmer ce tremblement dans mes jambes, tempérer mon rythme cardiaque et réfléchir plus tranquillement. Je ne crois pas aux fantômes ni aux sosies, aurais-je raté mon coup ? La bulle était trop petite, la pression sanguine l’aurait empêchée de se coincer et le trop plein de gaz se serait évacué par l’expiration ou le cher maître aurait-il été réanimé in extremis par des médecins performants ? Non, impossible. Cet homme entraperçu n’était-il pas plus grand, plus jeune ? Et si j'allais à son immeuble de luxe vérifier si son nom est encore sur l’interphone ? Non, la petite m’attend. Elle serait trop déçue si j'arrivais après sa fête d’anniversaire. La fatigue de la nuit agitée que mon asthme m’a fait passer a dû m’induire en erreur. Ce n’est pas lui. Ce ne peut pas être lui. Voilà beaucoup d'agitation pour rien, le chapitre est clos. Il est temps de filer, Vigie va s'inquiéter. Si j’ai le temps, je pourrai toujours faire un détour demain par sa rue avant de reprendre le train pour me rassurer. Ou pas. Le court week-end chez Virginie s'est bien passé, Lila était ravie, Vigie s’est longuement épanchée sur ses problèmes de cœur avec tant de détails qu'elle a failli me faire rater le train du retour. C'est elle qui viendra à Bruxelles, avec ou sans lardons, la prochaine fois.
 
Deux ans après l'enseignante n'avait pas remis les pieds dans la capitale et partait enseigner au Lycée français de Tananarive à Madagascar. Virginie et ses enfants prévoyaient déjà avec envie d’y passer l’été.    

© Encres Vagabondes & Dominique Baillon-Lalande