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Christine BALBO, Sur les rails Retour à la liste des textes inédits

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Pour Sylvestre Clancier

        Sophie Cerisier se réfugia dans l’église. Y régnait un faux silence, fait de crissements de chaises et de murmures, de pas feutrés mais précipités, de rires d’enfants contenus. Des touristes suivaient religieusement la méridienne, cette ligne qui traverse Saint-Sulpice et en est devenue la principale attraction. Sophie Cerisier s’arrêta à la première chapelle, sur la droite, et se planta face au Combat de Jacob et de l’ange, le tableau de Delacroix. Il faisait frais, presque froid. Le choc thermique la fit frissonner, elle qui venait de fuir la canicule des chapiteaux montés sur la place. Comme chaque année, le marché de la poésie battait son plein. Sophie avait serré quelques mains, embrassé quelques joues, discuté avec Ulysse Fredj. Puis elle avait déposé son sac de voyage aux pieds de Rémi Desforêts, qui signait son dernier recueil.
         - Laisse-moi ton sac, Sophie, tu ne vas pas arpenter le marché avec une tonne à bout de bras. Je ne bouge pas, tu me retrouveras tout à l’heure, ne t’en fais pas. Tu vois : stand 915, tu ne peux pas te tromper.
         Rémi Desforêts projetait sur Sophie son angoisse de désorientation, sans savoir qu’elle-même ne reconnaissait ni le nord du sud, ni sa droite de sa gauche. Ils ne savaient jamais où ils étaient ni où ils allaient. On les disait lunaires, sous-entendant par là qu’ils étaient à demi fadas – cet adjectif si pratique dont le sens va de la simple distraction à la folie pure. Fadas. Oui, sans doute. Hantés par les fées, celles de la poésie, de l’observation autre du monde. Eux, ils s’en trouvaient bien.
         Ils se mirent d’accord sur l’heure à laquelle il faudrait lever le camp des signatures pour attraper le train de Montigny-sur-Loing, et Sophie se dirigea vers Saint-Sulpice tandis que Rémi discutait avec un de ses lecteurs.
         En ressortant de l’église, Sophie réajusta son chapeau. L’heure avait tourné sans qu’elle s’en rendît compte, les ombres des chapiteaux s’allongeaient jusque sur la chaussée. Après tours et détours elle retrouva le stand 915, et Rémi qui pliait bagages. « Pile à l’heure ! lui dit-il. Et même légèrement en avance. Nous pourrons attraper le train de 19 ».
         À la gare de Lyon, il y avait bien un train à 19, mais il allait sur Montereau. Celui de Montargis, qui desservait Montigny, était parti à 06.
         - Ah ben ça alors ! Pourtant, les horaires sont simples. Je prends ces trains au moins deux fois par semaine, et je suis sûr de moi ! 19 en partant de Paris, 45 en partant de Montigny. Je n’ai pas le don des chiffres, tu le sais, Sophie, mais là, tout de même, c’est d’une simplicité ! Bon, ce n’est pas grave. Voilà ce que je te propose : nous montons dans le 19, nous descendons à Bois-le-roi, et nous attendons là-bas le prochain transilien pour Montigny. Ça te dit ? Ce sera plus agréable que d’attendre ici, dans cette horrible gare.
         Sophie acquiesça. La gare de Lyon, elle la connaissait par cœur, elle y avait attendu des palanquées de trains depuis des palanquées d’années, elle avait survécu aux travaux, aux grèves impromptues, aux nouveaux quais, aux nouveaux panneaux d’affichage. Pour les TGV, cela était resté, somme toute, assez simple. D’ailleurs, elle ne s’était jamais perdue, et n’avait jamais loupé son train de retour – il faut dire qu’elle était toujours ridiculement en avance, ayant décrété une bonne fois pour toutes que pour vaincre l’angoisse, rien ne valait l’anticipation. Se retrouver dans la position de ne rien décider la soulageait. Rémi, habitué des lieux et du trajet, lui semblait un bon Lazarillo. Elle approuva aveuglément sa décision de monter dans un transilien qui ne les conduirait pas là où ils devaient aller : Montigny, la grande maison dans son grand parc, la maison de campagne des Desforêts.
         Elle connaissait Rémi depuis toujours, à tel point qu’elle l’appelait « oncle Rémi » parfois, pour souligner le lien qui les unissait. Il était poète, avait couru le monde et continuait de le courir, elle le savait habitué des aéroports et des correspondances ; il avait publié, outre ses recueils de poèmes, plusieurs journaux de voyage. Elle lui fit confiance et monta avec lui dans le 19.
         Ils s’installèrent au niveau inférieur et le train s’ébranla.
         - Chaque fois que j’arrive à Montigny, j’ai l’impression que j’ai changé de monde, que Paris est loin, à des années, des lustres. Pourtant, le trajet ne dure que 58 minutes. Enfin, quand on prend le train direct. Mais là c’est bien, on va pouvoir bavarder et peut-être commencer à travailler. Bois-le-roi, c’est un coin charmant.
         Ils parlèrent. De l’œuvre poétique de Rémi dans son ensemble, et du recueil Jouxter les limites que Sophie devait traduire. Les poèmes de Rémi Desforêts requerraient une attention minutieuse, leur lecture se faisait à plusieurs degrés, et si la poésie est difficile à traduire, en ce qui concernait Desforêts, c’était pratiquement impossible. Dans tous les cas, ça relèverait de l’exploit. Juste avant Bois-le-Roi, ils tombèrent d’accord sur le triple sens du mot « flèche » : le silex primitif, le coup de foudre, l’inflexion du temps. Sophie pensa que le mot flechazo ne rendait justice qu’à un seul des sens définis, peut-être à deux en forçant le trait, mais en aucun cas aux trois ensemble. Et il faudrait aussi tenir compte de la sonorité, du rythme, du nombre de syllabes, des rimes et assonances. Elle jubilait. Tournant et retournant son chapeau entre ses doigts – elle pensa, en même temps « chapeau-chapelier-chapelet » – elle vit à peine Rémi empoigner sa sacoche et son propre sac. Elle sauta sur le quai de Bois-le-Roi tandis que les portes du train se refermaient derrière elle.
         Rémi ne s’était aperçu de rien. Il remâchait le mot « flèche » et continuait une conversation que l’arrêt en gare n’avait pas interrompue. Sophie le rejoignit sous l’abri.
         Il faisait chaud. La nuit ne tomberait que bien plus tard, on était au tout début de l’été météorologique, un été décalé qui avait pleuré ses pluies et inondé les territoires, et qui à présent s’affalait en chaleur rattrapée. Non pas une chaleur lourde, qui appelait l’orage. Non. Une chaleur d’évidence, impassible, imparable, et que rien ne viendrait déranger. Sous l’abri de béton de Bois-le-roi, dans l’animation de la conversation – la traduction est affaire d’importance – les minutes défilèrent en français et en espagnol. Le poète s’attachait au sens et à la forme, la traductrice au sens et à la sonorité, ta ta ta, ta ta ta, accent tonique, esdrújulo impensable en français, mot accentué sur l’antépénultième syllabe, mais en français il fallait compter avec le e muet… et de synalèphe en enjambement, le train parti à 06 de la gare de Lyon entra en gare de Bois-le-roi. Deux minutes d’arrêt. Deux minutes qui suffirent à Sophie Cerisier, pendant que Rémi Desforêts empoignait la sacoche d’une main et son sac de voyage de l’autre, pour lever les yeux sur la table des horaires.
         - Viens Sophie, cours ! Il ne s’agit pas de le louper ! Mathilde a mis une bouteille de saumur au frais !
         Sophie Cerisier ne croyait que peu à ce qu’elle voyait. Sa vue, défaillante de près comme de loin, ne lui offrait du monde qu’une vision approximative. La bonne distance, pour elle, était celle qui séparait ses yeux de l’écran de l’ordinateur, ou du cahier. La distance exacte, parfaite. Son cerveau, qu’elle disait différent mais que d’aucuns autour d’elle disaient malade, ne supportait pas la correction progressive. De cette faille elle avait fait un étendard. Yeux plissés lorsqu’elle était en mouvement. Vision corrigée lorsqu’elle était statique. Lunettes pour lire. Lunettes pour regarder la télé. Dans tous les autres cas, Sophie vivait le monde à tâtons, et s’en trouvait fort bien. Et puis… le monde… quelle importance ? Il y avait les mots des livres, et les mots qu’elle traduisait.
         Ils parlèrent encore. Laissèrent de côté l’épineuse flèche pour se concentrer sur le mot « âme », qui apparaissait plusieurs fois dans les textes que Sophie devait traduire. Ils en passèrent par le latin, par le provençal, comparèrent les vertus de almaanima, animula, èime. Le téléphone portable de Rémi sonna, c’était Mathilde qui venait aux nouvelles, où étaient-ils ? Rémi raconta l’arrêt à Bois-le-roi et sa stupéfaction du changement d’horaire, de 19 on passait à 06, mais à présent tout allait bien, ils étaient sur les rails. Au milieu de la réponse de Mathilde, la batterie du téléphone de Rémi tomba en rade.
         L’appel de Mathilde avait dénoué le fil de la conversation sur le mot « âme ». Durant quelques secondes ils restèrent silencieux. Sophie sourit en regardant Rémi Desforêts, ses traits s’affaissaient mais il ne vieillissait pas vraiment, il devenait tel qu’il devait être : serein et condensé, sûr de sa phrase, doutant du doute qui imprégnait toute son œuvre poétique, alors que ses essais et ses proses affirmaient une détermination sans faille.
         Sophie aimait les écrivains. Elle aimait leurs œuvres, elle aimait les hommes et les femmes qui tissaient ces œuvres. Rémi Desforêts était un élément décisif de son cercle. Elle l’avait vu écrire, elle l’avait vu sortir de ses poches un prospectus, une note de restaurant, et plier le papier en deux, comme déjà les folios du recueil. Il traçait au crayon – un bout de crayon qu’il extirpait de sa sacoche, jamais taillé, toujours émoussé, comme pour mieux dessiner – des mots en gris qui traçaient sur la feuille improvisée un faux calligramme. Desforêts jouait avec le noir et le blanc de la page, arrondissait les intervalles, les tabulations. Il fallait faire avec ça, lorsqu’on traduisait. Sans parler du sens, du triple sens.
         La nuit tombait le long des voies, et le train s’était peu à peu vidé. Les rares passagers qui avaient choisi l’étage inférieur compulsaient leur smartphone ou s’isolaient sous leurs gros casques. On trouvait là, dans ce wagon de transilien, des hommes seuls et des étudiantes, des femmes baguées et emperlousées, des enfants en goguette. Chacun descendait en cadence, parfois impatient, parfois résigné.
         - Tu sais, Rémi…
         - Voilà, c’est ça que tu dois faire passer, dans ta traduction. Quelque chose qui ressort de l’incertitude vraie. Tu as compris que je travaille en parallèle sur trois axes, qui au final se rejoignent. La traduction du mot « âme », mais c’est la même chose pour « flèche » ou pour « rouge », est la pierre de touche de l’ensemble. Nous venons de quelque part et nous allons quelque part. Où ? Je n’en sais rien. Rien encore. La poésie, c’est peut-être un chemin d’incertitude, et de connaissance. Une connaissance qui serait immédiate, et, hélas, intransmissible. Je travaille depuis des années sur un recueil qui sans doute n’aboutira pas. Les textes sont écrits, j’y reviens, je biffe et retire les biffures, je remets sur le métier… Le titre, provisoire, a changé vingt fois. Sophie, tu ne m’écoutes plus, là…
         - Rémi, on vient de passer la gare de Montigny.
         - Impossible.
         Sophie Cerisier expliqua à Rémi Desforêts qu’à Bois-le-roi, dans sa vision floue des choses et du monde, elle avait lu sur la table des horaires que le train de 06 ne s’arrêtait pas à Montigny. Qu’il filait droit sur Montargis, ne stoppant qu’une minute à Nemours. Et encore, elle n’en était pas sûre.
         - Nemours ? On est sauvés ! Il nous suffit de changer de quai et d’attraper le train qui part dans l’autre sens. Ne t’en fais pas !
         Ils descendirent à Nemours et ratèrent de peu le train qui repartait sur Paris. Se retrouvèrent seuls sur le quai. Sophie, confiante mais méfiante, fit quelques provisions au distributeur automatique : de l’eau, des chips, des cookies. Elle songea à la bouteille de saumur qui attendait au frais, dans la maison de Montigny. La nuit qui tombait commençait à ressembler cruellement à la nuit, une noche oscura dont l’âme intraduisible ne sortirait pas victorieuse. Assis sur le banc de Nemours, sur le quai en direction de Paris, Rémi Desforêts semblait perdu. Ils consultèrent la table des horaires, de conserve, mais n’y comprirent rien. Ils sortirent de la gare, se dirigèrent vers l’arrêt des bus, qui ne desservaient que la ville de Nemours. Ils tournèrent en rond sous la pancarte « taxi », qui n’indiquait aucun numéro d’urgence. Il y avait urgence, pourtant. Il y avait un recueil à traduire, une bouteille de saumur à déboucher, un monde à conquérir, celui des Lettres et du Dévoilement. La nuit tomba vraiment. Ils ne perdirent pas espoir, s’assirent sur les marches de la gare déserte.
         Plus tard – mais quand ? – une Velsatis grisâtre s’arrêta devant eux, lanterne verte « libre » vibrant dans la nuit nemourienne. « Mathilde », pensèrent-ils, sans échanger un mot. Mathilde, qui avait dû envoyer un taxi à leur secours. Ils couchèrent la sacoche et le sac de voyage dans le coffre immense, et se laissèrent porter. La nuit battait son plein.
         Le chauffeur, disert, raconta l’Histoire du coin, et les écrivains qu’il avait transportés, s’étonnant que si proche de Barbizon il ait eu à convoyer si peu de peintres. Rémi, comme sortant d’une torpeur d’outre-temps, avoua écrire et publier. Le chauffeur tira une révérence imaginaire et fit la tournée des grands-ducs littéraires, on passa par monts et par vaux, on vit le Loing, on le longea puis le perdit, on s’en fut par les bois, la forêt napoléonienne, on s’arrêta pour rendre hommage à la borne délimitant l’Île de France de la Bourgogne, on franchit un pont, puis un autre, celui de Charles VI sous lequel des baigneurs attardés, à la lueur de torches improbables, brassaient l’eau de la rivière, on stoppa sous des peupliers qui dispersaient leur pollen dans l’air invisible, on soutint des thèses indéfendables sur la flèche du temps, soûls sans avoir bu, omniscients sans avoir jamais rien lu, et puis on ouvrit un portail dégondé, en faisant un geste d’adieu au chauffeur qui s’en rentrait chez lui.
         Le grand parc de la grande maison de Montigny avait repris ses droits. Tout légers, délestés de leurs sacoche et sac de voyage, Rémi Desforêts et sa traductrice Sophie Cerisier foulèrent une allée empêtrée de chiendent, de lianes et de branches mortes. De la maison de campagne ne subsistait qu’un petit tas de pierres et de tuiles d’où émergeait, incongrue, l’énorme clé de bronze du portail disparu dans le cataclysme d’années envolées. Le jour se leva, tout neuf, derrière les vergers. La flèche du temps rejoignait l’âme des poètes.


© Encres Vagabondes & Christine Balbo