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Cécile DE RAM, Secret de gare Retour à la liste des textes inédits

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L’entrée de la maison se faisait côté jardin. Il fallait longer un chemin qui jouxtait le potager et le poulailler avant d’y accéder.  Á peine passé le portillon, mon œil fut attiré par un ancien guichet de quai. D’un bois de chêne clair que les intempéries avaient inégalement foncé, il ne lui manquait que les vitres. Je m’approchai du grillage qui cerclait  le poulailler et constatai que l’écritoire qui meublait l’intérieur était toujours en place, accompagnée de deux tiroirs restés ouverts et comblés de paille. Annexée par les volailles, elle était maculée de fientes blanches et bigarrées. Sur la tablette externe, une poule soie semblait attendre d’hypothétiques voyageurs désireux de se mettre au vert. Ses plumes légères, aux barbes détachées, lui donnaient un air de grande dame arborant un boa luxueux et conférait à la guérite, malgré le mauvais état de son bois, un caractère précieux. Castelet improvisé, ce guichet devenait soudainement le théâtre de souvenirs et d’émotions qui remontaient à la surface,  m’envahissaient par capillarité, investissaient chaque recoin de mon corps. Ces souvenirs qu’on n’oublie certes pas, mais avec lesquels on apprend à vivre, ce que ma mère ne réussit jamais à faire.

Cadet d’une fratrie de trois, je me trouvais entre deux sœurs.  L’ainée, bien que disparue à l’âge de trois semaines d’une mort subite, prenait toujours autant de place. Ma mère, abattue, ne s’était jamais vraiment relevée de ce départ. Elle passait beaucoup  de son temps au lit, assommée par les anxiolytiques, prisonnière de sa douleur, incapable de regarder vers l’avenir. Lorsqu’elle se levait, c’était pour accomplir, d’une manière mécanique,  les gestes du quotidien, strict nécessaire pour que ma jeune sœur, malade chronique, ne manque de rien.
Elle était très douce avec nous. D’une douceur absente, si pâle, si subtile que je la percevais mal. Je la sentais lointaine.
Nous habitions Orléans, dans le centre-ville. Chaque vendredi, ma mère me menait à la gare. Nous y allions à pieds. Nous ne parlions pas. Nous marchions lentement,  je portais mon petit sac de voyage. Je connaissais le chemin par cœur et aurais pu le faire les yeux fermés.
Chaque vendredi soir donc, ma mère m’envoyait chez une grand-tante à Paris qui tenait une mercerie. J’y passais le week-end et rentrais le dimanche soir à la maison. J’ai toujours bien aimé y aller. Renée, elle, s’occupait moi. Elle me laissait ouvrir tous les petits tiroirs qui peuplaient sa boutique.  Ils contenaient de multiples trésors : boutons de toutes les tailles, aux couleurs multiples et aux formes variées ; fils à broder rangés sagement en écheveaux triés par couleurs ; aiguilles, crochets, fils à coudre et à surfiler, ciseaux d’ouvrage sans oublier les craies de couture. Ce que je préférais, c’était sortir les plaquettes de petits boutons parfaitement alignés et cousus sur des morceaux de carton rectangulaires. Je les comptais avant de les ranger dans le tiroir dont je les avais extraits et passais au tiroir suivant. Ils m’évoquaient de petits comprimés parfumés selon leur couleur. Je leur inventais à chacun des vertus et me faisais médecin pour la circonstance.  Dans l’arrière-boutique, je comptais mes remèdes puis les prescrivais sans modération à mes patients, tous incarnés par Renée, docile et disponible.
C’était le vendredi en fin d’après-midi. Nous attendions le train. Ma mère, à mes côtés, restait immobile. Nous faisions la queue pour acheter un billet pour mon voyage et son ticket de quai.  Elle m’accompagnait toujours jusqu’au départ du train. 17h03, lorsque l’autorail entrait en gare, elle saisissait ma main pour s’assurer que je ne m’approcherais pas trop près de la voie. J’aimais le sifflement strident des voitures au moment du freinage. Je fermais les yeux et attendais que leur cri cesse avant de les rouvrir. J’entendais rarement le « fais bon voyage » murmuré par ma mère. Comme j’aurais aimé qu’elle me le crie elle aussi. Elle m’embrassait discrètement le dessus du crâne et me hissait dans le wagon orange et crème.

Je sentis une main se poser sur mon épaule.
– Ça va papa ?
Submergé par les souvenirs,  je m’étais arrêté, planté là, au milieu  du chemin, face à cet ancien guichet de quai, je ne m’étais pas rendu compte que l’homme qui nous faisait visiter sa propriété ainsi que  mon fils m’avaient distancé. Inquiets de ma soudaine pétrification, ils étaient revenus sur leurs pas.
Je sursautai, balbutiai, comme pris en défaut et posai mécaniquement un pied devant l’autre.
– Vous devez vous demander ce que fait ce guichet dans le poulailler ? Mon père, conducteur de travaux, a supervisé une partie du chantier de la gare d’Orléans dans les années soixante. Il en a rapporté quelques souvenirs. Comme vous pouvez le constater (la visite reprenait) le terrain est vaste et paysagé. Au printemps, le magnolia est magnifique, il offre généreusement ses nuances de roses à qui sait les cueillir du regard.
J’éprouvais des difficultés à recentrer mon attention. Mais il le fallait. On m’avait amené ici pour entendre mon avis et espérer sans doute que je serais enclin à apporter un soutien financier au projet d’achat.
La maison, longère de pierres de taille, se crevait d’une baie vitrée sur la terrasse. De récents travaux y avaient été effectués. Depuis l’extérieur, on apercevait un mur de la cuisine, dont les briques, en feuilles de fougère, rompaient la verticalité des poutres en bois. Le bâtiment avait du caractère.
Un caquètement de gallinacée annonçant une ponte imminente parvint jusqu’à mes oreilles, pervertissant ma fragile attention.
 
J’aimais l’ambiance du train. Je m’y sentais libre, libre de regarder, libre d’écouter, libre de penser. En gare, le froufrou des vêtements des voyageurs, à la recherche de leur place, qui se croisent et se frôlent. Les mains qui s’agitent aux fenêtres. Le cliquetis des valises que l’on hisse du bout des bras sur les portes bagages. En seconde classe, je voyageais toujours en seconde classe, les banquettes serties de métal.
Á bord du train, j’échappais à ma mère. Coupable de l’encombrer, je préférais la place de mes sœurs. L’une monopolisait ses souvenirs, l’autre le peu d’énergie qui lui restait.

– Qu’en penses-tu papa ? C’est beau n’est-ce pas ? J’ai hâte de voir l’intérieur.
Mon fils m’avait saisi par le bras et m’engageait d’un mouvement de la main à regarder le paysage de carte postale que composaient la bâtisse et son jardin. Mes yeux se promenèrent machinalement sur l’ensemble transparent, laissant apparaître en toile de fond, lavis léger, la gare de mon enfance. 

Une fois assis sur la banquette, j’observais les gens. Certains n’attendaient même pas le départ du train pour commencer à manger. On entendait le bruit des sacs qui s’ouvraient, les emballages qui se défroissaient, le son confondu des voix. Des livres feuilletés, un crochet s’agitait parfois, des mains farfouillaient ou rabattaient une jupe sous des jambes afin qu’aucun mauvais pli ne s’y mette.
17h03. Coups secs de sifflet. L’autorail  démarrait. Je disposais alors d’une centaine de minutes pour laisser mon esprit vagabonder. Seule la correspondance à Fleury les Aubrais interrompait, un court instant, ma rêverie.
C’est un vendredi soir, entre Orléans et Paris, que l’idée a germé. Il m’a fallu plusieurs voyages pour en préciser la mise en œuvre, peaufiner chaque détail. Tatac-tatoum tatac-tatoum, je fermais souvent les yeux pour mieux me concentrer, échafauder mon plan et bien le retenir. Il n’était pas question d’écrire quoi que ce soit. Trop long. Trop risqué.

Mon fils appuya doucement la paume de sa main sur mon épaule, me laissant pénétrer le premier dans la vaste pièce principale de la longère. Dès les premiers pas, une vaste cheminée s’imposait au regard. Immense, elle aurait pu contenir un tronc de taille respectable. Sa hotte, à hauteur d’homme, coiffait l’âtre de briquettes horizontales. Deux colonnes de pierre blanche, simples mais élégantes en bordaient le fond orné, quant à lui, de briquettes obliques, et, sur lequel était sertie une large plaque en fonte.  C’est en me retournant que je découvris un siège qui m’attira bien plus. Une ancienne banquette, identique à celles sur lesquelles je pouvais m’asseoir, au café de la gare, lorsque trop en avance, ma mère consommait un café pendant que je sirotais en silence une menthe à l’eau. Capitonnée de polymère orange, son haut dossier se terminait par un appuie-tête  longiligne que mon crâne d’enfant n’avait jamais atteint. Je m’en approchais lentement, irrésistiblement attiré par l’assise dont la couleur, patinée  par l’âge, flirtait avec celle des tommettes de terre cuite qui couvraient le sol. Sans attendre qu’on m’y invite, je pris place sous l’œil inquiet de mon fils qui trouvait mon attitude décidément bien étrange. Instinctivement, mes mains explorèrent le fond de l’assise. Mon index glissa fermement dans le pli séparant l’assise du dossier. Le skaï se défit. Je n’entendais plus les voix qui me parlaient. Ma respiration s’accéléra, mes mains devinrent moites. Je m’étais retourné et, un genou posé sur l’assise, j’explorais sans retenue le capiton. Je fis un geste brutal du coude pour contrecarrer la main qui venait de me saisir. J’écartai largement le tissu sous les yeux éberlués du propriétaire des lieux qui s’avançait sans comprendre ce qui se passait.
Et je le vis. Il était là, intact. C’était donc elle. La fidèle banquette ne m’avait pas trahi. Je me dérobais moi-même en le découvrant. Je me redressais, mon secret à la main, réalisant soudain, au bord de ma conscience, que ma vie, cinquante-trois après, venait de basculer. Bêtement, comme un enfant pris sur le fait qui cherche à se justifier, je tendis le morceau de papier à Thierry qui, interdit, le saisit et le déplia. Il y découvrit ce qu’il n’aurait jamais dû lire, ce qui me confondait.
Ma seconde sœur, malade chronique, prenait chaque jour une forte dose de cortisone. Ma mère accomplissait ce rituel avec une minutie exacte. A l’entendre, dès que le traitement décroissait, la maladie reprenait ses droits. Ma sœur semblait condamnée à prendre ces fichues gélules et à vivre avec la ribambelle d’effets secondaires qu’elles engendraient, ce qui, à coup sûr, me priverait de ma mère ad vitam aeternam.  Afin de punir un peu ma sœur d’achever de me déposséder de ma mère, j’avais provisoirement dérobé des gélules, les sept gélules restantes du flacon entamé. Je les avais délicatement ouvertes puis vidées. J’avais remplacé la poudre blanche par de la farine. Une fois refermées et essuyées, les gélules avaient retrouvé leur place dans le petit flacon de verre. Grace à ce placebo, j’allais prouver au monde que ma sœur, comme ma mère,  pouvaient se passer de cette cérémonie ne serait-ce que quelques jours.
Ce que j’ignorais alors, c’est que son corps, corticoïde-dépendant, ne tiendrait pas le choc. En effet, le quatrième jour, ma petite sœur mourut. Je ne pris pas immédiatement conscience de mon crime. Mais  je confiai, via un morceau de papier, mon secret, à cette banquette, en gare d’Orléans.
Face à Thierry, qui profondément troublé, n’arrivait plus à parler, je prenais, fort tardivement, toute la mesure de mon geste passé. Comme au cœur d’un vieil oignon prêt à germer, mon âme d’enfant refaisait surface et perçait les épidermes, tuniques séchées par l’âge. Je me mis à pleurer.


© Encres Vagabondes & Cécile De Ram