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Anne-Marie BOISSON, TGV suspense Retour à la liste des textes inédits

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"La journée s'achevait, une chaude journée d'octobre. Après deux semaines d'un froid vif pendant lesquelles (...)"

Le TGV file, rythme glissé, le voyage a commencé. Un homme, les cheveux gris d'une cinquantaine assurée, semble viser le siège à ma gauche, lorsqu'il entreprend un pas de deux très enlevé, avec une valise informe. Il veut sans doute la lancer au-dessus de nos têtes... La vitesse quelque peu incertaine des sorties de gare ne le décourageant pas, une dernière arabesque, et les voilà enfin, posés, sa drôle de valise, sur la hauteur, et lui, tout contre mon accoudoir... A cemoment-là, il peut oser la question qui devait le préoccuper, allais-je bien à Paris ?
Ma réponse affirmative, mais à peine polie, semble le déconcerter : j'ai dû étouffer dans l'œuf un désir sincère de communication-voyage. Car, dans la seconde qui a suivi, j'ai opéré un plongeon rapide, via mes lunettes, dans mon livre. Il faut préciser que ma petite mais néanmoins sérieuse expérience tégévesque m'a conduite à rester, quoiqu'il arrive, accrochée à ma lecture. Il s'agit de me mettre à l'abri des voix en mal de conversations, qui me sont devenues particulièrement insupportables.

"... Elle est morte. Quelqu'un l'a tuée... on l'a assassinée !"

Mais voilà qu'une ombre se profile au-dessus de ma protection livre-lunettes. Une dame ronde et distinguée, au chignon soyeux, se pose élégamment sur le siège face à moi, avec un discret signe de tête destiné, semble-t-il, au sourire-accueil de mon voisin gris. (Je ne l'ai pas vu, le signe, mais l'ai deviné).
J'ai à présent quelques craintes de voir compromis le silence, gagné au prix de mon impolitesse. J'observe un peu la dame. Tenue colorée : grande jupe de velours prune, gilet brodé sur chemisier de laine fine. L'ensemble révèle la bonne bourgeoisie du terroir, intellectuelle par option, avec tendance "artiste" à peine appuyée. (La dame a sûrement une fille qui a "fait" les Beaux-Arts, ou un gendre marchand de tableaux... à moins qu'elle-même...). Le regard vif et entreprenant suggère une personne active, militante ? Son installation faite dans l'équilibre, et ici sans figure de style, je me sens plus tranquille : voilà quel­qu'un qui ne viendra pas imposer un bavardage inutile à qui n'en veut pas. Les revues tirées du sac con­tribuent à me rassurer en confirmant mon hypo­thèse : "Le Monde", "Libération", "Musées Nationaux" !

"... de l'autre côté du square, le commissaire Adam Dagliesh du Service des Enquêtes Criminelles assistait..."

Je suis complètement entrée dans le suspense garanti ; toujours en référence à mon expérience, j'avais prévu un roman de P.D. James justement pour la garantie, lorsqu'une autre dame, la soixantaine débutante, fait brusquement irruption ! Essoufflée, épuisée... mais sauvée ! elle a enfin trouvé "sa" place... et le bon wagon. Quant à moi, je recommence à avoir peur, et mon dernier sursaut d'optimisme vacille. Mais heureusement peu chargée, cette per­sonne s'assied en face du monsieur toujours gris, à côté de la lectrice de "Libération", qui ne semble pas le moins du monde dérangée. Je me raccroche à P.D. James et à son commissaire.

"... il parlait sans chaleur, presque sans émotion. C'était..."

Mon inquiétude s'amplifie : j'ai beau faire, je ne peux m'empêcher d'entendre les propos acides de la nouvelle venue commentant son parcours du com­battant pour arriver à cette fameuse place n° 22. Veuve certainement, cette personne, ayant travaillé, sans doute, comme feu son époux dans « l'Administration », avec retraite active et bien ordonnée comme sa coiffure ; frisettes sur le dessus de la tête, nuque courte et mode. Le tailleur est strict, comme il se doit, pour la circonstance, cependant les couleurs du foulard dénoncent le mauvais goût affirmé.
Mon dernier pan d'espoir s'écroule ; la dame ronde et bourgeoise qui doit trouver "Musées Nationaux" un peu glacé, profite alors de l'aubaine, et accueille, très affable, la narration émue de sa contemporaine. Car elle a, bien entendu, elle-même une certaine pratique... Et sans plus tarder, la voilà qui vole la vedette à sa congénère encore essoufflée, pour se lancer dans une liste d'inconvénients des voyages et pas seulement en train ! Car elle a aussi l'expérience d'autres moyens de transports : maison de campagne éloignée, nombreuse famille, obligent ! Et nous voilà dans les comparaisons et statistiques rapprochées...
Je supplie intérieurement P.D. James de me rendre sourde.

"... celui-ci était enfoncé jusqu'à la garde. Les tissus étaient à peine meurtris, et il n'y avait pas de sang..."

Vais-je tenir le coup ? Tout en lisant, je prie les dieux du voyage de faire en sorte que mon voisin gris ne se sente pas invité à donner le contre-chant masculin à ce duo si bien accordé...
Hélas ! Il a lui aussi un vécu voyages-service public, et autre aventure torride ! Alors là, je m'affole ; vont-ils demander au compartiment entier d'entonner le chorus ?
Dernière tentative, ultime plongeon :

"... c'était quelqu'un qu'elle n'avait aucune raison de craindre, commissaire. Cela ne coïncide pas avec la..."

Dissonance !... Les voilà à présent en désaccord sur les transports aériens. On frise le conflit... mais rapidement, les enfants, mariés ou pas et leurs métiers, vont devenir le sujet de remplacement, ô combien passionnant, qui va redonner l'harmonie au trio. (Le gendre de la dame ronde est bien dans le commerce de tableaux, sa petite-fille fait du théâtre, le monsieur gris a un cousin dans la photo, et son fils est encadreur... Quant à la dame frisée, elle est, bien sûr, retraitée de « l'Administration » !!...)
J'abandonne la lutte. J'ai bien gagné quelques paris, mais perdu pas mal de temps, et quelque peu entamé ma confiance en P.D. James.

Le TGV file, je n'ai plus qu'à lire le paysage...


© Encres Vagabondes & Anne-Marie Boisson