Daniel Zimmermann
(1935-2000)


Rendre compte
des métamorphoses
de la banlieue

Cet entretien publié dans le N° 8 de la revue Encres Vagabondes en 1996 a été repris dans un numéro spécial au moment de son décès en 2000.

Romancier, nouvelliste, essayiste, biographe, auteur pour la jeunesse, fondateur de la revue "Nouvelles Nouvelles", Daniel Zimmermann a écrit plusieurs dizaines de livres. Des mythes fondateurs aux réalités d'aujourd'hui, ses ouvrages de création mettent en scène des "gens sans importance" et rendent compte des métamorphoses de la banlieue.


Pourquoi vous êtes-vous lancé dans un grand cycle romanesque (déjà dix titres parus depuis 1977) intitulé "Les Banlieusards" et sous-titré "Chroniques légendaires de gens sans importance" ?
La construction d'un cycle, pour moi, était évidente parce que je voulais rendre compte des métamorphoses de la banlieue depuis une cinquantaine d'années. Certaines histoires, comme M. et Mme Chaussette, se déroulent dans une banlieue encore semi-rurale et d'autres, comme les romans à venir, auront pour cadre les grands ensembles d'aujourd'hui.

Le cycle des Banlieusards se partage entre "Légendes politiques", "Légendes traditionnelles" et "Légendes nouvelles"...
La grande affaire du XXe siècle aura été les rêves et les cauchemars suscités par le communisme. C'est ce que j'ai mis en scène dans mes premiers romans, que j'ai appelés "Légendes politiques". Les Chats parallèles ou La Légende de Marc et Jeanne, ce sont les rêves. Les Morts du lundi ce sont les cauchemars. La Garderie et Le Spectateur, c'est le désengagement politique progressif ou total. Ensuite, les "Légendes traditionnelles" reprennent quelques grands mythes fondateurs de la littérature : (Œdipe dans Le Gogol, Philémon et Baucis dans Les Virginités, Electre dans M. et Mme Chaussette... Les "Légendes nouvelles" parleront d'aujourd'hui.

Dès le début du cycle, vous annonciez les titres de dix-huit romans. Vous restez fidèle à votre projet ?
Oui, mais fort heureusement un projet évolue en vingt ans. Au début je regroupais les romans selon l'activité des personnages - intellectuels, ouvriers, employés - avec six romans pour chaque groupe. Beaucoup plus tard, j'ai découvert que le regroupement par catégories de "légendes" rendait mieux compte de l'organisation du cycle. Par ailleurs, dix-huit romans c'est à la fois beaucoup et pas assez. En ce moment, j'écris un roman qui n'était pas prévu dans les dix-huit, dont le héros est bien sûr un banlieusard, mais c'est une histoire qui se passe dans les camps d'extermination nazis. Ce sujet s'est imposé à moi d'un coup et il m'a fallu le traiter immédiatement, en remettant à plus tard mes autres projets. Comme quoi, il n'est pas que des démarches volontaristes en littérature. Si j'ai le temps, il y aura peut-être 25 ou 30 volumes. Et puis des recueils de nouvelles comme Les Malassis ou les Nouvelles du racisme ordinaire rendent aussi compte de la vie des banlieusards.

Pourquoi choisir comme personnages des "gens sans importance" ?
Parce que ce sont les gens que je connais le mieux, faisant partie d'un milieu dont je suis issu. J'ai aussi puisé dans ma propre expérience. Ainsi le héros de La Garderie, Michel, un jeune instituteur, me ressemble un peu, sauf qu'on n'évolue pas du tout de la même façon. Je me mets aussi en scène dans Chronique du rien avec David Kupfermann qui est mon double. Quant aux Morts du lundi, c'est mon "roman familial" tout à la fois réel et fantasmé. L’écrivain est toujours en train de vampiriser son entourage. Tout ce qu'il connaît, rencontre, entend, devient sa matière première. Mais je veux aussi m'élever contre cette idée que les gens simples n'auraient que des sentiments primaires, frustes. Les gens avec qui nous voyageons dans le métro sont certainement beaucoup plus complexes, intéressants, pervers ou altruistes que certains ne l'imaginent. Même s'ils n'ont pas toujours le langage pour l'exprimer. Par exemple, dans Les Chats parallèles, j'ai mis en scène un couple de jeunes ouvriers qui n'avaient pas les mots pour rendre compte des méandres de leur passion amoureuse. Ils ont alors trouvé des substituts, y compris en utilisant la langue de bois du PC devenue curieusement le véhicule de leurs sentiments.

Le Gogol s'exprime beaucoup par slogans publicitaires.
C'est Rabelais qui a introduit dans la littérature les patois, les termes de métiers, les dialectes paysans ou l'argot des corporations. A n'écrire que dans un seul registre de langue, on appauvrit celle-ci. Le français populaire, le français argotique, le langage politique ou publicitaire, sont autant d'éléments qui contribuent à l'enrichissement d'une langue. De plus, mes personnages doivent parler à leur manière, et non à la mienne. Ainsi le Gogol, étiqueté "débile léger", gavé de télévision, ne peut s'exprimer comme le professeur d'université que je suis.

Votre écriture est aussi très visuelle.
Je m'efforce de suivre les leçons d'Alexandre Dumas : l'auteur doit disparaître. Il recommandait de commencer un roman par l'intérêt, et non par l'ennui, de commencer par l'action, et non par la préparation de celle-ci. A l'opposé donc de Balzac qui commence par décrire la ville où se situe l'action, puis la rue, la porte du jardin, le jardin, la porte du rez-de-chaussée, le vestibule, et après avoir décrit l'escalier, il arrive au premier étage où il présente enfin le personnage, au bout de quarante-cinq pages. Depuis Balzac, il y a eu la révolution de l'audiovisuel. Si je dis "cela se passe à Tours", je n'ai pas besoin de décrire la ville. Au temps de Balzac, il le fallait. Les gens qui vivaient à Paris ne pouvaient pas imaginer Tours. Maintenant si j'écris "l'histoire se déroule dans un grand ensemble", je n'ai pas besoin de décrire les tours ou les escaliers, les logements, tout le monde a suffisamment d'images en lui-même.
J'ai aussi retenu les leçons des maîtres du polar américain (Hammet, Chandler .. ) et quand j'écris, je vois. Je ne peux pas commencer à écrire un roman si je ne connais pas auparavant mes personnages. Pendant tout le temps de l'incubation, il est important pour moi de les fréquenter, de leur donner un état civil, de savoir comment ils s'habillent ce qu'ils aiment lire, quelles sont leurs phobies alimentaires, même si je n'en parle jamais, même si on ne les voit jamais une seule fois à table. Il faut qu'ils soient de chair et d'os et pas seulement un squelette sans muscles.
J'emploie aussi des procédés cinématographiques avec des ellipses, des raccourcis, des changements de plan qui peuvent être assez brusques. C'est une écriture qui convient bien aux lecteurs qui ont une culture audiovisuelle dans laquelle ils baignent depuis l'enfance. C'est plus difficile pour des gens qui ne sont dans l'audiovisuel que depuis l'âge de quarante ans ou qui n'ont lu que des livres écrits comme au XIXe siècle. Je suis aussi très influencé par la nouvelle. Au point que je conçois chaque chapitre comme une nouvelle et à la limite chaque paragraphe comme une mininouvelle. C'est déjà ce qu'on trouvait chez Hugo, dans La légende des siècles où chaque légende est une nouvelle avec une chute qui d'une certaine manière oblige le lecteur à revenir en arrière, ou à réfléchir sur ce qu'il a lu précédemment. J'aime beaucoup cette technique de "dégraissage" du style fabriquer des scènes qui peuvent se boucler sur elles-mêmes avant de rebondir. L’art de la nouvelle et l'art cinématographique sont très proches.

C'est aussi l'esprit des feuilletonistes...
Bien sûr. J'essaie d'ailleurs de faire rééditer Les Mohicans de Paris, le plus volumineux des romans de Dumas, environ cinq mille feuillets, aujourd'hui introuvable. Tous les chapitres, plus de cinq cents, ont la même longueur. Il y avait un calibrage intangible en fonction de la place impartie dans le journal, et il fallait que la livraison du jour ait une fin insatisfaisante, de façon à donner envie au lecteur de lire la suite au prochain numéro. Le feuilleton a introduit une révolution, il suffit de voir la différence entre Balzac et Dumas parce que Balzac, lui, n'était pas publié en feuilleton. Quand il a tenté de le faire, les lecteurs s'ennuyaient tellement qu'ils se désabonnaient. Une anecdote à ce sujet : quand on a annoncé à Balzac qu'on arrêtait la publication des Paysans en feuilleton pour laisser la place à un Dumas, Balzac s'est indigné : "Quoi ? Un livre de ce nègre ?"

Pourquoi avoir écrit cette énorme biographie de Dumas ?
C'est une dette que j'avais à son égard. Il y a des dizaines d'écrivains que j'aime, mais seul Dumas m'a accompagné de la jeunesse jusqu'à aujourd'hui. J'ai toujours eu le même bonheur de lecture avec lui et je me suis toujours dit : "J'écrirai un jour une biographie de Dumas". J'ai lu toutes celles qui lui ont été consacrées, souvent très intéressantes, mais je n'étais pas d'accord avec leur personnage Dumas. Pour moi, Dumas est beaucoup plus complexe, retors. Il n'était pas l'apparence qu'il donnait, le bon géant naïf, prodigue, truculent, quelque peu niais. Il était perpétuellement en représentation et ce n'est pas par hasard qu'il est aussi devenu dramaturge. Le ramener à ces rôles de représentation sociale me paraissait réducteur. J'ai essayé de montrer d'autres dimensions de l'homme Dumas : le bâtard racial, social, politique, toute sa vie durant en butte au racisme et prenant sa revanche grâce à un travail forcené, en dépit de la critique officielle qui le boudait ou l'esquintait.

Dumas n'a pas écrit seul les centaines d'ouvrages qui lui sont attribués ?
Il avait des documentalistes, des scénaristes, mais il récrivait derrière, de la même façon que Michel-Ange, Raphaël ou Rembrandt avaient une foule d'élèves très avancés qui préparaient leurs œuvres. Ensuite venait le génie qui transformait leurs ébauches en chefs-d’œuvre. Quand j'ai travaillé pour ma biographie de Dumas, j'ai eu la curiosité de lire des livres de Maquet, son principal collaborateur : ils tombent des mains. Et Maquet, seul, a écrit des dizaines et des dizaines de romans, à plus forte raison quand il s'est fâché avec Dumas. Tous ses livres sont aujourd'hui illisibles. Alors que Dumas, on continuera encore longtemps à le lire.

Est-ce qu'il y avait du Dumas dans votre projet d'écriture de départ, parce que vous avez écrit très tôt...
J'ai appris à lire avant d'aller à l'école, avec la dame qui me gardait. L’institutrice du Cours préparatoire - dont j'étais amoureux - était une adepte de la pédagogie nouvelle de Célestin Freinet et elle m'a dit : "Tu m'écris toutes les histoires qui te passent par la tête". J'ai donc écrit beaucoup de "textes libres". Et j'avais une belle lectrice qui m'encourageait, me complimentait... L’écriture était pour moi naturelle, puisque c'était pour lui plaire. J'ai continué ensuite pendant des années à lui adresser "les histoires qui me passaient par la tête". Ainsi peut naître une vocation d'écrivain. J'ai aussi été conditionné par mon grand-père - que je n'ai pas connu parce qu'il a été tué dans le ghetto de Varsovie par les nazis - et qui avait prédit à ma naissance en France que je serais professeur d'université et écrivain. Alors ça, relayé par le désir de ma mère, puis par ma première maîtresse (c'est beau l'ambiguïté des mots), m'a mis définitivement sur rails. L’écriture allait toujours de pair avec la lecture. Je lisais beaucoup plus que je n'écrivais.
J'ai été très impressionné quand Paroles de Prévert est sorti, en 1947 je crois, et comme j'étais un grand poète, je pastichais Prévert. Ensuite, un roman m'a beaucoup marqué, Education européenne de Romain Gary où il insère dans l'intrigue des nouvelles souvent très farfelues, très oniriques. Quand j'étais en quatrième, encouragé par le prof de français, on avait créé un journal et mes premières publications ont été des nouvelles plus ou moins mal imitées de Romain Gary. Mes lectures me permettaient ainsi d'essayer de faire des apprentissages en écriture. Une de mes grandes terreurs pendant longtemps, lorsque j'écrivais des nouvelles ou des romans, était d'emprunter à mon insu chez mes auteurs de prédilection. Je me disais souvent : "Est-ce que je n'aurais pas lu cette phrase-là quelque part ?".

Chronique du rien raconte les souffrances de la non publication...
Oui, ce fut une période très difficile. Comme mon double David Kupfermann, pendant seize ans mes manuscrits furent refusés par tous les éditeurs de France et de Navarre. Persuadé que je n'avais aucun talent en la matière, je renonçai à l'écriture littéraire et me tournai alors vers l'écriture d'essais en sciences de l'éducation et de romans pour la jeunesse, ce qui marcha plutôt bien. En 1972, ma rencontre avec Claude Pujade-Renaud me fit prendre un nouveau départ. Elle m'incita à revenir à la littérature pour adultes, m'encouragea et me soutint constamment pendant une nouvelle traversée, qui dura cinq ans, du désert éditorial. Ensuite je n'eus pas d'autre problème que de la soutenir à mon tour, lorsqu'elle essaya de faire publier ses premiers recueils de nouvelles et romans. Nous racontons cela, avec quelques détails, dans notre livre commun Les Ecritures mêlées.

Vos personnages, votre écriture, font-ils de vos romans une littérature populaire ?
Qu'est-ce que la littérature populaire ? Une littérature qui est beaucoup lue ? Une littérature écrite par des gens du peuple ? Pour le peuple ? J'ai bien connu, hélas, une certaine littérature dite prolétarienne qui était généralement écrite par des intellectuels qui faisaient des sortes de reportages sur l'usine ou le kolkhoze en y greffant parfois une intrigue amoureuse. Cette "littérature" ennuyait profondément les gens à qui elle était soi-disant destinée, parce qu'ils connaissaient beaucoup mieux l'usine ou les champs que l'intellectuel qui essayait d'en rendre compte. On peut considérer Dumas comme un écrivain populaire et pourtant ses romans n'étaient pas particulièrement écrits pour le peuple, même s'il a quelque peu théorisé sur l'idée d'instruire le peuple. Je ne pense pas qu'on puisse avoir aujourd'hui ce noble projet dix-neuviémiste. Aujourd'hui, devient populaire ce qui est médiatisé. Quand je suis passé à "Apostrophes" pour Le Gogol, il y a eu deux rééditions dans la semaine, alors que la première n'était pas auparavant épuisée. Pareil quand je suis passé à "Nulle part ailleurs" pour la biographie de Dumas. Bernard Pivot ou Philippe Gildas étaient parvenus à ce que mon écriture devienne un peu plus populaire.

Propos recueillis par Serge Cabrol 



Entretien publié dans le N° 8 de la revue Encres Vagabondes en 1996














Bibliographie :

NOUVELLES

80 exercices
en zone interdite

(Robert Morel, 1961)

Nouvelles
de la zone interdite

(L'Instant, 1988 ;
Actes Sud Babel, 1996)
prix de la ville du Mans

Federspiel,
le joueur de plume

(Isoète, 1991 ;
Cherche Midi, 1999)
 
Les Malassis
(Julliard, 1991)
 prix Nova.

Nouvelles
du racisme ordinaire

(Cherche Midi, 1996 ;
Le Livre de Poche, 2000)
prix des Raisins de la Commune

Le Dieu devenu homme
(Cherche Midi, 1998)


ROMANS

L'Anus du monde
(Cherche Midi, 1997;
Folio, 1999)

Septuor
(Cherche Midi, 2000)
en commun avec
Claude Pujade-Renaud

L’ultime maîtresse
(Cherche Midi, 2001)

Les Banlieusards ou
Chroniques légendaires
de gens sans importance :

La Garderie
(France Adel, 1977;
Manya, 1991)

Les Morts du lundi
(Gallimard, 1978 ;
Cherche Midi, 1999)

Les Chats parallèles
(Balland, 1981 ;
Cherche Midi, 2000)

Chronique du rien
(Fayard, 1982)

La Légende de Marc et Jeanne
(Fayard, 1984;
Cherche Midi, 2000)
prix Populiste

Le Spectateur
(Fayard-Mazarine, 1985)

Le Gogol
Fayard-Mazarine, 1987 ;
 Cherche Midi, 1998)
 
Les Virginités
(Manya, 1990;
Actes Sud Babel, 2000)
 
Oniriques
(Manya, 1991)

Monsieur et Madame Chaussette
(Julliard, 1995)

 

BIOGRAPHIES
Alexandre Dumas
le Grand
(Julliard, 1993)
grand prix de la
Société des Gens de Lettres
 
Jules Vallès l’Irrégulier
(Cherche Midi, 1999)
 

 

MÉMOIRES
Les Écritures mêlées
(Julliard, 1995)
en commun avec
Claude Pujade-Renaud

 

ROMAN COLLECTIF
L'Affaire Grimaudi
en collaboration avec
Alain Absire,
Jean-Claude Bologne,
Michel Host,
Dominique Noguez,
Claude Pujade-Renaud,
Martin Winckler
(Éditions du Rocher, 1995).

 

Daniel Zimmermann
a aussi publié 
des traités d’arts martiaux,
des ouvrages de pédagogie,
une anthologie sur
« L’humour des cocos »
et de nombreux livres
 pour la jeunesse…