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Marc Roger

Pendant un an, d'octobre 2003 à octobre 2004, Marc Roger, lecteur public, accompagné de sa famille et d'un photographe, s'en est allé sur les chemins d'Oxor, faire le tour de la Méditerranée en livres, à pied et à voix haute.
Pas moins de vingt pays tout autour du bassin.
A son retour, nous lui avons posé quelques questions...


Après avoir fait le tour de France en 2000, vous avez réalisé un tour de la Méditerranée pour lire des textes Sur les chemins d'Oxor. Pourquoi ce nom ?
Afin de faire rêver...
Systématiquement la question m'est posée et j'en suis ravi car c'était là mon souhait : intriguer l'imaginaire et la mémoire de chacun par de vagues réminiscences culturelles d'histoire ou de géographie.
Oxor, en Égypte ? Non, en Égypte c'est Louxor !
Oxor…C'est à voix haute qu'il faut l'écrire, c'est à l'oreille que tout s'explique, en prenant la première syllabe d' Occ' ident suivie de la première syllabe aux lettres d' Or' ient. Oxor ainsi s'impose, se composant phonétiquement de deux syllabes que la lettre x , la lettre des croisements possibles, assemble.

Comment est né ce projet ?
En novembre 2000 à l'occasion du salon du livre « Lire en Français et en Musique » de Beyrouth, l'accueil du public libanais francophone et francophile a dépassé toutes mes attentes. Un public curieux, demandeur, très à l'écoute et d'une générosité à laquelle le public français ne m'avait pas habitué. La logique géographique du bassin méditerranéen a fait le reste.

Comment avez-vous vécu cette année ?
J'ai vécu chaque journée de ce voyage comme un cadeau. Quel privilège de pouvoir réaliser ce qui au départ n'était qu'une idée ! Certes, l'aboutissement du rêve a nécessité trois longues années de préparation (recherches de financements, recherches bibliographiques, mise en place du calendrier des lectures en fonction des déplacements…).

Vous avez eu quelques soucis, par exemple le vol de votre camion avec tous les livres prévus pour les lectures ? Comment alternent les moments d'enthousiasme et de découragement ?
Le vol de notre véhicule de logistique a été un véritable traumatisme. Du jour au lendemain nous nous sommes retrouvés démunis de tout. Vêtements, chaussures, pharmacie… et le pire : notre bibliothèque de voyage. Quelque trois cents ouvrages ! Toute une bibliothèque de travail patiemment constituée au cours de dix années de lectures publiques. J'avais pris la précaution de saisir une partie de mon répertoire sur ordinateur portable, ainsi que de faire de nombreuses photocopies d'extraits choisis avant le départ. Ce qui m'a permis d'assurer sans interruption le programme de lectures initialement prévu en Bosnie. Malgré ces précautions la perte de certains titres reste irréparable (livres ou revues aujourd'hui épuisés, aussi bien dans le domaine jeunesse que dans les collections de littérature adulte). Un an et demi après, grâce aux nombreux sites disponibles sur internet j'en suis encore à reconstituer mon « trésor » de lecteur.
Lors de nos réunions préparatoires, l'éventualité de ce pépin signifiait l'arrêt immédiat du projet. Or, curieusement, dans la seconde qui a suivi la constatation du vol, bien qu'effondré, j'étais plus que jamais déterminé à poursuivre. Il faut dire que sans la pression des rendez-vous lecture, ni le contact quotidien avec le public, je n'aurais jamais pu tenir, et je dois ajouter que nombreux ont été les proches, les amis, à nous manifester leur soutien moral et financier. Je tiens à nouveau à les remercier. Après cette épreuve rien ne pouvait entamer ma volonté d'aller jusqu'au terme de ce voyage.

Comment avez-vous ressenti ce partage avec des lecteurs de différents pays ?
Je mettrais « partage » au pluriel.
En effet, il y a eu le partage du français, langue de l'amour pour beaucoup, de la révolte et de la liberté pour certains, mais aussi de l'oppression et de l'hégémonisme pour d'autres. Et si certains ici en France m'auraient volontiers chargé des oriflammes du   français en terres étrangères, je partais avant tout pour partager ma passion des livres et  des littératures. Or qu'elle n'a pas été ma surprise et aussi mon plaisir de rencontrer, de voir, ces professeurs Croates, Bosniens, Grecs et Turcs enseigner le français de leur plein gré, avec enthousiasme, précision, justesse et érudition. Je pense en priorité à ces peuples.
Les professeurs de langue française dans les pays du monde arabe, à contrario, seraient francophones pour des raisons plus liées à notre histoire commune qu'à un élan naturel et spontané à l'égard de la langue de Molière. Le français, langue imposée de nos pratiques éducatives colonialistes dans les pays du Maghreb, n'a jamais été une langue obligatoire dans les pays des Balkans. La différence d'appréciation est importante à préciser.
Pour ma part n'étant pas polyglotte, je ne puis qu'exprimer ma gratitude à l'égard des uns et des autres. Grâce à leur pratique pertinente de ma langue maternelle, je me suis permis de mettre celle-ci au service du partage qui m'importait le plus dans ce voyage, à savoir le partage des auteurs lus, français, étrangers, du pourtour méditerranéen et d'ailleurs. La liste est longue et très éclectique. On ne remerciera jamais assez les traducteurs grâce auxquels aujourd'hui toutes les littératures peuvent aller et venir d'une langue vers une autre.
Enfin cet autre partage. Quelles que soient nos origines géographiques, culturelles ou sociales, que nous soyons issus de tradition orale ou écrite, nous avons tous pour dénominateur commun cette capacité à nous émerveiller à l'écoute d'un texte lu, en tenant compte bien sûr, des choix de répertoires selon l'âge et les préoccupations de chaque public. Si cette capacité commune à nous émouvoir reste pour moi plus du domaine du ressenti que de l'analyse, il n'en demeure pas moins que ce sont les mêmes histoires qui ont bouleversé ou fait rire des publics aussi différents que les étudiants de littérature comparée de l'université de Beyrouth et les spectateurs de la place Jemaa el Fna de Marrakech, ou encore ceux de l'esplanade de la Défense en région parisienne. Ce partage est essentiel, la magie qui en émane n'est pas prête à se tarir. Le livre oralisé rejoint ici la parole du conteur qui n'en finit pas de réunir nos oreilles autour des grandes questions du monde. Le vrai partage est là !

Ce voyage a-t-il modifié votre façon de lire ?
Je suis incapable de vous le dire.

Ce voyage a-t-il modifié votre regard sur les pays et leurs habitants ?
Je l'espère, tout l'intérêt du voyage est là : modifier le regard. Aussi performants soient-ils, nos moyens d'informations (radios, télévisions, livres, internet, guides touristiques ou autres) ne nous permettent pas de connaître en soi les réalités d'un pays ni celles de ses habitants. Rien ne vaut d'aller sur place avec du temps pour ressentir les choses. Oui, aujourd'hui je me sens plus que jamais imprégné d'une diversité dont il faudrait que je tienne compte dans mon appréhension du monde. Plus éloigné géographiquement se trouve l'autre de moi et plus la vision que j'en ai est étroite, voire faussée. C'est une constatation. L'empathie n'est pas ma qualité première. Les contingences du quotidien et de l'immédiat m'incitent à la peur, à la frilosité. Plus je possède, plus cette peur et cette frilosité s'accroissent. Tous les élans de solidarité et œuvres humanitaires qui font florès aux occasions exceptionnelles ne suffisent pas à me donner bonne conscience. Beaucoup de mes comportements de vie, économiques ou culturels, sont à repenser en profondeur dans le contexte élargi de la société dans laquelle je m'inscris.
D'une manière générale nous sommes riches et vieux, ce n'est pas pour rien que nous employons souvent l'expression : la vieille Europe, c'est à peine une caricature, or les habitants des pays dans lesquels je me suis rendu sont pour la plupart pauvres et jeunes. Le contraste est très marquant lorsqu'on revient en France. Si nous nous refusons au partage, je crains des renversements de situations pour le moins surprenants, proches dans le temps et radicaux dans la manière. Quand en provenance des pays du Maghreb l'on vient seulement de traverser une courte étendue d'eau et que l'on peut voir à la terrasse d'un café du port de Cassis en France, un couple aisé d'une petite cinquantaine tremper un croissant au beurre dans un chocolat chaud pour le donner avec amour à leur teckel chéri assis sur leurs genoux, la scène fait son effet !
En fait, à me relire je m'aperçois que c'est le regard que je porte sur mon propre pays et ses habitants qui change tout à coup. Étonnante et bénéfique mise en perspective…

Comment la littérature s'inscrit-elle dans votre parcours de vie ?
À part marcher, toujours et encore jusqu'à l'épuisement de mon corps sur les routes, je n'ai pas trouvé meilleure façon d'être au monde que de lire encore et toujours jusqu'à l'épuisement de mes yeux sur les livres. L'une et l'autre activité  m'offrent le luxe sinon d'être ailleurs, du moins d'avoir la prétention d'y tendre. Il en va de mon besoin de comprendre en sortant de moi-même pour espérer y revenir grandi de la lumière de certains paysages ou bien de certaines phrases. Je crois à la rencontre sur les chemins et dans les livres. Il faut de la patience…
Un jeune lycéen de Kavala en Grèce m'a demandé : « Que cherchez-vous à prouver ? » J'ai répondu sans hésiter : « Je ne cherche pas à prouver, je cherche à éprouver… » J'ajouterai aujourd'hui, avec le recul que me permet la réflexion écrite : « Que ce soit en marchant ou en lisant, je cherche à éprouver pleinement la relation qui lie l'espace au temps qui marche ».

Comment se conjuguent le bruit des mots et le bruit du monde au fil du voyage ?
À force de lire certains extraits d'auteurs en public, leurs mots font tellement partie de moi-même qu'il n'est pas rare qu'ils resurgissent sans prévenir comme un calque sur ma vie quotidienne au détour d'un dialogue entendu, d'une silhouette d'arbre dans un champ, d'une émotion furtive ou prolongée de douleur ou de joie. Ainsi, me suis-je souvent surpris à me dire pour moi-même : tiens là, je suis au cœur de Giono, ou ici, en train de vivre du Mohammed Dib, là encore me viennent les yeux d'Erri De Luca. Ce sont des impressions fugitives très fortes qui confirment le juste aller-retour entre le monde et soi-même dans cette vaine tentative à le nommer par les milliers de mots qui se disent et s'écrivent. Il n'y a pas loin d'une parenté de métaphore entre nos gènes et nos paroles, courroies de transmission faisant de chacun d'entre nous le seuil de notre descendance sur le chemin qui va grâce aux mémoires qui sont les nôtres.
Par le filtre des mots touchant à la littérature il est parfois plus aisé d'aborder certains sujets que ne pourrait le faire une simple phrase d'usage courant.

Quels sont les textes qui véhiculent le plus d'émotions pour vous ?
Qu'elle soit liée à la mort, à l'exil, à la fin d'un amour, toute séparation me bouleverse par le caractère irrémédiable de son avènement. Certains récits de guerre, je pense à une scène très précise du livre À l'ouest rien de nouveau d'Erich-Maria Remarque, à la terrible nouvelle  Retour à Haïfa de Ghassan Kanafani et à la fin du livre Le non de Klara de Soazig Aaron.
De même pour cette incapacité que nous avons à dire l'amour, le simple et la tendresse dans les échanges de tous les jours, certains personnages de fiction épousent si bien nos infirmités, je citerais  La femmepluie de Chantal Portillo, la fin du monologue de Novecento : pianiste d'Alessandro Baricco. Je pense aussi aux choix qui s'imposent à nous sans occasion de repentir et donc aux textes sachant parler de la difficulté de ces instants où tout bascule en engageant d'un coup notre responsabilité d'être humain.

Comment les avez-vous choisis pour ce voyage et ces lectures ?
Avant d'engager mes pas de lecteur public sur les Chemins d'Oxor, je souhaitais m'imprégner de la littérature de chacun des pays que j'allais traverser. Le pourtour méditerranéen est constitué d'une vingtaine de pays, imaginez la tâche ! Nous avons procédé de manière très empirique, et je dis nous, car durant les trois années qui ont précédé mon départ, avec Hélène Lanscotte et Frédérique Bruyas, lectrices de La Voie des Livres, nous nous sommes retrouvés une fois par mois avec une consigne de lecture bien particulière pour chacune de nos séances de travail. Pays par pays nous devions dénicher le texte dit incontournable qui nous éclairerait sur sa culture, son histoire passée ou sa situation politique actuelle, lectures faites en dehors de toute préoccupation de mise en voix publique, uniquement faites pour notre information personnelle et auxquelles nous ajoutâmes le visionnage de documentaires, films et toutes matières pouvant nourrir non seulement notre imaginaire mais aussi éclairer notre approche des différents peuples et cultures bordant la Méditerranée.
Puis au cœur même des littératures de fiction il nous fallait également trouver le ou les textes à lire en public, en distinguant ceux n'ayant d'intérêt que pour une région ou un pays concerné, de ceux susceptibles d'être lus de manière plus universelle dans l'ensemble des pays visités. Ainsi du texte de Mohamed Choukri Les enfants ne sont pas toujours fous qui par sa force emblématique est devenu l'ambassadeur de ce voyage. Nous l'avons fait imprimer sous forme de petit passeport que nous avons remis à chacun de nos spectateurs durant un an, aussi bien moi-même parti sur les Chemins d'Oxor qu'Hélène et Frédérique restées ici en France. En effet, les habitués de la Librairie Le Merle Moqueur rue de Bagnolet dans le 20ème arrondissement et les lecteurs adhérents d'une dizaine de bibliothèques de la Ville de Paris ont pu suivre cette itinérance littéraire en allant les écouter pays après pays en étroite harmonie temporelle avec mon cheminement géographique. Par mon propre voyage nous voulions à trois voix provoquer de multiples départs. Au public de nous dire si nous avons atteint notre objectif...

Quelle a été votre perception de l'Europe à travers les mots, les textes, les rencontres ?
C'est par le franchissement successif des frontières terrestres m'éloignant un peu plus de la France et de l'Europe à chaque passage me guidant vers l'Orient que j'ai éprouvé physiquement, comme jamais, l'identité européenne. Et une identité moins placée sous le signe des échanges et des accords économiques que sous le signe d'une véritable entité morale (qui concerne les mœurs, les habitudes et surtout les règles de conduites admises et pratiquées dans une société. Le Petit Robert).
Pour moi cette entité morale est faite du respect des droits de l'homme et de la femme dans une pratique au quotidien de la liberté d'expression culturelle, politique, intellectuelle, spirituelle et religieuse. Trop de pays traversés m'ont semblé éloignés de ces principes qui, bien que fondamentaux nous sont devenus très ordinaires ici en Europe. Le reste n'est à mes yeux qu'un blabla politico-financier qui n'intéresse que ceux qui l'orchestrent et le maîtrisent. Dans ce contexte mon avis importe peu…

La littérature et la lecture restent-elles neutres ? Vous avez voyagé dans des pays et des communautés en conflit. Comment intervient la littérature dans ces rencontres ?
Même si je me défends d'être le militant de quelque cause que ce soit, je pense qu'il est difficile d'échapper à l'engagement aussi bien par le choix des textes qu'on lit en public que par le choix des lieux où l'on accepte d'aller lire. Loin de moi l'idée d'une dérobade quelconque mais la complexité de certains conflits méritent de la mesure dans leur appréhension.
Tout d'abord, j'évite de lire dans les lieux où il me semble que ma simple présence de lecteur public risque d'apporter une caution à une idée ou une pensée qui ne m'appartient pas, que je ne partage pas ou bien qui outrepasse mon rôle. Ainsi ai-je refusé de lire un extrait d'évangile sur le parvis d'une église le lundi de Pentecôte à Beyrouth. Or, je me vois très bien lire l'extrait en question dans un contexte de café littéraire. Mon refus n'est donc pas neutre…
La littérature internationale est assez vaste et riche de titres pour qu'un lecteur public puisse trouver son bonheur entre l'extrême de la provocation radicale d'un côté et celui du consensus mou de l'autre. Ainsi, aurais-je aimé lire Retour à Haïfa de Ghassan Kanafani devant un parterre de Palestiniens et d'Israéliens mêlés. Le rendez-vous était possible mais il n'a pu se faire. Lecture à la suite de laquelle j'imaginais si ce n'est un dialogue, du moins un échange. Lire ce texte devant un public uniquement constitué de Palestiniens me semblait trop facile voire démagogue. Le lire devant un public uniquement constitué d'Israéliens me semblait à l'inverse relever de la pure provocation, surtout de ma part, Français, complètement extérieur que je suis au conflit. Pour mieux comprendre, voici dans ses grandes lignes le récit dont je parle :
En 1948, alors que les Anglais, sous la pression des combats menés par les sionistes, lâchent tout de leur protectorat, les habitants palestiniens d'Haïfa quittent la ville en catastrophe. Ils le font par la mer vers laquelle ils sont poussés de force. Une jeune femme, inquiète pour son mari qu'elle ne voit pas revenir alors que les combats font rage, quitte imprudemment son appartement pour voir au bout de la rue ce qu'il en est. Elle est prise dans les flots torrentueux d'une foule qui fuit d'une seule eau vers le port. Elle s'apercevra, mais trop tard, qu'elle a laissé son jeune enfant de six mois, seul dans sa chambre. Elle ne le reverra que vingt années plus tard.
Une semaine après le drame. La porte de l'appartement s'ouvre à nouveau, mais cette fois-ci, sur un jeune couple d'immigrants polonais rescapés de la shoah. L'administrateur chargé de loger les derniers arrivants, leur attribue le logement, à condition qu'ils adoptent le bébé qu'on y a trouvé déshydraté, certes, mais vivant.
Deux familles, deux parcours, brinquebalés par l'histoire. Vingt ans plus tard, à la faveur d'une ouverture du gouvernement israélien, les exilés peuvent revenir. Pour une visite seulement. C'est ce que vont faire les parents du garçon. Moins pour jeter un œil amer sur ce qui fut leur terre, leur village, leur maison, que pour revoir celui qu'ils appellent encore leur fils. La rencontre aura lieu, bouleversante à l'inverse de tout ce que l'on peut imaginer.
« Un être ne se détermine que par la cause à laquelle il adhère ». Ghassan Kanafani

En dehors de cela, je souhaitais lire aussi bien en Israël qu'en Cisjordanie occupée (ce terme est déjà une prise de position…) et je suis ravi d'être allé à la rencontre des deux publics. J'ai lu à Constantinople et à Smyrne selon la toponymie des Grecs qui n'y règnent plus, ce qui revient à dire que j'ai lu à Istanbul et à Izmir selon celle des Turcs qui y vivent actuellement. Voyez où nous en sommes encore à quelques encablures de l'intégration de la Turquie à l'Union Européenne. J'ai lu au Collège des Apôtres de Jounieh en banlieue de Beyrouth comme je l'ai fait au centre d'accueil d'enfants handicapés d'une fondation islamique de cette même ville.
Une fois de plus qu'y a-t-il à prouver ? Rien qui vaille en deçà de notre préoccupation commune à nous émouvoir à l'écoute des mêmes histoires susceptibles de nous faire rire ou pleurer.
L'altération de l'intégrité physique, morale ou spirituelle de tout être humain, conséquente aux violences d'un conflit (destructions, incarcérations, déportations, tortures, viols, exils…) relève partout de la même horreur. Croyez-vous que la littérature puisse ici intervenir ? En témoignant, j'en suis persuadé. De même en osant mettre des situations en correspondance, non pas pour les comparer, ni encore moins les graduer comme certains le souhaitent à l'égard des génocides qui jalonnent l'histoire de notre soi-disant humanité, mais dans la perspective d'un éclairage à inventer entre les différentes géopathographies du monde.
Ressort-il forcément du malheur de deux horreurs qui se font face, livre contre livre, quand elles essayent de s'expliquer pourquoi dans le regard de l'autre ? La littérature peut-elle intervenir comme le reflet de cette mauvaise part en nous, qui, acceptée noir sur blanc nous permettrait d'inverser les contrastes ? Je n'y crois pas une seconde et pourtant secrètement je l'espère. Qu'il serait doux le réconfort de nos histoires minuscules si nous ne savions qu'elles étaient si proches parentes de leur grande sœur qui nous éreinte : l'Histoire !
N'ayons de cesse encore d'écrire…

La traduction était nécessaire dans bien des situations ? Comment cela se passait-il ? Quels rôles positif ou négatif peut jouer la traduction ?
Pour l'avoir déjà subie en tant qu'auditeur de rencontres en salons littéraires, j'ai toujours pesté contre l'absence de fantaisie et de dynamisme qui prévalait dans la pratique de la traduction dite simultanée. Pour faire rapide et caricatural, l'écrivain invité parle cinq minutes dans une langue que je ne comprends pas, cinq longues minutes pendant lesquelles j'ai tout loisir de patienter en regardant le traducteur prendre des notes, car celui-ci devra bientôt me rendre compte des cinq minutes écoulées avec un synthétisme redoutable pour une pensée réduite à trente secondes chrono. Ici, la déperdition du discours est optimale et la régularité de métronome dans l'alternance des deux langues génère très rapidement l'ennui. Le domaine artistique ne bénéficie pas, semble-t-il, des dispositifs d'interprétariat dont jouissent diplomates et politiciens lors de leurs rencontres multilingues. Des interprètes de haut niveau soutenus par des techniciens-son de pointe y produisent une véritable simultanéité, chaque intervenant pouvant s'exprimer de manière fluide dans sa propre langue devant un auditoire de locuteurs de différents idiomes.
Sans ces moyens techniques et humains pour le moins onéreux, comment faire fi de cet obstacle afin de parvenir à la fluidité souhaitée ?
Quand spectateurs ou professeurs francophones ont bien voulu se prêter à ce jeu d'autant plus difficile qu'il fut souvent improvisé, cela se produisait avec des textes simples, écrits au présent, composés de phrases courtes, sujet-verbe-complément. Le tout reposant sur la virtuosité de l'interprète à passer du français à sa langue maternelle, sur mon habileté à mettre celui-ci en scène dans la dramaturgie du texte, lui imposant la musicalité des dialogues, le phrasé, les ruptures, les silences, et le malin plaisir de le faire recommencer s'il n'y parvenait pas du premier coup, par timidité, ou par retenue devant un public plus habitué à le voir jouer un autre rôle. Ce fut le cas pour de nombreux professeurs d'université, docteurs ès littératures comparées, qui se révélèrent de vrais comédiens voire de vrais clowns à la grande surprise de leurs étudiants.
Pour les écritures plus complexes et plus élaborées, le livre en langue originale était bien évidemment nécessaire, accompagné de sa version française ou inversement, lecteur et traducteur ayant chacun le texte dans sa langue respective. Ainsi en Grèce avec Le quart de Nikos Kavadias, en Italie avec L'Odyssée d'Homère, etc… Il m'incombait de séquencer la lecture selon les respirations inhérentes au sens afin que les deux langues se laissent courtoisement la parole, se tuilent l'une à l'autre, s'inversent et parfois se chevauchent selon certains renversements de syntaxe, conférant au pensum dénigré ci-dessus une toute nouvelle vivacité, une connivence de langues très appréciée par le public. Certes la magie n'a pas toujours opéré, il m'est arrivé d'avoir affaire à de véritables boulets auxquels je n'ai pas su donner la légèreté attendue pour un tel exercice. Mais la lecture en traduction simultanée restera pour moi une grande première. Pouvoir ainsi mêler tout au long du voyage ces musiques différentes, quel régal !

Vous avez écrit un texte comme après votre Tour de France à pied où vous aviez lu aussi pendant un an des textes dans différents lieux publics. A quel moment intervient l'écriture ?
À l'occasion du tour de France en livres, à pied et à voix haute, je profitais de mes longues journées de marche pour enregistrer toutes mes impressions sur un dictaphone. Au final, cinquante-deux heures de matériau oral que de retour chez moi il m'a fallu transcrire puis couler dans une syntaxe écrite destinée cette fois au support livre, enfin la travailler, retravailler chapitre après chapitre.
Je m'apprêtais à procéder de même façon pour ce voyage autour de la Méditerranée, je dispose d'ailleurs d'une dizaine de cassettes enregistrées sur les chemins de Provence, de Toscane, de Croatie et de Bosnie, lorsque je me suis aperçu que les courriels adressés à mes proches, mes amis et contacts internautes constituaient un précieux matériau pour rédiger directement sur écran les chroniques que je devais mettre en ligne une ou deux fois par mois. C'est ainsi que je me suis pris au jeu de ces carnets de route rédigés en temps légèrement décalé, sans passer ni par l'enregistrement ni par le manuscrit papier. D'ailleurs je n'imagine plus pouvoir écrire autrement.
À mon retour, chaque chronique a été réécrite, l'adresse à l'internaute gommée, ainsi que les clins d'œil et petites complicités qui nourrissaient la relation à distance, le tout organisé, structuré, corrigé, recorrigé, jusqu'au regard de l'éditeur qui aujourd'hui me dicte ses propres suggestions.

Comment s'imbriquent lectures et écriture ?
L'écriture n'intervient que ponctuellement pour témoigner d'une expérience sous forme de chroniques, d'articles ou d'interviews, en dehors de cela je n'ai aucun projet d'écriture. Avant toute chose je suis lecteur…

Propos recueillis par Brigitte Aubonnet



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"J'ai vécu chaque journée de ce voyage comme un cadeau."



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"On ne remerciera jamais assez les traducteurs grâce auxquels aujourd'hui toutes les littératures peuvent aller et venir d'une langue vers une autre."



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"Le livre oralisé rejoint ici la parole du conteur qui n'en finit pas de réunir nos oreilles autour des grandes questions du monde."




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Parmi les pays traversés :

Italie

Croatie

Bosnie-Herzégovine

Grèce

Turquie

Syrie

Liban

Israel

Cisjordanie

Chypre

Lybie

Tunisie

Maroc





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En 1997,
Marc Roger a réalisé un tour de France à pied qui a donné lieu à un livre publié chez HB éditions.



Voici ce que nous en disions dans le N°21 de la revue :

A pied et à voix haute, voilà un double pari étonnant que celui de Marc Roger, lecteur public : réaliser un tour de France en livres pour lire des nouvelles ou des extraits de textes dans des lieux publics et ensuite nous raconter l’année qu’il a passée sur les routes en 162 pages. Double pari réussi. Marc Roger a commencé son périple le dimanche 12 octobre 1997 en lisant sur le parvis de la B.N.F. Puis les étapes défilent sous nos yeux avec les enthousiasmes et les découragements ainsi que des retours en arrière sur ses premières expériences de lecteur public. Ce voyage préparé pendant des mois réserve des surprises et des rencontres extraordinaires mais l’humour n’est jamais absent quand Marc Roger est découragé. Il repense à Pierre Dac : « Un imbécile qui marche va toujours plus loin qu’un intellectuel assis ! » A-il raison ? Marcher rend-il intelligent ? Abruti de fatigue, peut-on penser autrement qu’une brute ? De très beaux passages d’écriture comme le chapitre Ligne de vie écrit d’un souffle, sans ponctuation ou Lecture nucléaire qui utilise avec ironie les termes du nucléaire. Marc Roger écrit aussi un poème. Un cahier photo témoigne de ces moments chargés de vie. Ce livre est à la fois récit de voyage, récit d’une aventure personnelle et collective, exercice de style, réflexion sur la lecture et l’écriture, sur les lecteurs et les comportements humains ainsi qu’un hommage aux écrivains. On ne s’ennuie pas un instant avec Marc Roger, bipède marcheur et lecteur qui enthousiasme dès qu’on le rencontre et qu’on l’écoute. Le lire est un vrai plaisir.

Marc Roger,
A pied et à voix haute.

Le tour de France en livres d’un lecteur public

HB éditions
162 pages
17 €


On peut obtenir de plus amples informations sur les lectures à voix haute de Marc Roger auprès de l'association
La Voie des Livres
(47, rue Planchat
75020 Paris
01 43 48 79 55)
et sur le site :
www.lavoiedeslivres.com



Pour le tour de la Méditerranée, consulter :
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